Venise, un récit de Jacques Girard…

14 juin 2017

 Venise…

 

 Son prénom était Venise. Comme la grande ville italienne construite sur  cent dix-huit  îles  et  prisée  par les touristes. Ses parents l’avaient  prénommée ainsi à lachat qui louche maykan alain gagnon francophonie suite d’un séjour dans la ville des doges.

Un prénom sur mesure pour cette adolescente farouche, évanescente et conquérante.  Dans notre petit quartier de la fin des années 1950, il en fallait bien peu pour rompre la monotonie. Son arrivée bouleversa notre vie.

Personne ne put ignorer la présence de cette jeune fille, belle, ingénue et surtout très différente des sœurs et des copines du même âge. Elle créa tout un remous. Sa famille emménageait dans  la grande  maison  du docteur, parti pour la ville. Les valises n’étaient pas encore défaites que, déjà, Venise avait conquis le petit quartier qui s’étirait le long du lac Saint-Jean.

Il lui avait suffi, par ce premier dimanche de juillet, de se rendre au magasin, vêtue d’une  robe claire à la merci de ses mouvements en coups de vent, pour semer la commotion derrière les  rideaux.  Ses gestes  étaient étudiés. Si les jeunes filles de son âge (13 ou 14 ans) baissaient les yeux devant un homme ou chassaient la gêne en souriant, Venise, elle, portait les siens bien haut. Ses prunelles perses prirent la couleur du lac.

Elle était la cadette d’une famille de cinq filles. Belles, libres.

Leur grande maison entourée d’une  haute clôture fut assiégée par de nombreux prétendants. Sauf la dernière, elles succombèrent aux charmes d’un garçon de leur âge. Les deux plus vieilles se marièrent à un été d’intervalle.

Venise était plutôt solitaire. Elle incarnait l’amour impossible, l’impossible conquête.  Cette  fille  aux cheveux de jais jouait à être aimée et savait répondre aux désirs sans se compromettre. Notre malheur faisait à la fois notre bonheur. Sa liberté laissait, aux jeunes que  nous  étions, toujours de l’espoir.  Plus avertis,  les adultes  s’imaginaient que c’était tout simplement une petite aguicheuse. À l’école, il  n’y en eut que pour elle. Elle devint la préférée des religieuses qui la trouvaient charmante et serviable. Sur leurs recommandations,  ses parents l’envoyèrent étudier, l’année suivante, dans une école privée. Venise revint au milieu  de l’année ; on ne sut jamais pour quelle raison. L’hiver fut moins long.

Cet été-là, elle se fit bronzer presque nue, enlevant à demi le haut de son maillot de bain. Tout autour de la grande  barricade, des  yeux se  traçaient  un chemin. Certains  allèrent  même sur le lac avec des jumelles. Elle  s’efforçait de se  camoufler derrière une  haie criblée de trous.

Mon  ami,  qui  demeurait voisin, m’offrait les premières loges. Du haut de la fenêtre de sa chambre, on  examinait en  détail ce  corps de  sirène. Elle connaissait  notre présence. Je pense qu’elle  s’amusait de nous voir les mains moites, les yeux multipliés et les paupières folles.

Un jour, la mère de mon ami nous surprit en pleine séance de… Mal nous en prit.

Son jeu commença à lui attirer l’animosité des autres filles et des femmes. Les filles enviaient  et craignaient  cette Lolita. Les dames de la paroisse mirent leur mari et leurs adolescents en garde contre cette jeune sans attaches, trop libre, trop différente et qui, contrairement au reste de sa famille, ne s’était  pas intégrée à la vie du quartier. La suspicion augmenta quand elle abandonna, à trois mois de la fin de l’année,  son cours à l’Institut  familial. Il fallait que quelqu’un aidât sa mère.

Se complaisait-elle  dans l’adolescence ? La ville était petite. On ne permettait pas d’être  trop différent. Venise se trouva, bien malgré elle, isolée, pour ne pas dire ostracisée.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieUn  jour,  elle  disparut. Toutes sortes de  bruits coururent sur  ses  mœurs particulières.  Quelques années plus tard, la transfuge réapparut dans le quartier en compagnie d’une  fille plus jeune, portant toujours un pantalon. Elles  fumaient  et sortaient la nuit. Toutes deux déambulaient en riant, indifférentes aux autres. Elles se promenaient avec des éclairs de dédain dans les yeux, s’assoyaient  au bout du quai de la propriété familiale et buvaient de la bière à même la bouteille.

Venise s’affichait.

Je fus déçu, préférant garder le souvenir de la jeune fille qui avait soulevé une vague sur notre quartier, quelques années plus tôt. Je fus soulagé quand, après quelques jours, le couple repartit.

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Le signe : Une nouvelle de Jacques Girard…

27 janvier 2017

Le signe

Au village, la journée s’ébroue au restaurant chez Roger. Les premiers clients pointent à six heures tapant, en même temps que la belle Thérèse, la fille du matin. On n’hésite pas à lui donner un coup de main pour accélérer le service. Roger, le proprio, arrive trente minutes après la première cafetière de Maxwell House, le sourire dans sa sacoche.

Jusqu’à neuf heures, la place fourmille. Thérèse voltige, papillonne. À chaque lever de soleil: même ballet, même menu, même regard. Mêmes calembours des habitués. Si un manque à l’appel, on s’inquiète, comme à l’école blanche du rang.

Roger encaisse en souriant. Pendant ce temps, les quatre exemplaires du journal Le Quotidien perdent de l’encre, au fur et à mesure qu’ils changent de main. Le circuit du journal est imprimé dans les habitudes. Et ce n’est pas demain que ça changera, foi de Thérèse et de Roger !

Bertrand, lui, colporte les résultats des matchs de baseball. Rita, elle, défile les films à l’horaire-télé. Jules, quant à lui, raffole des faits divers morbides. Belle, recluse, garde la gazette plus longtemps. On a l’habitude de cette coiffeuse branchée sur la carte du ciel. Blonde capiteuse,
célibataire heureuse, elle ne met pas un cheveu devant l’autre sans consulter les astres ! Avec le temps, l’astrologue de platine connaît le zodiaque des abonnés matinaux.

— Aie ! Belle ! interpelle Joseph, un routier beau garçon, dis-moi à matin si je serai chanceux en amour aujourd’hui.
— Gémeau, tranquille en amour, plus chanceux dans l’argent, répond Belle en gratifiant le célibataire d’un clin d’œil.

Belle porte à merveille son adjectif. Ça lui fait un beau nom. Et une belle jambe. Mais un contresens. Sa voix tonne … C’est le haut-parleur des lieux. Acouphène ou surdité industrielle ? Le bruit des séchoirs s’est niché au-delà des tympans.

Belle aime la vie et les hommes, retirée dans sa loge.

Elle trône sur le resto.

— Albert ! je te parle ! Une belle journée pour l’amour ? Ton horoscope est bon ! Fuck l’argent…

Le petit homme travaille à l’épicerie. Surpris, il accueille la nouvelle en souriant.

— Merci Belle !

— Ça, c’est gratis, mon beau … Aïe ! Marguerite ! prépare-toi à soir. Je vois ton beau Serge dans ton horoscope.

Un amant fougueux, qu’on dit. Sa Marguerite gère les avoirs de la Caisse populaire.

— Tu le diras au beau Serge, répond-elle sans coup férir.

Cette éventualité contrarie la Marguerite. Serge vient toujours plus tard.

Les horoscopes s’envolent. Les clients quittent le resto imprégnés des odeurs de toasts brûlés, de petites patates rissolées et de la pipe de Roger. Encore une fois, avec leur avenir en prime, ils sortent gavés de nouvelles du petit et du grand monde.

Une journée qui se dessine, se destine bien, dirait Belle.

Arrive un étranger. Il séjourne dans la place depuis une quinzaine. On sait qu’il travaille à l’usine d’épuration. Bel homme, cet ingénieur montréalais. Et d’adon comme on dit dans le bled. Quel art du compliment ! La belle Thérèse n’en revient pas.

Un café l’attend (lui aussi) où il s’assied, depuis ces quelques élans, près du kiosque à journaux. Tiens ! On l’appelle Marc. Déjà de la famille ! Lui ne demande que ça. Ce fils unique n’a pas été habitué aux repas communautaires. C’est un baume sur cette vie entre deux valises.

Ce matin-là, Belle lui demande son signe.
— Cancer, dit Marc de sa voix mielleuse.

— Heureux en amour, prédit la belle astrologue de papier.

Marc remercie et quitte la place. À midi, l’ingénieur vérifie son horoscope dans un TV-Hebdo oublié par le gardien du chantier. Le soir, l’ingénieur fonce au chalet de Belle, humble logis à l’écart. Comme il l’a vue, elle, à l’écart au resto de Roger.

On tambourine à la porte.
— Je t’attendais, mon beau …

Notice :

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits réflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres,  Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Raskolnikov… une nouvelle de Jacques Girard

16 janvier 2017

Ras

 

«Ras, t’es demandé au téléphone», dit le barman.  L’individu n’eut aucune réaction. Il continua de gesticuler de plus belle. Seul à sa table, Ras se trouvait dans une sorte de délire provoqué par l’absorption incontrôlée de houblon.

Le garçon de table dut élever la voix avant qu’il ne comprenne. Ras parut sortir d’un voyage astral. Péniblement, l’homme se leva et fit quelques pas en direction du bar. Tout à coup, il rebroussa chemin, revint à sa table et but une grande gorgée à même la bouteille. Les yeux écarquillés, le tour de la bouche tout ruisselant, l’homme retourna vers la cabine téléphonique.

Devant le bar, Ras s’arrêta net. Si brusquement qu’il faillit tomber. Encore tout chancelant, Ras pointa vers le barman un doigt aussi incertain.

«C’est pas Ras que je m’appelle, c’est Raskolnikov. C’est trop difficile à prononcer pour toi, je pense ben, dit le soûlard. C’est Ras-kol-ni-kov, c’est pas si dur que ça à dire», ajouta-t-il, en prenant bien soin de  prononcer en quatre syllabes distinctes ce nom inusité. «On sait ben, vous ne connaissez pas Raskolnikov.  Personne icitte n’a lu Crime et Châtiment. Vous ne savez pas qui est Dostoïevski ? Continuez de lire des comics, bande d’ignorants», poursuivit-il, se retournant vers la poignée de clients. Aucun ne daigna lever la tête.

« Je pense que c’est ton Dos, je ne sais pas trop », rétorqua avec tac le serveur, un homme d’expérience dans l’hôtellerie, le doyen de Roberval, titre qu’il revendiquait avec fierté.

René en avait vu des clients éméchés qui en voulaient à tout le monde. l’en savais quelque chose.

Alors que j’étais étudiant à la recherche d’un travail, il me donna une chance en m’embauchant comme laveur de verres. Sous sa tutelle, je devins garçon de table. Cet emploi m’avait permis de défrayer une partie de mes études. Je lui témoignai ma gratitude en allant aussi souvent que possible prendre une bière en sa compagnie. Son statut particulier lui octroyait bien des aises dont celle de se rincer le gosier avec certains clients. Ma dernière visite remontait à quelques semaines.

Cet après-midi-là, ma présence avait un autre but. Comme je le remplaçais pendant les deux semaines suivantes, il était normal que je me familiarise avec les airs de la place.  Prix en vigueur, inventaire, ménage, horaire de travail, le crédit, tout y passa.

« S’il y a quelque chose que tu sais pas, tu le demandes à un client régulier, ils savent tout », concluait René en prenant une petite gorgée d’une
bière chaude.

Les piliers de la place, je les avais sous les yeux. À l’exception du fameux Ras, je les connaissais tous. Plus je regardais la figure du personnage de roman, qui se trouvait présentement dans la cabine téléphonique, plus ce faciès abîmé m’intriguait.

« J’ai vu ce gars-là quelque part, balbutiai-je à René. C’est pas possible! Mais où ai-je pu entrevoir cette face-là ? Vraiment, je suis en panne. »

Raskolnikov

Ras se nommait Raymond Lalancette et était né à Roberval sur la rue Ménard. À quinze ans, il s’était expatrié en ville. Selon les dires de René, Raymond bourlingua et fit cent métiers, connut des moments pénibles avant de dénicher un emploi dans une entreprise spécialisée en construction domiciliaire. Ras avait travaillé sur les plus gros chantiers et était finalement devenu contremaître. Victime d’une scoliose, il se trouvait en convalescence et en avait profité pour revenir dans son patelin. Sa mère y vivait encore. Depuis son retour, qui remontait à six ou sept mois, Ras avait élu domicile à la taverne de l’hôtel Windsor. On l’y voyait presque à tous les jours.  Ses beaux discours tinrent le haut du pavé aussi longtemps que ses ressources permirent de payer des «traites». Maintenant, il délirait, toujours seul, toujours à la même table, essayant à l’occasion de soutirer une bière à une vieille connaissance. On l’avait surnommé Ras parce qu’il parlait toujours de Raskolnikov.

Avec le temps, sa réputation s’était étiolée. À jeun, c’était un client poli et plutôt réservé. Mais la boisson le métamorphosait en docteur Jekyll. On trouvait son comportement plutôt singulier et on doutait de la véracité de son histoire.  Ras se prenait pour un autre. Il se disait le seul à
avoir lu des grands auteurs, à parler couramment  l’anglais et à avoir voyagé dans tout le Canada et même aux États-Unis. « Vous sortirez jamais de ce trou, vous allez crever icitte ; moi, je vais repartir, voir le monde. » René  connaissait ses tirades par cœur.  À ses crises, succédaient de longs silences suivis de profonds repentirs. René le trouvait bizarre. On ne savait jamais qui il était. De plus, ce Raskolnikov-là jouissait des atouts d’un Don Juan. Ses services d’amant étaient, avançait-il, on ne peut plus recherchés.

« Il n’est pas comme nous autres », disait René.

Pendant ce temps, Ras se trouvait dans la cabine téléphonique dont la porte était ouverte. Le combiné reposait entre son épaule légèrement suspendue et sa joue mal rasée. Il était là, immobile. Et cela durait depuis un certain temps. Ras sortit inopinément de son demi-coma et débita son boniment. Il fut question de sa vie, de sa liberté, du salut et de l’incompréhension de son entourage, puis il raccrocha brutalement.

— Fuck, ajouta-t-il en sortant de la cabine. Ras se mit à crier à tue-tête.

— Eh! Ras, tu baisses d’un ton ou je te fous dehors, l’enjoignit le maître des lieux. Aussitôt dit, aussitôt fait. Son obéissance me surprit.

En titubant, l’homme aux cheveux blonds, de taille moyenne, aux yeux étrangement bleus, avec de beaux traits, retourna à sa table. Quinze minutes plus tard, il s’endormit. Quand je quittai les lieux, le phénomène ronflait d’un sommeil agité.

Le lundi suivant, j’étais au poste quand, au beau milieu de l’avant-midi, arriva Ras. Son allure était toujours au beau fixe. II portait les mêmes vêtements et avait sans doute déjà bu. Ses yeux étaient bouffis et son haleine repoussante.

— Bonjour monsieur !

— C’est qui toi ? me répondit-il sèchement.

— Le remplaçant à René.

— T’as un nom ?

— Appelez-moi Raz avec un Z, dis-je.

— Comment Raz avec un Z ? C’est pas un nom ça !

— Raz pour Razoumikhine, vous le connaissez ?

— Oui, euh…

— C’est le grand ami de Raskolnikov dans Crime et Châtiment. J’ai lu Dostoïevski. J’ai lu Le Joueur, L’Idiot, Les Possédés, Les Frères Karamazov ; oui, j’ai lu tout Dostoïevski. En passant, quand je vais à Montréal, je rends visite à mon ami, Réal Bernard, à la Maison du Père, un lieu pour les sans-abri. Vous connaissez, je crois?

Je le regardai dans les yeux. Son visage se vida de son sang. Il fut incapable de répondre. À ce moment-là, je crus reconnaître en lui Raskolnikov au plus profond de sa déchéance. Le désespoir ravageait son visage. Je n’eus pas le courage de poursuivre …

« Une bière, monsieur Lalancette ? »

Notice

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits réflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes et bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres : Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Une nouvelle de Jacques Girard…

2 janvier 2017

La parole étouffée

La maison se cloître en fin de semaine, car le père est là.

Sylvie Marcoux et Jacques Girard au Salon du Livre

Lorsque je viens chercher mon ami, Luc, mes pas collent au seuil de la porte. J’étouffe les mots économisés de peur de déranger son père.

La douzaine de sœurs et frères disparaissent. Seule la mère demeure visible. En douceur, elle assure la liaison entre la présence et les absents.

Les filles se terrent dans leur chambre et lisent des yeux, se verrouillant les lèvres. Les plus jeunes des garçons les imitent ; les plus âgés s’inventent des sorties. Les emmurés sortent brièvement au moment des repas en famille. Une obligation comme la messe du dimanche.

La maison se tait et bat d’un cœur dur, impitoyable, sans concession ; un cœur pétri par l’intransigeance qui refuse l’évolution du monde et les changements engendrés par la Révolution tranquille.

L’homme déteste la musique. Le cinéma tue les yeux et sème la fausse vie. On perd du temps devant les nouveaux appareils de télévision.

L’homme ne vit que pour son travail en forêt, le seul endroit où un être humain peut s’épanouir. Le grand livre de la nature.

« Hors de la forêt point de salut », psalmodie avec ironie le fils aîné qui travaille dans un bureau. Depuis ce jour, le père a fait un trait sur ce fils indigne qui, de surcroît, se réfugie dans les livres et écrit des poèmes dans le journal local. Quelle colère de la part du maître des murs silencieux !

Ce fils exaucera ses vœux en partant avec un professeur de passage.

Deux fils travaillent dans les chantiers. Sans cet amour, sans cette passion qui dévore l’homme des arbres couchés. Sa considération équivaut à leur engouement. Le chef mesureur les traite comme des étrangers, pis que des inconnus, prétextant l’obligation d’ignorer les liens du sang. Son cœur est pourri comme les arbres que le comptable rejette la mort dans l’âme, telle une partie de son être.

La santé fragile du quatrième lui interdit le travail dans les exploitations forestières. Il n’a rien de lui. Le blâme tombe sur sa conjointe. Mon ami Luc, lui, refuse. Le réfractaire le défie ouvertement :

— Fuck le bois pourri,

— Fuck le bois couché,

— Fuck le bois en planches,

— Fuck le bois en madriers,

— Fuck le triste bois,

— Fuck le bois triste.

Le poème de sa révolte, il le crie sur la grand-rue à chaque arbre rencontré …

— Restez debout les arbres.

Est-ce une révolte passagère d’adolescent? Le père le croit. À tort.

Mon ami se confie et parle de ses projets, de sa vie.

Qu’il aimerait avoir un père comme le mien !

Qu’il aimerait chanter, écrire, vivre, tuer le silence, libérer les mots qui l’étouffent, qui le cloîtrent. Je l’écoute.

Ses yeux ressemblent à des caméras de télévision.

Deux grosses coupoles entendent des sons étrangers, un harmonica filtre les mots. Il n’est pas d’ici : il est d’ailleurs, Nelligan, Rimbaud, Baudelaire communiquent avec lui ; il fouille les mots, forge des images, bombarde Roberval d’incantations nocturnes. Ses amis s’appellent Ferré, Brel, Brassens et moi, silencieux.

Le poète se soûle, se grise et chante sa vie dans les tavernes et les bistrots.

Ses rares amis l’encouragent. Quitte à s’expatrier puisque c’est impossible de faire ce qu’il aime dans ce bled,
comme il dit.

L’ami nous fuit, le fils fuit la mère inquiète ; l’adolescent fuit la maison où est le père. Le père, c’est « lui ». Il ne dit jamais son père ou le père. C’est « lui », « lui », les dents serrées.

Le fuyard couche où il peut. Cette fuite dure toute la fin de semaine. Le révolté fuit le cloître.

Alors, la maison se mure. La mère barre le piano. Elle cache le tourne-disque. La télévision refroidit. Muette la radio.

Les chambres des enfants au premier étage se barricadent. On sort peu, sinon sur la pointe des pieds. On emprunte la porte d’en avant, évitant le père qui trône dans la cuisine, assis sur sa chaise branlante.

À la table, le père est servi le premier, puis les enfants qui passent rapidement. La mère dépose dans les fragiles assiettes des portions réduites. La mère se sert en dernier. La parole s’enlise dans le silence. La tablée évite le regard courroucé du maître de la maison silencieuse. Les enfants n’ont pas faim. Ils répondent aux questions du père brièvement, en hésitant, mal à l’aise. On préfère la faim à sa présence dévorante.

Le plancher cesse de craquer. Les usagers évitent les endroits où l’on sait que les planches grincent, se plaignent ou chantent.

Les parents s’abstiennent de venir. Les amis le savent.

On frappe à la porte pour des raisons majeures. La mortalité par exemple.

À Noël et au jour de l’An, la maison fête en silence, dans la crainte du père qui, pourtant, a déjà sorti et bu. Le père a épuré cette partie de sa vie. Classé cet épisode que l’on appelle la jeunesse. Classé et chassé dans la catégorie des mauvais moments.

Enterré. Comme le tyran enterre les siens. Comme le mari enterre sa femme. L’homme est grand, mince, sec ; ses traits sont aiguisés comme des pointes de flèche. Des yeux de braise…

Le patron donne des ordres et ne tolère pas la réplique. On le craint dans les chantiers.

Chez lui, même style. Le despote se rive à sa chaise, se berce et fume une pipe. Une sorte de torpeur hypnotique l’enveloppe. Endormi, prostré. Je l’avais vu une fois dans cet
état. Je le pensais mort …

Ce que souhaite mon ami. Il lui a déclaré la guerre. Le poète revient au bercail le dimanche. Avec prudence, le fuyard attend une heure. Alors, la maison s’ouvre. La maison s’ouvre à ses enfants. C’est le retour. La musique crie, les vers craquent le plancher. On entre, et les sons sortent. Les fils reviennent, les filles se libèrent de leur geôle. La table s’agrandit et la parole sort de son étouffement.

La maison enfante la mère.

Notice

Jacques Girard est né à Roberval.  Écrivain, journaliste, enseignant, il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits réflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes et bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres : Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Un récit de Jacques Girard…

29 septembre 2016

Le cimetière qui se meurt

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

L’été s’ébroue.  Les champs fument le matin, et les cultivateurs plantent leur pelle dans la terre dégourdie.  Le marchand de monuments fait alors le tour des villages qui cernent la ville où son cimetière public embrasse le trottoir.

Le commerçant livre les épitaphes des disparus au temps du froid.

Les campagnards connaissent son vieux camion rouge défraîchi.  Les hommes de la terre réparent les clôtures abîmées par la neige et le gel qui éjecte les poteaux hors de leur trou.  Le passage de ce matin éveille des souvenirs et creuse des plaies dans ces villages familiaux.  Les terriens inclinent la tête comme pour conjurer le mauvais sort.

Dans la boîte s’entassent les pierres tombales de leur chair.  Tout l’hiver, le fabricant d’épitaphes a travaillé dans son petit atelier.  Ses grosses mains ont gravé les noms et les dates dans la pierre de granit.  Des chiffres définitifs.

Au cimetière, le marchand remet les pierres tombales aux parents.  Le contrat de vente comprend l’installation.  Son fils et moi, nous l’accompagnons.  Je remplace Robert qui ne pouvait pas venir.  De la mortalité… dans sa famille.

Nous prenons place dans la boîte, assis sur les stèles.

Le camion rote et aboie dans les côtes qui conduisent à Saint-François.  Le moteur rend presque l’âme.  La vieille guimbarde avance péniblement et le conducteur pousse sur le volant.  Son visage rougit et une fumée bleue s’échappe dessous la boîte.  Le tuyau d’échappement fuit.  Elle s’infiltre entre les planches lâches et baigne la charge.  Comme dans un film d’horreur avec Boris Karloff.  Nous toussons, et avec des vieux bouts de linge, des « guenilles » dirait ma mère, nous chassons les rejets du moteur fatigué.

Quel spectacle !  Les automobilistes ferment les vitres.  Les campagnards lèvent les bras vers le ciel.  Est-ce du dépit ?  On ne sait pas trop.  En profitent-ils pour exorciser ce que représente le marchand de pierres tombales ?  Fort possible.  La religion de la terre.

Le marchand n’a pas leur sympathie.  C’est un homme dur, avare, qui exploite la dernière fatalité en usurier.  Il traite la mort sans compassion.  Comme son père.  Est-ce que son fils se conduira comme lui ?  Pour le moment, il s’amuse avec moi dans ce cimetière qui semble à son dernier soupir, à son ultime souffle.

Nous sommes trois jeunes.  Le troisième est décédé.  Nous regardons son épitaphe.  Nos yeux déchiffrent son nom et les dates de sa naissance et de sa mort.  Douze ans, comme nous.  Un taureau l’a écorné, piétiné, secoué comme un sac de paille.  Claude connaît l’histoire.  De la bouche de son père.

Le cœur me lève.  Pourtant la fumée s’est dissipée durant cette descente.  La mort n’a pas d’âge.  Les autres étaient âgés et certains très vieux.  Plusieurs pierres sont visibles et on lit les noms.  On s’interroge, on parle de la mort.  La mort, c’est la fin de la vie.  Pourquoi mourir à douze ans ?  Mourir avec des cheveux blancs, sans dents, nous semble normal.  La mort de ce jeune nous secoue, nous intrigue.  Comment ?  Pourquoi ?  Pourquoi lui ?

Ma main se pose sur son prénom.  Mes doigts s’immobilisent sur les années.  Incapables d’aller plus loin.  Paralysés.  Les épitaphes sont retenues par des sangles sales et l’une d’elles cache une partie de son nom.  On ne peut pas la lever de peur que le chargement se déplace et nous écrase.

Cette découverte me bouleverse.  Mon compagnon s’en aperçoit.  Lui semble immunisé contre le grand départ.  Est-ce de famille ?  Mon ami demeure de marbre, de glace.  Imperturbable comme la pierre.  Moi, je tremble, tressaille ; mon corps se secoue au même rythme que le camion.

Tout à coup, la carcasse du véhicule s’ébroue et s’écarte sur l’accotement.  Le moteur chauffe.  Le marchand peste, et on saute par terre.  Le père de Claude saisit le bidon d’eau attaché sur le côté d’une ridelle.  Il ouvre le capot et attend que le radiateur refroidisse avant de tourner le bouchon.  Son visage sue, et la colère rougit sa peau gercée.

Nous, on marche sur le bord de la route.  On ramasse des roches.

─ Va me chercher la paire de gants, crie le marchand à son fils.

Claude se dépêche, le regard bas.

Son père les enfile et enlève le bouchon.

Qu’est-ce qui va surgir de cette pièce de métal en ébullition ?  Une vapeur d’eau, comme quand la terre se réveille ?

Nous fuyons.  Le conducteur maugrée.  On regagne notre place avec des poignées de roches dans les mains.  Des petits cailloux.

Nous attendons en silence.  Le camion redémarre, traîne, puis reprend de la vitesse.  Le conducteur surveille l’aiguille de la température du moteur.  Son index pianote sur le tableau de bord.  L’aiguille revient dans la zone normale.

Je regarde cette scène dans les yeux explicatifs de mon compagnon.  Nous, on n’a pas d’auto.  Mon père voyage en bicycle ballon.

Le marchand s’allume une cigarette et tire à un point tel que la cabine s’enfume.

─ C’est correct, conclut alors Claude qui regagne son banc de granit.  Je l’imite.  Nos roches sont humides.

Alors nous jouons aux roches cachées.  On devine le nombre de zéro à cinq.  Le chargement a été partagé en deux, lui à droite, moi à gauche.  Approximativement douze pierres chacun.  On jouera dix coups.  Le plus près l’emporte.

Le gagnant fixe le nombre d’épitaphes en jeu.  Mon ami écrit les résultats sur un bout de papier avec un crayon de la longueur d’un mégot.  Qu’il tient au coin de ses lèvres.

La chance lui sourit.  Six épitaphes en deux mains.  Je n’ose pas miser trop haut.

─ T’as peur, me défie-t-il en riant.  On joue pour le « fun ».

Je gagne deux coups.  Cinq pierres passent dans mon cimetière.

Claude recouvre la main, décidé à reprendre le contrôle de la partie.  Perdre l’horripile.

On se meuble une banque de stèles.

Avec regret, la pierre du jeune garçon passe dans son lot.

J’écris cette histoire vivante et pense au roman Les Âmes mortes de Gogol.

─ Je te joue ton restant de cimetière, annonce le gagnant.

La partie prend fin lorsque je n’ai plus rien à perdre.  Plus de cimetière.  Le fils du fabricant jubile, comme son père quand la radio annonce les avis de décès.  Lorsque le glas sonne.

Le visage de mes parents s’étire alors.  Celui du marchand de monuments s’éclaire d’un étrange sourire de complicité avec la loi humaine de la vie et de la mort.

Le commerçant dresse ses comptes.  La mort, c’est de l’argent, de la vie.  On connaît ses expressions.

─ Tant de décès ce mois-icitte, pas beaucoup de défunts, un mois de misère, un mois pauvre en morts, ça ne meurt plus…

Vive le mois des morts.

Les murs de papier de la maison renvoient ses bilans.  Sa famille applaudit, maugrée, grogne, tout dépendant de la volonté divine.

Nous, on se tait.  Je trouve ça bizarre.  Je suis jeune et je ne comprends pas tout.

Mais, lorsque le mois souffre « d’un manque de morts », selon son expression, le marchand se venge sur son entourage.  Il bougonne, grogne, marmonne.  Sa famille, les locataires, les voisins, personne n’est épargné.

Il grogne comme en ce moment.  Le vieux bolide menace de s’évanouir, se lamente dans la côte qui n’en finit plus pour accéder à Saint-François-de-Sales.

─ On va en débarquer plusieurs icitte ; le camion va être moins chargé après, m’explique Claude.

Nous voici au cimetière.  Une femme fonce sur le camion dont les freins obéissent avec peine, avec bruit.

En larmes.  Le corps disloqué.  Allons-nous la percuter ?  Son mari l’empoigne à la dernière seconde.

─ Mon petit, crie-t-elle, mon petit Pierrot !

Notice biographique de Jacques Girard

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecJacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecVirginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.  Elle est aussi chroniqueuse régulière au Chat Qui Louche.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage, son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.


Le portier de la nuit… un récit de Jacques Girard….

1 juillet 2016

Le portier de  la nuit

Je pénètre dans la nuit. Le portier s’appelle Rilke. Prénom  inusité sur lequel butent les clients. Plus facile de l’appeler le « portier ». Ses yeux étrangement clairs chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québeccoupent les ténèbres, comme un faisceau au laser.

Étrange portier à l’allure frêle. Quel contraste avec son prédécesseur qui obstruait la porte exiguë ! Et quelle pâleur ! Il fuit la lumière du jour.

« J’ai  un intérieur que j’ignorais. »  Voilà le mot de passe pour  franchir le seuil  de ce bar où se réfugient les noctambules après le last calls  dans les hôtels de Roberval. C’est le Bar de la Traversée de la nuit. L’obscurité s’étire. On vit en  sursis.  Sursis  de  la mémoire.  Mon auto  repose  à l’ombre du clocher de l’église. Dans le parc en  face,  une grosse  Amérindienne et  un Blanc à la bouche  vide se  roulent derrière  la haie de  cèdres qui entoure  le monument  des saints martyrs canadiens. Saint Jean de Brébeuf bénit leur union ardue, agitée dans cette nuit fiévreuse de juillet.

Un autre Amérindien cuve son  vin près de la galerie.  On  vit à tâtons  à l’intérieur. On vit l’un sur l’autre, dans  un accord fragile qu’entretient avec calme le portier. Cet employé intervient lorsque les gestes saccadés du jour reviennent en surface. Le veilleur, drapé d’un complet  noir, est vif. Il serpente  entre les tables. Quand la parole quitte le registre de  la nuit,  s’égare au  soleil,  s’enferme dans  le bureau, retrouve la cuisine, le portier arrive. Il convertit les mouvements de frustration, ouvre les poings fermés, change de direction les doigts pointés, détend les mâchoires crispées et occulte le sang des yeux colériques.

Dans  ce minuscule royaume, Blancs et Amérindiens cohabitent.  Dans les veines du gardien coule le sang de la nuit et des étoiles. Il efface de la main le passé, s’empare d’un mot et relance le bavardage. Le vigile parle de tout en général, avec art, sans parti pris. Il marie une Ford et une Pontiac, disserte sur  les  faiblesses de  Chrétien et  de Bouchard, et réconcilie les amours. Son aura assure  le sommeil des hommes ballonnés par la bière. Il lui suffit de passer pour calmer l’angoissé qui lutte contre les démons du quotidien, pour soulager l’éplorée dont le corps souffre de la blancheur de l’abandon. La sentinelle écroue ses clients dans la nuit, cette période de grandes douleurs salvatrices.

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Rilke

Rilke clame la nuit comme le poète dont  il  emprunte l’identité. N’est-il pas l’auteur du livre culte Les Cahiers  de Malte Laurids Brigge ? Est-ce un vulgaire usurpateur ce Rilke qui vante les vertus du vampirisme, de l’espace qui rétrécit, du safari intellectuel dans le désert  du temps ?  Je  le cerne dans son  retranchement.  Laisse au vestiaire du jour ce qui est au jour. Voilà Rilke en action. Sa  main délicate saisit le mot menaçant, avec une douceur rapide, avant qu’il n’atteigne les miroirs qui bornent le bistrot. Rilke règne dans ce Palais des glaces qui allongent les ténèbres.

Le portier crée un univers factice. Moi, je l’appelle Rilke et Rilke l’accepte. Je suis aussi portier.  À l’Hôtel Lasalle. Nous sommes de la même constellation hôtelière. L’homme refuse mon pourboire.

— Bienvenue chez toi, qu’il me dit avec révérence. Je te donne ma nuit.

Bref, Rilke intrigue. J’en sais peu sur lui. Tout ce que l’on dit, c’est qu’il est arrivé par une nuit troublée. Le portier était ivre, le patron était débordé et l’étranger lui a donné un coup de main.

— T’as déjà  travaillé dans  un  hôtel,  toi ?  lui a dit le patron de sa voix de centaure.

— Oui, si l’on veut.

Portier depuis. Très discret sur son  passé. Il  a donné comme  nom  Rilke Bélanger.  Il préfère  qu’on  l’appelle  le « portier » parce que  c’est moins embêtant.  Son  père  lui a donné ce prénom rarissime par amour pour le poète Rainer Maria Rilke. Mon fils s’appelle Maxime par sympathie pour Gorki. Quelles manières d’enseignant ! Comme moi. Il a souri lorsque je lui ai parlé de cette affinité.

Le portier voyage, mais il s’arrête au besoin. Il  dit que l’air du lac lui a refait une santé et… un porte-monnaie. Ce n’est pas mauvais le gîte et le couvert, en plus des gages.

Le portier se cache du soleil. Il souffre d’une maladie de la peau, à ce qu’il dit. Vous devriez lui voir les canines ! Une grande mèche de cheveux cache une plaque blanchâtre sur le front.  On  en  retrouve  d’autres sous  des  manchettes amples. Le géographe  de la nuit arpente  la grand-rue le matin, avant l’aurore. Il emprunte la rue du centre-ville, là où se dressent trois pierres tombales qui annoncent les produits d’un fabricant de monuments.  Ce cimetière publicitaire lui rappelle son enfance.

— Lorsque j’étais gamin, la fenêtre de  ma chambre s’ouvrait sur ces trois pierres, je lui confesse.

— Nous sommes frères de la Lune.

Nous sommes des frères. On a des affinités. Mais le portier met le jour entre nous et je le comprends. Je ne tiens pas à dépasser cette limite. Notre zone, c’est la nuit. chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecSon regard couvre le petit bar où s’entassent les piliers de la nuit. Le portier crée l’ombre pour les couples. Je l’écoute.

À ce  couple  aux  amours douloureuses, une  nuit Rimbaud-Verlaine. Le vieux, qui porte sans se lasser un chapeau et  mastique une  cigarette, s’appelle Prévert.  Apollinaire, c’est le patron.

Je lui présente mon ami. En plus d’être journaliste, il a publié Ma Nuit.

— Ton ami, c’est Antoine Blondin ?

— Excellent parallèle !

Cette Amérindienne belle à croquer dans sa vulgarité, teint cuivré, se transmue en Jeanne  Duval.

— Baudelaire en  serait  fou,  prétend  cet huissier  des lettres.

Lui opte plutôt pour une espèce de George Sand qui mène les hommes selon ses désirs. Il n’entend  pas souffrir comme Musset. Lamartine,  Vigny,  Michaud, Artaud. Nelligan, Miron et Apollinaire qui meublent son imaginaire. Brassens gratte sa guitare.

Le veilleur ouvre les nuits aux grands des mots.

« Toujours être  ivre ! De quoi ? De  vin, de  poésie,  de vertu ? Qu’importe. Pour échapper au lourd fardeau du temps qui vous accable, enivrez-vous », écrivait Baudelaire.

Le geôlier  parle des serrures  éphémères de l’amitié.

Mais sa Jeanne  ne m’intéresse pas. On s’enfonce dans les mots. On plaisante avec les voyelles sur le tableau noir.

Lorsque je quitte la nuit, l’horizon à  nouveau exhume de la terre. L’Amérindien ressuscite. Dans le parc, un vieil homme caresse les capucines de ses doigts rêches. Il déambule entre les plates-bandes, dessinant un demi-cercle imaginaire avec sa canne blanche.  Un chauffeur  l’attend  dans  une  vieille Buick indigo. Je reconnais un ancien maire de Roberval, qui rayonna sur toute la région. Un visionnaire. Les yeux me piquent.

Notice biographique

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecJacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres,Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Un récit de Jacques Girard…

2 juin 2016

La vieille Indienne

À Pierre Gill

La Montagnaise, par Virginie Tanguay

Plusieurs la croyaient morte depuis des lunes, la vieille Wednesday.

On ne l’avait pas vue souvent sur la réserve.

Jusqu’à la mort subite de son mari, le couple vivait en forêt de la trappe.  Il se nourrissait de la cueillette des fruits, mangeait du poisson et du gibier.  Les Wednesday faisaient partie des quelques familles qui vivent encore selon le mode de vie traditionnelle.

La vieille Montagnaise revient habiter sa cabane avec ses deux fils.

Bref renouement.  L’aîné meurt dans un accident d’automobile imputable à la vitesse et à l’alcool.  Quelques mois plus tard, on retrouva le cadet dans une crevasse en bordure de la voie ferrée que le CN délaisse.  Sa gorge était nouée au bout de son foulard en fourrure.

Alors, la vieille Indienne décide de vivre sa vie.  À 80 ans.  Jamais trop tard pour emprunter son sentier, proclame la patriarche.

Elle participe à toutes les assemblées publiques du Conseil de Bande, est présente aux séances des commissions, dont celle des Aînés, assiste aux réunions diverses et prend part aux manifestations.

Les Amérindiens écoutent les aînés.  L’ancêtre profite de ce privilège.  Les quelque 1,200 Montagnais ont peine à croire que cette femme, robuste sous une apparence frêle, ait passé les trois quarts de sa vie en forêt, une vie dure, exigeante.  Elle était née sous une tente par une nuit glaciale, avait vécu son enfance et adolescence dans le territoire de chasse et de pêche de sa famille.  La jeune femme des bois avait rencontré son mari sur la grande roche chaude qui mouille dans la rivière, au pied de leur campement.  Le couple se complétait en forêt comme le bouleau et l’écorce.  Soumise à lui.  Par contre, leurs fils refusèrent cette vie.

Son entourage s’émerveille de la voir si épanouie, si connaissante.

Quelle mémoire infaillible !  La petite histoire de son peuple est gravée dans sa chair, dans ses gestes, associés aux mouvements de la lune et aux grandes saisons.

Son père fut chef du Conseil de Bande ; et son défunt mari un ardent défenseur des coutumes ancestrales.

Ses expériences, l’ancêtre aime les partager avec son entourage.

La direction de l’école primaire l’invite.  Quel succès !  La vieille Montagnaise transporte sa jeune troupe au pays de ses ancêtres,  tend un collet, un petit piège, calle l’orignal dans le silence le plus complet.  Elle allume un feu imaginaire autour duquel les jeunes se réchauffent les mains et mangent du pain, de la banik.

Son vieux bonnet ancré sur la tête, vêtue d’un poncho, la vieille Wednesday ne passe pas inaperçue.  L’aïeule sillonne le village, quelle que soit la température.  Elle pisse où l’envie la prend.  Fatiguée, la vieille dame s’assoit et se repose en fumant une grosse pipe bourrée d’un tabac dont l’odeur est forte, particulière, différente du tabac commercial.  Les jeunes disent que c’est du pot !

C’est le tabac qu’elle cultive dans son petit jardin.  Ses plants dégagent une senteur forte, louche, prétendent les voisins sans trop s’en soucier.

La vieille Indienne boit maintenant et reprend le temps perdu.  Toute sa vie, la mère avait donné l’exemple, bien inutilement, à ses enfants.  Son mari en prenait, peu.  Trop tard pour revenir en arrière.

Un matin, l’envie de boire l’avait saisie aux tripes.  Comme une grippe de castor.  Par dépit ou avec l’intention de se rapprocher des siens, la vieille dame, seule, s’était soûlée.  Avec passion.  À se rouler sur le plancher gondolant de sa cabane.

Une odeur de veille continue flotte autour d’elle !  Une odeur amplifiée par le tabac et l’absence de soins corporels.  La vieille Indienne pue la vie…

Peine à croire que ses jambes tordues et son cœur fatigué lui permettent de danser, comme une jeune fille, et de fêter toute la nuit sans cligner de l’œil.

Une gourde de cognac pend à sa ceinture.  Des perles brillent dans les longs poils qui encerclent sa bouche édentée.

On penserait que la vielle amérindienne est toujours prête à partir tant elle traîne de bagages.  Elle va sur la grande place avec le sac en bandoulière de son fils aîné et vêtu du vieux poncho effiloché de l’autre, le poète qui mariait la langue de son peuple au français.  C’était elle qui lui avait appris l’importance de maîtriser le parler des autres.  « Les mots nous rapprochent des autres », défendait-elle.  L’ancêtre agissait comme traductrice quand la professeure n’était pas là.  Comme son père, elle avait appris l’anglais en fréquentant les marchands de fourrures.

Tout un personnage dans la communauté à la recherche de son identité.  C’est ce qu’on dit.

Lorsque le Canadian National évoque l’intention de retirer le tronçon de la voie ferrée qui desservait le magasin Hudson Bay fermé depuis plusieurs années, la farouche aïeule ameute la communauté.

On occupe les lieux.  La vieille dame indigne, dirait Graham Greene, reçoit les journalistes dans une sorte de grotte, une grosse crevasse, dans laquelle son fils, le barde, était mort.

Cette voie fait partie de leur vie et est liée à leur histoire.

« Le sentier de fer et de bois coule dans nos veines comme la rivière où je suis née », clame-t-elle.  Les appuis se manifestent.

Le CN transforma la voie désaffectée en un sentier piétonnier baptisé « Le sentier de la mère Wednesday ».

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecVirginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielletanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Les roches d’hiver, un récit de Jacques Girard…

19 avril 2016

Les roches d’hiver…

Cette  histoire débute  avec  l’arrivée du  juge Lamarche à Roberval. Il venait à la rescousse du juge en place. On craignait que ce dernier, en raison de son âge avancé chat qui louche maykan alain gagnon francophonie et d’une  récente maladie, ne succombât sous le poids des assises d’hiver qui s’annonçaient chargées. Le nouveau juge avait déjà fait un passage remarqué dans le vieil édifice du palais de justice construit le long du boulevard Saint-Joseph, la plus vieille artère de notre ville. Jeune avocat, il y avait gagné un procès retentissant. Pour la première, fois une grosse compagnie avait  dû dédommager plusieurs petits propriétaires lésés.  Sa nomination fut  donc  bien accueillie. Le magistrat et son épouse s’installèrent dans une coquette maison près du lac.

La  première cause  que  le  nouveau magistrat entendit concernait un vagabond accusé  d’avoir fracassé la vitrine d’un grand magasin. Selon le rapport de police, l’individu, un Montagnais, était bien connu et avait la réputation d’aimer la bouteille. C’était  un modèle de douceur. Sa feuille de route faisait état de plusieurs vitrines volées en éclats. Toutes celles qui s’étaient  effondrées sous l’un de ses cailloux auraient grandement suffi à ériger la  devanture de  trois magasins Gagnon et Frères.

L’accusé  commettait  son délit, s’assoyait sur le trottoir et attendait que les policiers le cueillent, tenant dans sa main la roche qu’il avait récupérée au risque de se blesser. Il ne touchait à rien. La scène se passait à la fin octobre ou au début novembre.

Impossible d’oublier ce visage. Pensez  à un boxeur de la catégorie de ceux qui servent de sac aux jeunes débutants et qui offrent leur sang en spectacle. Ses arcades étaient bombées. Le nez occupait la moitié du visage. La mâchoire paraissait soudée au mauvais endroit, à la suite d’une  vilaine fracture.   Ses dents étaient grosses et croches. Ses vêtements étaient sales, bigarrés.

Quand le clochard remonta la longue mèche de cheveux noirs qui barrait son visage,  le juge fut surpris  par ses yeux.  Ils étaient petits, très foncés et brillaient. Le regard respirait la bonté et la douceur. La vie ne l’avait pas choyé, se dit le juge.

Le tribunal débordait, ce matin-là, pour l’ouverture des assises. Le malheureux refusa un défenseur et plaida coupable d’une  voix rauque, tellement éraillée que le juge eut de la peine à comprendre et dut consulter l’agent  de sécurité. Pour le même délit, l’ancien juge l’avait condamné  plusieurs fois à cinq mois de prison. Il se convainquit que cette  peine  était démesurée.  Avec la magnanimité d’un débutant, il le gracia.

« Qu’on  le   libère ! »  ordonna-t-il avec éclat.

Le vagabond se mit alors à vociférer dans la boîte des accusés. Le juge n’y comprenait rien. Le magistrat avait peine à déchiffrer ce que son nouveau protégé déclamait.  Chose certaine,  ça ne ressemblait  pas à des  formules de  remerciement. L’homme de  loi comprit lorsque le Montagnais  traduisit en français ce qu’il avait crié dans sa langue. Ses mains difformes imploraient le  ciel. Son  spectacle se continua jusqu’à ce que le  juge,  excédé, le rappelle à l’ordre.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonie De peine et de misère, le dos voûté et les jambes lourdes, l’accusé  se rendit devant le bureau du magistrat et il demanda à l’agent  de sécurité de s’éloigner. L’entretien  dura quelques minutes. Ce fut l’accusé  qui parla. On  l’entendit  jusque dans  la  salle. Il était question  de roches et d’hiver…  Lorsque soudain, l’accusé s’empara  de la main du juge et la secoua.

Le Montagnais regagna  la  boîte  des  accusés.  Le silence revint. Le juge reprit la parole, invoqua des éléments nouveaux au dossier, avant de condamner l’accusé à cinq mois de prison. L’homme applaudit.

Leur deuxième rencontre eut lieu l’été  suivant.

Le juge dînait à la Tabagie Harvey, à proximité du Palais de justice. La nourriture y était bonne et c’était le seul endroit où l’on pouvait trouver un bon éventail de journaux et de revues. Le magistrat aimait lire en mangeant, et une loge, en retrait, lui garantissait un peu d’intimité. Le vagabond appréciait aussi l’endroit parce que le patron, surtout en période de dèche, savait se montrer généreux.

Le juge reconnut le clochard.

Son allure était la même. L’homme avait un sac usé jusqu’à la corde, qu’il tenait en bandoulière. Quand le proprio vint demander au visiteur de laisser le juge en paix, ce dernier s’y opposa.

« Monsieur  est  mon invité », dit-il en clignant de l’œil.

Ce midi-là, l’homme  de  loi  apprit ce que  le vagabond  voulait  dire  quand  il parlait  de               « roches d’hiver ». Cette expression l’avait intrigué lors de leur première  rencontre. En regardant  autour  de lui, comme s’il avait peur, le clochard fouilla dans son sac, en retira plusieurs pierres de la grosseur d’un œuf. Elles étaient enroulées dans des chiffons et brillaient après  avoir  été  polies. Ses   doigts  difformes les effleuraient en les rangeant sur la table.

Il en compta seize et les plaça dans un certain ordre.

Tous ses mouvements étaient religieusement étudiés comme si cela faisait partie d’un rituel. Le juge suivait la scène avec beaucoup d’attention. Qu’est-ce  qui se cachait derrière ce visage, ce corps brisé ? Ses yeux ne mentaient pas. Tout son univers était enfoui dans ce sac qui contenait aussi un vieux croûton de pain, des bouts de ficelle, un moignon de crayon et un restant de vin dans une bouteille sale.

Le clochard  raconta  l’histoire de chacune  des pierres. La première provenait de son lieu  de naissance.  La seconde,  du bord du lac où sa mère l’avait lavé. La troisième venait du petit cimetière où reposait son arrière-grand-père  qui lui avait appris à trapper. Une autre lui rappelait son terrain de chasse. Avec celle-là, il avait distrait un orignal traqué par des chasseurs. La dernière provenait du grand territoire de ses ancêtres où le gouvernement projetait de construire des portes d’eau. L’hiver, elles conservaient la chaleur. L’Amérindien  parla longuement  du pouvoir des pierres :

« Mes roches racontent ma vie, dit le vagabond de sa voix caverneuse. C’est  ma mémoire, c’est tout ce que j’ai.  C’est ma liberté, c’est aussi mon passeport-chaleur, comme diraient les Blancs. »

Le juge fut surpris par la qualité de sa langue. Ses mots étaient beaux, exacts, doux, chauds.

Il le laissa parler, ne mangea guère. Le clochard se contenta de porter à sa bouche le goulot de sa vieille bouteille.

L’automne revint. Le vagabond se retrouva devant le juge pour le même délit. Il passa l’hiver au chaud. Durant ce séjour, le pauvre hère accepta de se soumettre à chat qui louche maykan alain gagnon francophonie des tests d’aptitudes intellectuelles.  Les résultats  indiquèrent  une intelligence supérieure  à la moyenne et une vie intérieure intense. Ils démontrèrent des talents artistiques hors du commun. Il recouvra sa liberté et reprit sa vie de clochard.

L’homme couchait sous  les  galeries, vidait  des litres de mauvais vin et ramassait des bouteilles afin de pouvoir acheter de l’alcool. Dans les bars, on abusait de lui. Pour une bière ou un verre de vin, il improvisait toutes les pitreries possibles.

Une mauvaise  grippe  l’attaqua au début  de l’automne. À la mi-octobre, des enfants le retrouvèrent mort, dans une crevasse remplie d’eau,  le long de la voie ferrée.  Ses mains étaient enfouies dans son sac. Les policiers amérindiens y trouvèrent une lettre adressée au  juge  Lamarche. On  ne connut  jamais  son contenu.

Depuis vingt ans, le vieil homme de loi dépose un caillou de la grosseur d’un œuf sur le tombeau de son grand ami. La cérémonie se déroule à la mi-octobre.

Notice biographique

Notice :

chat qui louche maykan alain gagnon francophonie Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Le signe : Une nouvelle de Jacques Girard…

13 avril 2016

Le signe

Au village, la journée s’ébroue au restaurant chez Roger. Les premiers clients pointent à six heures tapant, en même temps que la belle Thérèse, alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecla fille du matin. On n’hésite pas à lui donner un coup de main pour accélérer le service. Roger, le proprio, arrive trente minutes après la première cafetière de Maxwell House, le sourire dans sa sacoche.

Jusqu’à neuf heures, la place fourmille. Thérèse voltige, papillonne. À chaque lever de soleil: même ballet, même menu, même regard. Mêmes calembours des habitués. Si un manque à l’appel, on s’inquiète, comme à l’école blanche du rang.

Roger encaisse en souriant. Pendant ce temps, les quatre exemplaires du journal Le Quotidien perdent de l’encre, au fur et à mesure qu’ils changent de main. Le circuit du journal est imprimé dans les habitudes. Et ce n’est pas demain que ça changera, foi de Thérèse et de Roger !

Bertrand, lui, colporte les résultats des matchs de baseball. Rita, elle, défile les films à l’horaire-télé. Jules, quant à lui, raffole des faits divers morbides. Belle, recluse, garde la gazette plus longtemps. On a l’habitude de cette coiffeuse branchée sur la carte du ciel. Blonde capiteuse,
célibataire heureuse, elle ne met pas un cheveu devant l’autre sans consulter les astres ! Avec le temps, l’astrologue de platine connaît le zodiaque des abonnés matinaux.

— Aie ! Belle ! interpelle Joseph, un routier beau garçon, dis-moi à matin si je serai chanceux en amour aujourd’hui.
— Gémeau, tranquille en amour, plus chanceux dans l’argent, répond Belle en gratifiant le célibataire d’un clin d’œil.

Belle porte à merveille son adjectif. Ça lui fait un beau nom. Et une belle jambe. Mais un contresens. Sa voix tonne … C’est le haut-parleur des lieux. Acouphène ou surdité industrielle ? Le bruit des séchoirs s’est niché au-delà des tympans.

Belle aime la vie et les hommes, retirée dans sa loge.

Elle trône sur le resto.

— Albert ! je te parle ! Une belle journée pour l’amour ? Ton horoscope est bon ! Fuck l’argent…

Le petit homme travaille à l’épicerie. Surpris, il accueille la nouvelle en souriant.

— Merci Belle !

— Ça, c’est gratis, mon beau … Aïe ! Marguerite ! prépare-toi à soir. Je vois ton beau Serge dans ton horoscope.

Un amant fougueux, qu’on dit. Sa Marguerite gère les avoirs de la Caisse populaire.

— Tu le diras au beau Serge, répond-elle sans coup férir.

Cette éventualité contrarie la Marguerite. Serge vient toujours plus tard.

Les horoscopes s’envolent. Les clients quittent le resto imprégnés des odeurs de toasts brûlés, de petites patates rissolées et de la pipe de Roger. Encore une fois, avec leur avenir en prime, ils sortent gavés de nouvelles du petit et du grand monde.

Une journée qui se dessine, se destine bien, dirait Belle.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecArrive un étranger. Il séjourne dans la place depuis une quinzaine. On sait qu’il travaille à l’usine d’épuration. Bel homme, cet ingénieur montréalais. Et d’adon comme on dit dans le bled. Quel art du compliment ! La belle Thérèse n’en revient pas.

Un café l’attend (lui aussi) où il s’assied, depuis ces quelques élans, près du kiosque à journaux. Tiens ! On l’appelle Marc. Déjà de la famille ! Lui ne demande que ça. Ce fils unique n’a pas été habitué aux repas communautaires. C’est un baume sur cette vie entre deux valises.

Ce matin-là, Belle lui demande son signe.
— Cancer, dit Marc de sa voix mielleuse.

— Heureux en amour, prédit la belle astrologue de papier.

Marc remercie et quitte la place. À midi, l’ingénieur vérifie son horoscope dans un TV-Hebdo oublié par le gardien du chantier. Le soir, l’ingénieur fonce au chalet de Belle, humble logis à l’écart. Comme il l’a vue, elle, à l’écart au resto de Roger.

On tambourine à la porte.
— Je t’attendais, mon beau …

Notice :

Jacquealain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecs Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres,  Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Le mesureur de la nuit, un récit de Jacques Girard…

16 mars 2016

(Le Chat ne devait rouvrir que dans quelques semaines.  Je ne peux m’empêcher d’ouvrir temporairement pour rendre hommage à l’ami et à l’écrivain Jacques Girard.  Rien de mieux que de le laisser parler.  Alain G.)

Le mesureur de la nuit…

Le mesureur somnole tout le jour. L’obscurité le sort de sa torpeur. Avec sa mâchoire forte à la Spencer  Tracy, le vieillard mesure la nuit. Ses yeux éteints arpentent  sa nuit. Vers minuit, son squelette se ploie dans le lit à ridelles. Une main tremblante cherche sous la couverte une planche de bois délavée sur laquelle est agrafée une feuille bariolée.

Son assistant s’en vient. Il arrive à cette heure-là avec le changement de quart. Dans son uniforme bleu, le voilà qui franchit le seuil de sa chambre,  prêt à chiffrer une forêt d’épinettes géantes,  ces belles épinettes noires,  que  l’on s’arrache aux États.

— On mesure   où  cette   nuit,   m’sieur   Girard ? crie l’homme.

— À Chibougamau, au  lac  Wacanisshi,  geint   le mesureur.

— Du beau bois ? clame l’assistant comme si les murs étaient sourds.

— Le bois des frères Caron, le plus beau, dit-il, dans un sursaut d’énergie.

Se mesure donc la nuit. Sur ce lit du centre d’accueil. Le mesureur voyage avec la complicité de l’agent de sécurité. Le duo parcourt les grandes forêts  de tout le Québec. Pendant quarante ans, qu’a-t-il fait ? Sinon calculer, toujours calculer des légions et des légions d’arbres couchés par des armées de bûcherons. Il a pris sa retraite juste avant l’arrivée des  grosses  machines.  Gagnon  et  Frères,  CIP, Domtar, Abitibi Price…  Parfois  pour  des  petits  entrepreneurs.  Ces noms  ne veulent plus rien dire  pour  lui. Sa  mémoire  ne retient que des endroits où le bois était beau, selon son expression. Sa vie se résume à un chapelet de forêts d’est en ouest, du nord au sud de la province.

— J’ai mesuré  partout,  dit-il parfois avec fierté à son assistant de fortune. Partout, partout, à…

Un labeur de Titan.

Le mesureur  peste  contre  les chantiers  de  la Côte­-Nord.

— Des épinettes de  misère,   souffle-t-il  de  sa  voix chevrotante.  (Silence.) Il  en faut dix pour faire un arbre de par chez nous.

L’assistant souscrit au diktat du vieillard.

— T’es jeune et déjà sourd, pauvre petit, glapit-il, tout en tambourinant la planche sur ses genoux fantômes.

Puis, l’assistant attend que les yeux du vieux capitulent pour s’évanouir dans la pénombre de sa  première ronde. Il revient trente minutes plus tard et feint d’être allé uriner.

— Tu pisses après tous les arbres, toé le jeune, maugrée le vieux.

Alors, la planche s’ébroue tel un sismographe. Le bout de crayon zigzague sur l’arbre-manuscrit, un dessin surréaliste. Une forêt de symboles.

L’homme  des bois larmoie. Le froid l’indispose et réveille son arthrite. La chaleur l’affaiblit. Les mouches noires mangent ses oreilles et obstruent ses yeux de vieilles bûches desséchées. Ses  ulcères s’agitent  lorsque le  chef  des mesureurs s’annonce. Le mesureur vit entre l’arbre et l’écorce,  tiraillé. Le patron  du chantier  l’accuse d’être  à la solde des bûcherons. Les bûcherons lui reprochent  de jouer du crayon en faveur du boss.

Son  chef  fréquente le pouvoir, mange avec  le contracteur,  lui. Le vérificateur vient demain.  Sa  venue  le tourmente. L’assistant  écope. Une vérification  pourtant normale l’angoisse   jusqu’à pisser  dans  ses  couches. Les autres mesureurs sont fin prêts. L’agitation gagne le vieux travailleur.

— Avant de partir, vérifie donc si tous les bouts sont martelés et crayonnés, ordonne le mesureur de nuit à son bras-droit.

Beau prétexte pour une autre ronde. Le bureau du gardien voisine la chambre du mesureur de nuit. Le gardien qu’il a remplacé avait baptisé le vieux ainsi. À son premier jour de travail, cet ex-collègue lui avait confié :

— C’est la nuit que ça lui prend.  À la faveur de la nuit, l’ancien mesureur reprend sa planche et son crayon.  Il s’assoit dans son lit et on devient tous ses assistants.

Selon son  explication, le vieux prenait de l’avance. Lorsque les journées s’annonçaient chargées,  l’inquiétude de ne  pas joindre les deux bouts l’angoissait. Il  en  vomissait parfois. Cette inquiétude le tenaille encore.

Le vieil homme mesure les ombres. Il mesure la nuit qui l’enveloppe. Sa femme s’est éteinte, ses enfants travaillent au loin. La solitude d’il y a quarante ans. Quelle pauvre vie de famille ! Lorsque  les chantiers dépassaient l’horizon, il revenait au bercail le premier du mois suivant. Quand les distances s’estompaient,  sa femme l’endurait toutes les fins de semaine.

Un  jour, il mesura  qu’il n’avait  pas été  là.  Il mesura que sa femme s’était mesurée, seule, à ses enfants. Elle mourut  quand  lui arriva  pour  de  bon.  Dans  cette maison, sans  l’autre.  En ville, il fondit  comme  une chandelle. Un bon matin, il n’y resta plus que la mèche.

— La vie dans le bois.  Ça, c’est la vie.

Il essaie de convaincre son assistant essoufflé.

— Vous l’avez dit, m’sieur Girard.

Depuis quinze ans, toutes ses nuits se passent en forêt. Ses périples l’épuisent, mais le comblent.

— La Pointe-aux-Français, voilà,  répète-t-il, où  on mesure demain.  Quatre arbres pour un voyage, remplir un truck. Des arbres gros comme ça. Des pins qui mesurent trois fois ta règle.

L’assistant  lorgne  son  bâton  de  sécurité. Le vieux mesureur aime  bien  les  frères Caron. Les  meilleurs bûcherons qu’il a connus. Ils venaient de L’Islet.  Il est triste et inquiet. Ses forêts disparaissent. On remplace les mesureurs par des balances de fer.

Le vieil arbre  dans  le parc,  un  cyprès  magnifique, presque centenaire, se meurt. On parle de l’abattre…

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Le mesureur de la nuit, un récit de Jacques Girard…

16 mars 2016

(Le Chat ne devait rouvrir que dans quelques semaines.  Je ne peux m’empêcher d’ouvrir temporairement pour rendre hommage à l’ami et à l’écrivain Jacques Girard.  Rien de mieux que de le laisser parler.  Alain G.)

Le mesureur de la nuit…

Le mesureur somnole tout le jour. L’obscurité le sort de sa torpeur. Avec sa mâchoire forte à la Spencer  Tracy, le vieillard mesure la nuit. Ses yeux éteints arpentent  sa nuit. Vers minuit, son squelette se ploie dans le lit à ridelles. Une main tremblante cherche sous la couverte une planche de bois délavée sur laquelle est agrafée une feuille bariolée.

Son assistant s’en vient. Il arrive à cette heure-là avec le changement de quart. Dans son uniforme bleu, le voilà qui franchit le seuil de sa chambre,  prêt à chiffrer une forêt d’épinettes géantes,  ces belles épinettes noires,  que  l’on s’arrache aux États.

— On mesure   où  cette   nuit,   m’sieur   Girard ? crie l’homme.

— À Chibougamau, au  lac  Wacanisshi,  geint   le mesureur.

— Du beau bois ? clame l’assistant comme si les murs étaient sourds.

— Le bois des frères Caron, le plus beau, dit-il, dans un sursaut d’énergie.

Se mesure donc la nuit. Sur ce lit du centre d’accueil. Le mesureur voyage avec la complicité de l’agent de sécurité. Le duo parcourt les grandes forêts  de tout le Québec. Pendant quarante ans, qu’a-t-il fait ? Sinon calculer, toujours calculer des légions et des légions d’arbres couchés par des armées de bûcherons. Il a pris sa retraite juste avant l’arrivée des  grosses  machines.  Gagnon  et  Frères,  CIP, Domtar, Abitibi Price…  Parfois  pour  des  petits  entrepreneurs.  Ces noms  ne veulent plus rien dire  pour  lui. Sa  mémoire  ne retient que des endroits où le bois était beau, selon son expression. Sa vie se résume à un chapelet de forêts d’est en ouest, du nord au sud de la province.

— J’ai mesuré  partout,  dit-il parfois avec fierté à son assistant de fortune. Partout, partout, à…

Un labeur de Titan.

Le mesureur  peste  contre  les chantiers  de  la Côte­-Nord.

— Des épinettes de  misère,   souffle-t-il  de  sa  voix chevrotante.  (Silence.) Il  en faut dix pour faire un arbre de par chez nous.

L’assistant souscrit au diktat du vieillard.

— T’es jeune et déjà sourd, pauvre petit, glapit-il, tout en tambourinant la planche sur ses genoux fantômes.

Puis, l’assistant attend que les yeux du vieux capitulent pour s’évanouir dans la pénombre de sa  première ronde. Il revient trente minutes plus tard et feint d’être allé uriner.

— Tu pisses après tous les arbres, toé le jeune, maugrée le vieux.

Alors, la planche s’ébroue tel un sismographe. Le bout de crayon zigzague sur l’arbre-manuscrit, un dessin surréaliste. Une forêt de symboles.

L’homme  des bois larmoie. Le froid l’indispose et réveille son arthrite. La chaleur l’affaiblit. Les mouches noires mangent ses oreilles et obstruent ses yeux de vieilles bûches desséchées. Ses  ulcères s’agitent  lorsque le  chef  des mesureurs s’annonce. Le mesureur vit entre l’arbre et l’écorce,  tiraillé. Le patron  du chantier  l’accuse d’être  à la solde des bûcherons. Les bûcherons lui reprochent  de jouer du crayon en faveur du boss.

Son  chef  fréquente le pouvoir, mange avec  le contracteur,  lui. Le vérificateur vient demain.  Sa  venue  le tourmente. L’assistant  écope. Une vérification  pourtant normale l’angoisse   jusqu’à pisser  dans  ses  couches. Les autres mesureurs sont fin prêts. L’agitation gagne le vieux travailleur.

— Avant de partir, vérifie donc si tous les bouts sont martelés et crayonnés, ordonne le mesureur de nuit à son bras-droit.

Beau prétexte pour une autre ronde. Le bureau du gardien voisine la chambre du mesureur de nuit. Le gardien qu’il a remplacé avait baptisé le vieux ainsi. À son premier jour de travail, cet ex-collègue lui avait confié :

— C’est la nuit que ça lui prend.  À la faveur de la nuit, l’ancien mesureur reprend sa planche et son crayon.  Il s’assoit dans son lit et on devient tous ses assistants.

Selon son  explication, le vieux prenait de l’avance. Lorsque les journées s’annonçaient chargées,  l’inquiétude de ne  pas joindre les deux bouts l’angoissait. Il  en  vomissait parfois. Cette inquiétude le tenaille encore.

Le vieil homme mesure les ombres. Il mesure la nuit qui l’enveloppe. Sa femme s’est éteinte, ses enfants travaillent au loin. La solitude d’il y a quarante ans. Quelle pauvre vie de famille ! Lorsque  les chantiers dépassaient l’horizon, il revenait au bercail le premier du mois suivant. Quand les distances s’estompaient,  sa femme l’endurait toutes les fins de semaine.

Un  jour, il mesura  qu’il n’avait  pas été  là.  Il mesura que sa femme s’était mesurée, seule, à ses enfants. Elle mourut  quand  lui arriva  pour  de  bon.  Dans  cette maison, sans  l’autre.  En ville, il fondit  comme  une chandelle. Un bon matin, il n’y resta plus que la mèche.

— La vie dans le bois.  Ça, c’est la vie.

Il essaie de convaincre son assistant essoufflé.

— Vous l’avez dit, m’sieur Girard.

Depuis quinze ans, toutes ses nuits se passent en forêt. Ses périples l’épuisent, mais le comblent.

— La Pointe-aux-Français, voilà,  répète-t-il, où  on mesure demain.  Quatre arbres pour un voyage, remplir un truck. Des arbres gros comme ça. Des pins qui mesurent trois fois ta règle.

L’assistant  lorgne  son  bâton  de  sécurité. Le vieux mesureur aime  bien  les  frères Caron. Les  meilleurs bûcherons qu’il a connus. Ils venaient de L’Islet.  Il est triste et inquiet. Ses forêts disparaissent. On remplace les mesureurs par des balances de fer.

Le vieil arbre  dans  le parc,  un  cyprès  magnifique, presque centenaire, se meurt. On parle de l’abattre…

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


La mante ouvrière, un récit de Jacques Girard…

15 mars 2016

(Le Chat ne devait rouvrir que dans quelques semaines.  Je ne peux m’empêcher d’ouvrir temporairement pour rendre hommage à l’ami et à l’écrivain Jacques Girard.  Rien de mieux que de le laisser parler.  Alain G.)

La mante ouvrièrealain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Son cher bungalow…  Notre voisine ne vit que pour son château, comme elle l’appelle. Sa douce retraite.

Ce bout de femme, énergique,  y investit les fruits de son travail et y consacre tous ses loisirs.  Même sa vie amoureuse est subordonnée à son royaume.  Cet amour, donc, elle le partage entre son fils et sa propriété – ou vice versa.

Disons plutôt que les attentions qu’elle dispense à son rejeton gravitent autour de la maison. La mère se justifie en disant que la propriété lui reviendra, à lui. Il  met ses petites mains à l’épaule. À l’entendre parler, sa maison – elle insiste sur l’adjectif possessif – tombe en ruine et elle s’accuse de la négliger. Sa conscience trouve quelque répit dans la peinture fraîche.

Le dernier  cri des fenêtres orne les ouvertures et les portes se succèdent au gré des modes. Dans la rue, elle est la seule à pouvoir profiter d’une verrière. Toutefois, le peu de temps dont elle dispose ne lui permet pas d’en jouir. Le chat a élu domicile dans le solarium.

Où la travailleuse puise-t-elle ses fonds? Tout est toujours trop cher sauf lorsque c’est pour améliorer son coquet bungalow qui se démarque de ceux des voisins, pourtant de la même fournée.

L’ouvrière architecte est fière de l’avoir refait de fond en comble.

L’été, au lieu de profiter des bienfaits de « sa » piscine, le bout de femme fait la guerre au chiendent, vêtu de son costume de bain et d’une paire de bottes.  Elle regarde le gazon pousser dans  l’espoir de le tondre aussitôt. Sa tondeuse, c’est son exercice, jamais remisé.

En hiver, elle se métamorphose en ouvrière, boucle sa ceinture et améliore le sous-sol, repeint une pièce ou modernise tel coin. « Y a toujours quelque chose à faire dans une maison », répète-t-elle.

Le printemps, elle brasse la neige afin d’activer la fonte. Cette ouvrière ne lit que des revues consacrées aux travaux      de     rénovation,     d’agrandissement     ou d’embellissement. Ma maison, Décorez votre maison, Réno­ ci Réno-là, Les Jardins d’aujourd’hui remplissent le porte-revues et sa tête d’idées nouvelles.

Avec elle, la conversation bifurque indéniablement sur la… maison, sa maison plutôt.

Donc, sa vie s’écoule entre son travail à l’hôpital et son royaume dont elle veut améliorer la valeur.

— Une propriété, ça prend de la valeur, affirme-t-elle, à condition de s’en occuper.

Par conséquent, adieu aux samedis, dimanches, jours fériés, congés. Le mot « repos » l’insulte et « grasses matinées », ce plaisir tant convoité par une armée de travailleurs, la met hors d’elle. L’incontournable rendez-vous à l’épicerie équivaut à une perte de temps. Vous voyez un peu le portrait.

Une opération à un genou ne l’a pas empêchée d’ajouter une seconde rocaille entretenue à un brin d’herbe près. Appuyée sur une canne,  l’éclopée maniait la pelle et poussait la brouette quand  même.  Une collection d’outils couvre deux murs du garage, voilà ses bijoux. Ce que notre voisine fait doit être fait dans les normes, sinon à la perfection.

Toutefois, lorsque de gros travaux, des travaux majeurs, s’annoncent,  notre voisine change de tactique. Un homme entre alors, comme ça, dans sa vie.

La clôture et le patio, sur lequel on  ne la voit jamais, portent la griffe du beau Marcel. On a baptisé « Hugues »  le garage et « Jean » le toit. La verrière s’appelle « Normand ». Elle s’est réconciliée avec son ex-mari et le père de son enfant, le temps qu’il  transforme la maison du  tout  au  tout.   La première fois, on s’entend. Eh oui, intérieur et extérieur.

Comme la mante religieuse, l’ouvrière d’occasion l’a répudié une fois l’œuvre accomplie.

Avec ses amoureux du moment, cette femme, une femme de tête, assez coquette et agréable, est fidèle et semble vivre un grand amour.

Jusqu’à la rupture des tourtereaux. L’éplorée se console dans le travail. Elle trouve refuge dans la maladie. Puis, un nouvel homme fait son apparition. Comme ça. Non !

« Un chantier se prépare », en conclut ma femme. Pourtant, tout a été refait. « Qu’est-ce qu’elle mijote ? » se demande l’entourage. On spécule sur l’agrandissement du salon de bronzage. Peut-être un autre étage.  Un second garage. Pas le patio !

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecL’homme est un ami de son ancien mari, un compagnon de chasse et de pêche, glisse-t-elle dans la conversation à la hauteur de la clôture.

On le sait. Un pauvre homme. Sa femme et lui font maison à  part;  lui en  bas, elle en  haut.  Des dépressions répétées torturent sa conjointe. Notre voisine lui offre une oreille attentive et réconfortante.

« Ça lui fait du bien », argumente la psychologue…

« Attention, il n’y a rien entre nous », se défend-elle avec des poses de vierge offensée. L’homme est manœuvre, ouvrier de métier et électricien de surcroît. Il est adroit dans le domaine de la construction.

Un jour, on apprit,  de sa bouche, qu’elle s’était acheté un chalet. Un chalet qui avait  besoin de beaucoup de réparations…

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecla littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


La vieille Indienne, un récit de Jacques Girard…

14 mars 2016

(Le Chat ne devait rouvrir que dans quelques semaines.  Je ne peux m’empêcher d’ouvrir temporairement pour rendre hommage à l’ami et à l’écrivain Jacques Girard.  Rien de mieux que de le laisser parler.  Alain G.)

La vieille Indienne

À Pierre Gill

La Montagnaise, par Virginie Tanguay

Plusieurs la croyaient morte depuis des lunes, la vieille Wednesday.

On ne l’avait pas vue souvent sur la réserve.

Jusqu’à la mort subite de son mari, le couple vivait en forêt de la trappe.  Il se nourrissait de la cueillette des fruits, mangeait du poisson et du gibier.  Les Wednesday faisaient partie des quelques familles qui vivent encore selon le mode de vie traditionnelle.

La vieille Montagnaise revient habiter sa cabane avec ses deux fils.

Bref renouement.  L’aîné meurt dans un accident d’automobile imputable à la vitesse et à l’alcool.  Quelques mois plus tard, on retrouva le cadet dans une crevasse en bordure de la voie ferrée que le CN délaisse.  Sa gorge était nouée au bout de son foulard en fourrure.

Alors, la vieille Indienne décide de vivre sa vie.  À 80 ans.  Jamais trop tard pour emprunter son sentier, proclame la patriarche.

Elle participe à toutes les assemblées publiques du Conseil de Bande, est présente aux séances des commissions, dont celle des Aînés, assiste aux réunions diverses et prend part aux manifestations.

Les Amérindiens écoutent les aînés.  L’ancêtre profite de ce privilège.  Les quelque 1,200 Montagnais ont peine à croire que cette femme, robuste sous une apparence frêle, ait passé les trois quarts de sa vie en forêt, une vie dure, exigeante.  Elle était née sous une tente par une nuit glaciale, avait vécu son enfance et adolescence dans le territoire de chasse et de pêche de sa famille.  La jeune femme des bois avait rencontré son mari sur la grande roche chaude qui mouille dans la rivière, au pied de leur campement.  Le couple se complétait en forêt comme le bouleau et l’écorce.  Soumise à lui.  Par contre, leurs fils refusèrent cette vie.

Son entourage s’émerveille de la voir si épanouie, si connaissante.

Quelle mémoire infaillible !  La petite histoire de son peuple est gravée dans sa chair, dans ses gestes, associés aux mouvements de la lune et aux grandes saisons.

Son père fut chef du Conseil de Bande ; et son défunt mari un ardent défenseur des coutumes ancestrales.

Ses expériences, l’ancêtre aime les partager avec son entourage.

La direction de l’école primaire l’invite.  Quel succès !  La vieille Montagnaise transporte sa jeune troupe au pays de ses ancêtres,  tend un collet, un petit piège, calle l’orignal dans le silence le plus complet.  Elle allume un feu imaginaire autour duquel les jeunes se réchauffent les mains et mangent du pain, de la banik.

Son vieux bonnet ancré sur la tête, vêtue d’un poncho, la vieille Wednesday ne passe pas inaperçue.  L’aïeule sillonne le village, quelle que soit la température.  Elle pisse où l’envie la prend.  Fatiguée, la vieille dame s’assoit et se repose en fumant une grosse pipe bourrée d’un tabac dont l’odeur est forte, particulière, différente du tabac commercial.  Les jeunes disent que c’est du pot !

C’est le tabac qu’elle cultive dans son petit jardin.  Ses plants dégagent une senteur forte, louche, prétendent les voisins sans trop s’en soucier.

La vieille Indienne boit maintenant et reprend le temps perdu.  Toute sa vie, la mère avait donné l’exemple, bien inutilement, à ses enfants.  Son mari en prenait, peu.  Trop tard pour revenir en arrière.

Un matin, l’envie de boire l’avait saisie aux tripes.  Comme une grippe de castor.  Par dépit ou avec l’intention de se rapprocher des siens, la vieille dame, seule, s’était soûlée.  Avec passion.  À se rouler sur le plancher gondolant de sa cabane.

Une odeur de veille continue flotte autour d’elle !  Une odeur amplifiée par le tabac et l’absence de soins corporels.  La vieille Indienne pue la vie…

Peine à croire que ses jambes tordues et son cœur fatigué lui permettent de danser, comme une jeune fille, et de fêter toute la nuit sans cligner de l’œil.

Une gourde de cognac pend à sa ceinture.  Des perles brillent dans les longs poils qui encerclent sa bouche édentée.

On penserait que la vielle amérindienne est toujours prête à partir tant elle traîne de bagages.  Elle va sur la grande place avec le sac en bandoulière de son fils aîné et vêtu du vieux poncho effiloché de l’autre, le poète qui mariait la langue de son peuple au français.  C’était elle qui lui avait appris l’importance de maîtriser le parler des autres.  « Les mots nous rapprochent des autres », défendait-elle.  L’ancêtre agissait comme traductrice quand la professeure n’était pas là.  Comme son père, elle avait appris l’anglais en fréquentant les marchands de fourrures.

Tout un personnage dans la communauté à la recherche de son identité.  C’est ce qu’on dit.

Lorsque le Canadian National évoque l’intention de retirer le tronçon de la voie ferrée qui desservait le magasin Hudson Bay fermé depuis plusieurs années, la farouche aïeule ameute la communauté.

On occupe les lieux.  La vieille dame indigne, dirait Graham Greene, reçoit les journalistes dans une sorte de grotte, une grosse crevasse, dans laquelle son fils, le barde, était mort.

Cette voie fait partie de leur vie et est liée à leur histoire.

« Le sentier de fer et de bois coule dans nos veines comme la rivière où je suis née », clame-t-elle.  Les appuis se manifestent.

Le CN transforma la voie désaffectée en un sentier piétonnier baptisé « Le sentier de la mère Wednesday ».

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielletanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Les bleuets de la vie, un récit de Jacques Girard…

12 mars 2016

(Le Chat devait rouvrir dans quelques semaines.  Je ne peux m’empêcher d’ouvrir temporairement pour rendre hommage à l’ami et à l’écrivain Jacques Girard.  Rien de mieux que de le laisser parler.  Alain G.)

Les bleuets de la vie…

À ma mère

Élevée sur une ferme, ma mère avait transplanté en  ville ses habitudes terriennes. Cette  conciliation  difficile  était  faite  de multiples compromis, tantôt actifs, tantôt verbaux, puisque nous vivions dans un loyer assez exigu.

Qu’importe, son jardin poussait sous les lits, puis dans des boîtes sur les galeries ; on mangeait des œufs frais que nous ramassions, mon père et moi. Des pondeuses s’échappaient du couvoir de F .-X. Bouchard – monsieur le maire – et déposaient de beaux œufs sur le terrain de la scierie où travaillait papa.

La petite cuisine se transformait en four lors de la période des conserves. Le nez de maman, arqué, arrachait les mauvaises herbes qui poussaient dans l’immense jardin  de nos voisins.

Le  printemps,  c’était  le  temps  des semailles. Juillet,  nous allions faire les foins chez grand-papa Côté. L’automne, le temps de la boucherie. Que de souvenirs pour maman !

Cependant, le temps des temps, c’était celui des  fruitages : des framboises, des fraises, mais surtout des bleuets. Un second obstacle à ses désirs d’en ramasser, on n’avait pas d’automobile : mon père se déplaçait sur un vieux bicycle ballon.

Pendant la période des bleuets, ma mère perdait le  contrôle de ses mains. Ses doigts s’agitaient sur son tablier  comme  si elle en cueillait. Son regard bleu ressemblait à un champ tout mûr, et on aurait dit que le seul mets digne de ce nom était préparé à base du fruit de ce petit arbrisseau dont le Saguenay – Lac-Saint-Jean  est  la  première  région productrice au Québec.

—Une bonne tarte aux bleuets, répétait-elle, ce serait bon.

Un matin, en étendant le linge sur la corde, elle  répandait l’odeur ; ses voisines humaient l’arôme d’un beau pâté.

— Les bleuets sont beaux cette année. Il y en a en masse sur la terre chez nous, ajoutait-elle, en appuyant sur les mots importants. Ses yeux  épiaient  ou  semaient,  je  le  crois aujourd’hui,  des réactions.

Une heure plus tard, le message portait fruit, et on partait avec l’un de nos voisins. On s’entassait à dix dans la grande voiture  taxi. Les plus petits s’assoyaient sur les plus grands ou sur leur mère. Maman en adoptait un.

Comme d’habitude, le conducteur bougonnait.

Nous, les enfants, on était aux anges. En cette fin d’été qui se languissait, nos pauvres jeux nous ennuyaient. On faisait alors du mal, selon l’opinion des parents. Ça changeait le mal de  place, disaient-ils. Quel pique-nique avant le retour sur les banquettes scolaires !

Vingt minutes suffisaient pour se rendre chez grand-papa  Côté dans le rang Cinq de

Sainte-Hedwidge.  Durant  le  trajet,  belle occasion  de  débiter le refrain d’usage. Je résume : être prudent, ne pas  trop s’éloigner et, le hic, la nécessité de ramasser au moins une  petite chaudière, condition sine qua non si on voulait s’amuser.

À ses deux rejetons, maman répétait la même chanson que sa voisine de banquette.

Alain et moi, on était d’accord ; nos amis, un peu plus réticents.

Leur père marmonnait quelques mots qu’eux seuls  comprenaient. Son message produisait  les  effets  escomptés.  Ils  se défonçaient jusqu’au repas. À genoux dans le champ, près d’un boisé,   nous rasions le sol. Impensable de garder pour soi une belle talle.

À midi, deux grandes couvertures grises étendues sur le sol  remplaçaient les tables. Sandwichs,  petits  gâteaux,  du  jus  en abondance, même de la liqueur (des boissons gazeuses). Quel régal !

Ce dîner sur l’herbe décuplait les forces de notre conducteur  qui, en matinée, s’était plutôt  occupé  à  explorer  le  terrain  à  la recherche d’une talle de manne bleue.

Ses efforts avaient été récompensés. Toute une talle, semblait-il. Muni de la plus grosse chaudière, le couple partait  seul, sa femme apportant une couverture afin de protéger ses genoux. Toute une cueillette en perspective.

Défense de les suivre. Ma mère, en fidèle complice,  prenait la gouverne de la troupe, nous  enjoignant  de  ne  pas  aller  dans  la direction prise par le couple.

Leurs enfants ne disaient rien. Moi, ça m’intriguait. J’avais bien une bonne douzaine d’années.  N’avait-il  pas  joué  cette  pièce champêtre l’année dernière ou deux ans plus tôt ?

Le duo était revenu avec quatre doigts dans le fond du récipient…

Qu’importe pour le moment. Ma mère se mit à  ramasser  tandis que nous, les enfants, nous jouions aux cowboys  et aux Indiens, avant  de  nous  remettre  à  la  cueillette. Éclaireur, j’étais chargé de débusquer les ennemis. J’en  profitai pour contourner une élévation et, quelques secondes plus tard, une conversation attira mon attention : des voix familières…

Mes pieds effleuraient le sol. Il valait mieux ne pas m’avancer davantage.  Je risquais de trahir ma présence et de goûter au poteau de torture de…

Mes oreilles, assez bien développées merci, percevaient à travers les branches.

— Moi, ce que j’aime, c’est tes beaux gros bleuets, dit  notre  voisin qui, pour une fois, articulait de façon audible.

Malgré mon âge, je savais à quelle grappe il s’attardait .

Sa femme arborait un corsage bien fourni.

—Ils  commencent  à  être  flétris.  Ils tombent, c’est la vie. C’est comme les bleuets, la saison est courte, avoua-t-elle,  avec des soupirs étouffés.

Sa  voix  était  douce,  d’une  douceur maternelle, encore plus douce que d’habitude.

Le cueilleur  respirait  plus  fort.  Je l’entendais bien.

—Ils sont flétris… mais beaux quand même.

Notice :

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


L'albatros, un récit de Jacques Girard…

11 mars 2016

(Le Chat devait rouvrir dans quelques semaines.  Je ne peux m’empêcher d’ouvrir temporairement pour rendre hommage à l’ami et l’écrivain Jacques Girard.  Rien de mieux que de le laisser parler.  Alain G.)

L’Albatros

L'Albatros. Virginie Tanguay

L’Albatros. Virginie Tanguay

La salle de billard roule encore dans ma mémoire, au sous-sol de l’immeuble qui abrite maintenant plusieurs commerces ou services dont Mode Choc, RS Informatique et la Banque Royale.  Je m’assois sur le même banc.  L’adolescent arrive tôt le dimanche.  Le patron organise des tournois où s’affrontent les meilleures « queues » de la région.  Les joueurs se lancent des défis.  Les places pour les spectateurs sont limitées et le maître des lieux, un joueur invétéré, tolère les jeunes à la condition qu’ils se tiennent tranquilles.

Le choc des billes me ramène à cette époque.  Mon joueur favori, c’est monsieur Pilote.  Il demeure près du quai municipal de Roberval, dans mon quartier.  Je le rencontre sur le chemin qui conduit à la « salle de pool », comme on l’appelait avant l’application de la loi 101.

L’homme se déplace en pivotant comme un oiseau blessé.  Chaque pas est laborieux.  L’effort marque son visage.  La jambe gauche, rachitique, gratte le sol ; le bras pend le long du corps déformé.  La main droite manie une grosse canne en bois taillée dans une vieille perche, tandis que sa carcasse avance sous l’impulsion vigoureuse de la jambe droite, qui gonfle le pantalon d’étoffe.  L’ancien pêcheur commercial l’appelle « ma rame de rue » avec un sourire serein.

— Bonjour, monsieur Pilote.

— Salut, mon petit Girard, dit-il de sa voix essoufflée.

Mon regard évite son corps tordu par un accident cardio-vasculaire.  Monsieur Pilote est fier, et on le respecte.  À intervalles réguliers, la fatigue l’oblige à s’arrêter.  Haletant, vacillant, le marcheur s’adosse à un poteau ou à une galerie.  À mi-chemin, il s’assoit sur le perron de béton de la Ferronnerie Gagnon et Frères, rue Paradis.  Monsieur Pilote s’essuie le visage avec son mouchoir, fume une pipe avec lenteur et fait sauter les mégots qui gisent au sol du bout de sa canne.

Puis l’homme brisé repart.  Son épaule pousse la lourde porte de la salle.  L’escalier en terrazzo est abrupt ; l’infirme accroche sa canne à son épaule inerte.  Libre, sa grosse main agrippe la rampe.  Il saute d’une marche à l’autre.  Monsieur Pilote s’arrête sans que personne n’intervienne.  Descente exténuante.  À peine cinquante ans ; on lui en donnerait quinze de plus.  En arrivant tôt, il évite la cohue.

Les joueurs et les amis le saluent.  Sa réponse : une œillade souriante.  Il s’assoit à l’écart, reprend son souffle, le visage en eau.  L’employé lui apporte sa queue et son chevalet remisés sous le comptoir.

— Merci, c’est pas nécessaire…  J’aurais pu aller les chercher, dit le joueur.

— Toucher à votre baguette me porte chance, répond l’employé.

Monsieur Pilote attend son tour.  Calmement.  Les joueurs chassent la nervosité comme ils peuvent.  En tirant quelques billes, en fumant, en caressant leur queue.  Certains parlent.  D’autres vont à la toilette à répétition.  Chacun son rituel.  Les spectateurs arrivent.  Quelques minutes avant le début, le patron tire au hasard le drap du tournoi.  Dévoilement de l’adversaire initial.  On peut présumer des autres adversaires au gré des victoires attendues.  Les paris sont ouverts.  Personne ne mise sur monsieur Pilote pour remporter le tournoi.  Mais ce diable peut mêler les billes…

Le visage de son adversaire affiche une mine sombre.

Le tournoi démarre.  Les billes roulent sur plusieurs tables.  Des arbitres contrôlent les parties.  Les spectateurs se taisent.

Monsieur Pilote s’avance.  Son handicap s’estompe.  Le joueur sautille avec aisance autour de la table, soutien rigide, solide.  Comme autrefois le bord de sa chaloupe.  Le bord de la table remplace sa main morte.  Il ne joue que d’une main.  Une main sûre.  Un peu de bleu au besoin.  Lorsque la blanche s’éloigne de la bande, le manchot emploie un petit chevalet long d’un demi-mètre.  Le poids de sa main gauche le tient en place.  Au besoin, il utilise le chevalet normal.

Aussi rapide que les autres joueurs.  Son état l’oblige à jouer de façon non classique.  Un champion des traverses.  Des coups audacieux.  Des boules tirées avec des effets surprenants.  Quel rétro !

Jeu égal.  Jamais un geste de colère ou de dépit.  Jamais de jurons.  Son visage buriné sourit, et mes oreilles entendent sa voix pleine de vagues douces.

Comme au temps de sa jeunesse, quand il pêchait le jour et jouait au billard le soir.  Il porte encore le pantalon de lainage tenu par des bretelles, la chemise à carreaux et la calotte.  Quelle que soit la saison, l’ancien marin porte ses grosses bottes.

Ce dimanche-là, monsieur Pilote joue en maître.  Les spectateurs s’agglutinent autour de lui.  On chuchote.  Comme avant son embolie.  Joueur redoutable.  Un champion.  Des photos sur les murs le prouvent.  J’ai lu les articles.  Les journalistes mettent en évidence sa modestie.  « Un champion sans démonstration » titre un texte.

Monsieur Pilote avait réappris à jouer à l’écart.  En composant avec son handicap.  Impossible de redevenir le joueur du passé.  Mais on lui voue respect.

Un coup audacieux me rive sur le banc.  Encore deux billes et c’est la victoire contre un dandy arrogant, prétentieux, fils à papa.  Sa famille est riche.  Leur appartement couvre tout un étage de l’immeuble.  On ne lui connaît pas de travail.  Le dandy passe ses journées à courir les filles et à jouer au billard.  Garde-robe impressionnante.  Le joueur porte des chemises aux manches amples, comme le poète Baudelaire, qui aimait la table verte.  « Baudelaire aimait à la passion le jeu de billard et le jouait avec une coquetterie extrême, relevant à chaque instant ses manches de mousseline », a écrit Gabriel de Gonet.  Cette parenté avec l’auteur des Fleurs du mal, mon livre de chevet, est plus profonde.  Mon imagination tisse des correspondances !

Je vis un autre dimanche baudelairien.  Monsieur Pilote, c’est l’Albatros ; cet oiseau qui boite sur terre, mais qui vole comme un dieu dans le ciel :

À peine les ont-ils déposés sur les planches

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux

L’Albatros de Baudelaire

La table autour de laquelle vole le joueur des beaux jours flotte sur les eaux du lac Saint-Jean.  Le vieux pêcheur tient sa queue comme une canne à pêche en indiquant la poche où tombera la dernière bille.  Son imposante main coiffe le bout de sa baguette de bleu ciel.  Il jette un regard au dandy.  La dernière boule garde l’entrée de la poche.  Danger d`y loger la blanche.

— Par la bande, la huit dans la poche au coin, annonce-t-il.

Il place sa queue sur le bord de la table, tire avec succès.  Victoire.

Le dandy marmonne des félicitations.  Les spectateurs applaudissent.

L’Albatros regagne, le visage défait, son banc.

Qu’en est-il de ces souvenirs ?  Monsieur Pilote est mort.  Un jour, la famille du dandy est partie en coup de vent.  Difficultés financières.

Quarante ans plus tard…

Ce soir-là, le jeune homme contre qui je joue à la Tabagie Harvey manie la queue d’un seul bras, plus petit, mal formé.  Impossible de soulever ce membre plus haut que l’épaule.  L’autre est un moignon.  Il joue sans chevalet.  Rapide.  Il appuie la queue sur le bord de la bande et lance.  Quelle habileté !

Comme l’Albatros, il me bat.  Je l’applaudis.

— Une revanche ?

— Avec plaisir, dit-il en souriant.  Une dernière, j’ai un meuble à finir à soir…

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.  Elle est aussi chroniqueuse régulière au Chat Qui Louche.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Le pêcheur de dorés, un texte de Jacques Girard, illustré par Virginie Tanguay… »

16 février 2016

La ténacité du pêcheur de dorés

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Le pêcheur ne lâche pas les dorés.  La barmaid tend un œil.  Le manque d’intérêt sillonne son visage blafard.

Son client est ivre et répète inlassablement la même phrase, la même rengaine.

— Le doré est meilleur en eau froide.

La serveuse s’en fout royalement de tout ça.  La jeune fille déteste la pêche.  Son registre de conversation couvre les racontars, le TV-Hebdo, Flash et Musique Plus.  Elle ne réussit même pas à raconter une histoire… convenablement.  Mais, son travail derrière ce comptoir minable l’oblige à s’occuper de cet unique client matinal qui, en revanche, ne lésine pas sur les pourboires.

L’adolescente ignore si le doré en eau froide possède les vertus dont discourt de façon intarissable le pêcheur d’origine amérindienne.  Assurément, sa patience ne se compare pas à celle de cet amant de la ligne.

« Passer une journée dans un canot à ferrer le doré dans les fosses froides, ça, c’est la vraie vie », soutient ce pêcheur en buvant une grosse bière par gorgées généreuses, sa troisième déjà.

— Ça, c’est « la p’tite vie », saute sur l’occasion l’employée de bar dans l’espoir qu’on change un peu de sport ou de sujet.

— Le doré est meilleur en eau froide, revient aussitôt le vieux pêcheur.  Il vante sa chair blanche et moelleuse.  En filet, les rois s’en régaleraient…

— Si vous le dites, ponctue-t-elle à tous les deux refrains.

La cafetière chante.  L’arrivée des buveuses de café approche.  Bienvenues seront-elles en ce matin de brume.   Vaut mieux leur bavardage que de tanguer en compagnie de son voisin d’en face.  Une odeur de poisson se répand dans le petit bar miteux.

La jeune fille supporte avec peine la vague.  Le mal de mer l’assaille, et son estomac souffre des relents de la nuit dernière.  Son visage non maquillé jaunit.

Le pêcheur, lui, vacille sur le bout d’un tabouret usé.  Comme s’il était perché sur une roche lisse.  Il lance sa ligne dans l’allée qui sépare l’endroit en deux sections.  La zone la plus sombre se métamorphose en une fosse si recherchée.

— Ça, c’est toute une fosse !

Coriaces, ces poissons !  Son amour l’emporte.  Le pêcheur enlève avec précaution l’hameçon, caresse la prise, lui parle et semble attendre la réponse.  Puis, les dorés « glissent » en douceur dans son sac délavé en bandoulière.  Une rasade — plus réduite maintenant — salue chacune des prises.

— Ma petite, souviens-toi bien d’une chose : le doré est meilleur en eau froide.

La serveuse en a assez et s’invente des travaux, excédée.

Finalement, les travaux d’entretien, ce qu’on appelle dans le jargon du métier le ménage, triomphent de lui et d’elle – des deux, disons-le.

— Le matin, c’est le temps du ménage, prétexte-t-elle en respirant comme un poisson qui cherche de l’air hors de l’eau.

La barmaid est petite, délicate et se moule dans un chandail mousseux.  Elle porte un jeans qui se marie au tapis usé.  Ses pieds nus gondolent dans ses godasses.

Elle peste contre le torchon et les articles de toilette.  Toutefois, ce matin-là, son allergie possède des nageoires, flotte sur les miroirs, frotte le comptoir, gratte le lavabo tout cerné et écaille  le plancher de céramique.

Enfin, une habituée se pointe.

Pause oblige.

De courte durée : la dame partage la même opinion que le pêcheur de dorés.  Aux dires de son mari, un adepte de la…

Marguerite reprend sa corvée.

— T’es en dépression à matin, Margot ! lui lance cette cliente si bénie qui connaît son aversion pour tout ce qui concerne les travaux de maintenance.

La fille derrière le zinc la dévisage, les yeux en hameçons.

— Elle est comme ma défunte femme, pas patiente, aime pas la pêche aux dorés et se jette dans le ménage.

— Votre femme est morte ? demande la serveuse.

— Ah oui.  Froide depuis longtemps.  Elle s’est noyée dans le grand Lac aux Dorés.  Une grosse tempête.  Je leur parle d’elle, aux poissons…

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.  Elle est aussi chroniqueuse régulière au Chat Qui Louche.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage, son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)



Les bleuets de la vie, un récit de Jacques Girard…

27 janvier 2016

Les bleuets de la vie…

À ma mère

Élevée sur une ferme, ma mère avait transplanté en  ville ses habitudes terriennes. Cette  conciliation  difficile  était  faite  de multiples compromis, alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québectantôt actifs, tantôt verbaux, puisque nous vivions dans un loyer assez exigu.

Qu’importe, son jardin poussait sous les lits, puis dans des boîtes sur les galeries ; on mangeait des œufs frais que nous ramassions, mon père et moi. Des pondeuses s’échappaient du couvoir de F .-X. Bouchard – monsieur le maire – et déposaient de beaux œufs sur le terrain de la scierie où travaillait papa.

La petite cuisine se transformait en four lors de la période des conserves. Le nez de maman, arqué, arrachait les mauvaises herbes qui poussaient dans l’immense jardin  de nos voisins.

Le  printemps,  c’était  le  temps  des semailles. Juillet,  nous allions faire les foins chez grand-papa Côté. L’automne, le temps de la boucherie. Que de souvenirs pour maman !

Cependant, le temps des temps, c’était celui des  fruitages : des framboises, des fraises, mais surtout des bleuets. Un second obstacle à ses désirs d’en ramasser, on n’avait pas d’automobile : mon père se déplaçait sur un vieux bicycle ballon.

Pendant la période des bleuets, ma mère perdait le  contrôle de ses mains. Ses doigts s’agitaient sur son tablier  comme  si elle en cueillait. Son regard bleu ressemblait à un champ tout mûr, et on aurait dit que le seul mets digne de ce nom était préparé à base du fruit de ce petit arbrisseau dont le Saguenay – Lac-Saint-Jean  est  la  première  région productrice au Québec.

—Une bonne tarte aux bleuets, répétait-elle, ce serait bon.

Un matin, en étendant le linge sur la corde, elle  répandait l’odeur ; ses voisines humaient l’arôme d’un beau pâté.

— Les bleuets sont beaux cette année. Il y en a en masse sur la terre chez nous, ajoutait-elle, en appuyant sur les mots importants. Ses yeux  épiaient  ou  semaient,  je  le  crois aujourd’hui,  des réactions.

Une heure plus tard, le message portait fruit, et on partait avec l’un de nos voisins. On s’entassait à dix dans la grande voiture  taxi. Les plus petits s’assoyaient sur les plus grands ou sur leur mère. Maman en adoptait un.

Comme d’habitude, le conducteur bougonnait.

Nous, les enfants, on était aux anges. En cette fin d’été qui se languissait, nos pauvres jeux nous ennuyaient. On faisait alors du mal, selon l’opinion des parents. Ça changeait le mal de  place, disaient-ils. Quel pique-nique avant le retour sur les banquettes scolaires !

Vingt minutes suffisaient pour se rendre chez grand-papa  Côté dans le rang Cinq de

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecSainte-Hedwidge.  Durant  le  trajet,  belle occasion  de  débiter le refrain d’usage. Je résume : être prudent, ne pas  trop s’éloigner et, le hic, la nécessité de ramasser au moins une  petite chaudière, condition sine qua non si on voulait s’amuser.

À ses deux rejetons, maman répétait la même chanson que sa voisine de banquette.

Alain et moi, on était d’accord ; nos amis, un peu plus réticents.

Leur père marmonnait quelques mots qu’eux seuls  comprenaient. Son message produisait  les  effets  escomptés.  Ils  se défonçaient jusqu’au repas. À genoux dans le champ, près d’un boisé,   nous rasions le sol. Impensable de garder pour soi une belle talle.

À midi, deux grandes couvertures grises étendues sur le sol  remplaçaient les tables. Sandwichs,  petits  gâteaux,  du  jus  en abondance, même de la liqueur (des boissons gazeuses). Quel régal !

Ce dîner sur l’herbe décuplait les forces de notre conducteur  qui, en matinée, s’était plutôt  occupé  à  explorer  le  terrain  à  la recherche d’une talle de manne bleue.

Ses efforts avaient été récompensés. Toute une talle, semblait-il. Muni de la plus grosse chaudière, le couple partait  seul, sa femme apportant une couverture afin de protéger ses genoux. Toute une cueillette en perspective.

Défense de les suivre. Ma mère, en fidèle complice,  prenait la gouverne de la troupe, nous  enjoignant  de  ne  pas  aller  dans  la direction prise par le couple.

Leurs enfants ne disaient rien. Moi, ça m’intriguait. J’avais bien une bonne douzaine d’années.  N’avait-il  pas  joué  cette  pièce champêtre l’année dernière ou deux ans plus tôt ?

Le duo était revenu avec quatre doigts dans le fond du récipient…

Qu’importe pour le moment. Ma mère se mit à  ramasser  tandis que nous, les enfants, nous jouions aux cowboys  et aux Indiens, avant  de  nous  remettre  à  la  cueillette. Éclaireur, j’étais chargé de débusquer les ennemis. J’en  profitai pour contourner une élévation et, quelques secondes plus tard, une conversation attira mon attention : des voix familières…

Mes pieds effleuraient le sol. Il valait mieux ne pas m’avancer davantage.  Je risquais de trahir ma présence et de goûter au poteau de torture de…

Mes oreilles, assez bien développées merci, percevaient à travers les branches.

— Moi, ce que j’aime, c’est tes beaux gros bleuets, dit  notre  voisin qui, pour une fois, articulait de façon audible.

Malgré mon âge, je savais à quelle grappe il s’attardait .

Sa femme arborait un corsage bien fourni.

—Ils  commencent  à  être  flétris.  Ils tombent, c’est la vie. C’est comme les bleuets, la saison est courte, avoua-t-elle,  avec des soupirs étouffés.

Sa  voix  était  douce,  d’une  douceur maternelle, encore plus douce que d’habitude.

Le cueilleur  respirait  plus  fort.  Je l’entendais bien.

—Ils sont flétris… mais beaux quand même.

Notice :

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Mallarmé, une nouvelle de Jacques Girard…

25 novembre 2015

Mallarmé

En dixième année,  j’eus un professeur de français fort singulier.chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec

Ex-militaire canadien  d’origine anglaise,  il  n’avait rien en commun avec les vieilles filles et les frères qui m’avaient enseigné pendant  mes jeunes années.  Il  était grand, sec, les cheveux roux toujours soigneusement  rejetés en arrière. Son visage régulier était  impassible  et son  sourire  se limitait à desserrer les lèvres, laissant voir deux belles rangées de dents blanches.  Une  fine moustache  à l’Errol Flynn contrastait avec son air austère. Un complet boutonné en tout temps ajoutait à son flegme.

Monsieur Francis s’exprimait sans accent particulier. Ce pédagogue très différent me plut d’emblée. Son  regard projetait un petit quelque chose d’énigmatique.

Les rapports avec  ses  élèves  ne  dépassaient pas  le cadre  de son  enseignement. Toutefois,  les étudiants  aux prises  avec  des  problèmes trouvaient en  lui une  oreille attentive et respectueuse.  Nous avions toutes les peines du monde à faire capituler sa froideur.

Dès que monsieur Francis nous lisait un texte, tout en lui changeait. Le regard s’enflammait, les  mains habituellement au garde-à-vous s’emportaient  et son corps se dépliait. La plus grande  modification résidait dans sa voix. Plutôt monocorde, et souvent soporifique, elle  se transformait,  épousait  les méandres  du texte  et se  mariait aux mots. Son registre vocal s’étendait  alors sur plusieurs octaves.

La première lecture qu’il fit d’un texte puisé dans notre manuel médusa notre horde estudiantine. Nous  nous regardâmes, ne sachant  quoi  penser.  Que  nous  réservait cette intonation aussi fraîche qu’inattendue ? Avait-il comme objectif  de  nous  prouver  qu’un  Anglais  pouvait  lire et, surtout,  rendre  justice à  un texte  français ?  Voulait-il nous épater  en ce début d’année scolaire ? Voulait-il nous montrer son goût pour la littérature ? Il  n’en fallait pas plus pour que monsieur Francis s’imposât comme un maître.

Mes cours préférés étaient l’histoire, la géographie et le français. Sous l’impulsion de monsieur Francis, cette dernière matière  prit  une  tout  autre  dimension.  Notre  manuel,  la célèbre  Méthode de composition française de Geslin et Laurence, devint mon livre de chevet. Je lisais et relisais les textes. J’appris par  cœur  mes  premiers rudiments de littérature dans  les deux  chapitres consacrés aux  lettres françaises et canadiennes-françaises. À la fin des années 50, on ne parlait pas encore de littérature québécoise.

« Prenez votre manuel à la page 145.  Le texte s’intitule Collision. C’est  un extrait  de  Ah! si… de  Boufflers,  un écrivain aimable de la fin du dix-huitième. »

Le silence se fit.

« Halte ! morbleu ! donc ! misérable ou  je vous brûle la cervelle », s’exclama monsieur Francis, méconnaissable.

Trois phrases plus loin, ses quelque  trente élèves voyaient passer par la fenêtre,  qui donnait sur le boulevard Saint-Joseph, deux voitures qui allaient se heurter. Notre instituteur prit une petite voix de femme tout apeurée.

« Arrêtez donc, postillon ! Vous allez tout briser ! »

Il imita le  conducteur, joua  du  fouet, mima   un bourgeois tiré de son sommeil par l’arrivée soudaine de ces deux équipages  au  beau  milieu de la nuit.  Nous vîmes la collision, nous entendîmes  les bruits quand les essieux se cassèrent,  lorsque les roues s’engagèrent et que les pièces volèrent.  Nous nous  recroquevillâmes  sur  nos  chaises  de peur d’être blessés par un objet perdu.

Comme les pauvres habitants de Flussentat, nous crûmes  la fin du monde  venue.  Monsieur Francis donna  la parole à tout le village. André Gide aurait applaudi une telle performance.  Nous restâmes sans voix.

Nous eûmes droit à  plusieurs prestations  du genre  au cours de cette merveilleuse année.  Notre maître de français ne faisait rien  comme les  autres. Il nous imposait subrepticement sa  passion   pour  les lettres. Ses  longues parenthèses en  littérature  m’enflammaient. Notre  horaire comportait une  période de  bibliothèque. Habilement, monsieur  Francis  devint  mon  guide.  Je  commençai à  lire autre chose que des Bob Morane.  Mon initiation à la poésie se fit dans les deux anthologies  de Van Bever et  Léautaud. J’avais du plaisir avec les mots et j’écrivis quelques poèmes.

Mon bonheur  souffrait de  ce que  j’entendais  dire sur son compte.  On racontait qu’il était cocu résigné. Sa femme, genre Eva  Gardner, était  volage et  le  trompait sans vergogne.  Dans une  petite ville, tout se sait.  Une  nuit, elle partit avec un autre  prof. Monsieur Francis termina  l’année, à ma plus grande joie. J’avais craint qu’il fût obligé de donner sa démission.

Son  attitude à notre égard  ne souffrit  pas de ses malheurs. L’enseignement du français et des  auteurs constituait un exutoire, pour  citer Flaubert. Durant  les vacances, il partit. Un  matin,   je me  rendis  compte que l’appartement  qu’il occupait, à quatre maisons de chez nous, n’avait plus de rideaux. Plusieurs boîtes embourbaient la galerie.

Je  revis monsieur  Francis  quelques  années plus tard dans un hôtel de Chicoutimi où il  était agréable de  prendre un verre. J’étudiais à l’École Normale. Ce soir-là, je réussis à lui avouer  l’influence  qu’il avait  eue  sur  ma  décision de m’orienter en lettres.

Monsieur Francis enseignait le français dans un cégep en banlieue de Québec et il jouissait d’un congé sabbatique, complétant  une maîtrise sur Mallarmé. J’eus un cours sur le poète de Brise marine.  Il  m’expliqua sa poésie symbolique, sa volonté de donner aux mots de la tribu un sens nouveau.

Mallarmé qui enseignait l’anglais…

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres,Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Un récit de Jacques Girard…

4 mars 2015

Le cimetière de poche

Tout s’arrêtait  le dimanche. Le quartier s’immobilisait. Nous demeurions au dernier étage d’une  grande maison de style baroque. Même le chat qui louche maykan alain gagnon francophoniemoulin des Gagnon, autour duquel la municipalité s’était  construite, cessait d’émettre sa batterie de sons et de cris stridents. De notre logement, nous entendions le cri aigu de la  sirène annonçant les  périodes de  repos et  de changements  de quart. Seul l’enfer  brûlait. Toujours. Sous  cet  immense cône  de fer  rougissant se  consumaient des tonnes de résidus ligneux. Ce dé à coudre géant  crachait sans relâche une fumée  noirâtre et empoisonnait le quartier. Les maisons, les garages, les autos, les jouets et les rares fleurs étaient enduits d’une pellicule de suie et de bran de scie formée sous l’action du vent, de la chaleur, de la pluie ou du froid.
Ce jour-là, le vent d’ouest  poussait, vers notre coin de vie, une nappe sombre. À la demande de ma mère, j’enlevai le linge suspendu sur la corde. Je tirais sur la corde et les nuages noirâtres  s’amoncelaient pour se faire plus lourds, plus menaçants.
Au  contact du câble, le froid  me fit  tressaillir comme si j’avais  reçu une décharge électrique. L’état de santé de mon père me préoccupait plus que tout. À l’église, j’avais prié  pour  mon  père  atteint de  la gangrène. La grande médecine envisageait l’amputation. Peut-être une  jambe.  Assurément  un pied. Entretemps, interdit de marcher et attention de heurter la plaie. Ces deux restrictions réduisaient nos activités.
On  vivait  dans l’attente, l’inquiétude  et l’angoisse.
Mon père souffrait en silence. Juste avant le dîner, la visite de l’ami avec lequel nous allions à la chasse changea l’air  dans la maison. Exubérant de nature, il en rajouta afin de réconforter  papa.  Charlie Desbiens avait vaincu la gangrène grâce à sa résistance physique et morale. On connaissait  cette  histoire.  « T’es deux fois plus fort que lui », avait dit Jean-Eudes. Mon père sourit quand il lui offrit deux perdrix piégées au collet.
Notre  parenté espaçait les  visites. Nous  étions abandonnés. Heureusement, ma mère jouissait d’une santé et d’une force morale à toute épreuve. J’avais un an et demi de plus que mon frère et je comprenais la gravité de la situation. Un étau me serrait la poitrine depuis que la santé de notre père s’était détériorée. Une banale blessure à un pied s’aggrava  en une affection maligne. Père avait négligé de recourir à certains soins.
Notre bon vieux médecin de famille espérait sauver son pied. Il venait le voir souvent, n’ayant que la rue à traverser.
chat qui louche maykan alain gagnon francophonieTout  cela  bousculait mon  enfance et  je souhaitais m’évader. J’allais marcher sur la voie ferrée, un endroit que j’adorais.
L’entrepreneur de pompes  funèbres  rangeait  ses corbillards dans le garage des voisins. La mort circulait sous notre véranda.  Le propriétaire  de la maison où nous  étions locataires fabriquait des  monuments funéraires. Le marchand affichait ses produits dans un petit cimetière qui donnait sur la rue. Quelques pierres lugubrement  serrées  les unes sur les autres. Avec le temps, cet espace s’intégra à notre univers.
En cet  après-midi, à la hauteur  du cimetière  de poche, j’entendis : « Ici repose Jambe-de-Bois. » Phrase bien articulée. Une  prononciation inhabituelle  dans la bouche du tailleur de pierres. La mort le forçait à travailler. « Ici repose Jambe-de-Bois », répéta-t-il.
L’homme ricanait.  Une odeur de soufre empoi¬sonnait l’air. Il riait en me regardant, debout sur le perron du petit garage converti en atelier.
Cet homme respirait la méchanceté. La mort rôdait dans ses mains. Dans sa bouche.
Le marchand  de monuments  était  impitoyable à l’égard des faibles. Notre famille s’avérait une proie de prédilection. Les murs de papier tamisaient si peu ses propos  acerbes. Pourtant, mon  père  travaillait  au moulin et  ne  refusait jamais de  faire du  travail supplémentaire. On payait  notre logement  et on ne quémandait rien à personne. Beaucoup de familles se trouvaient dans notre situation.
Le vendeur de pierres tombales nous avait pris en grippe. Il appelait  mon  frère  « portes de grange »  à cause de ses oreilles.  L’expression  « sans-talent »  nous désignait. Il aurait voulu qu’on fasse appel à sa pitié d’usurier, comme nos voisins. Comme lui qui devait compter  sur la difficile  générosité de son  père.  Les visites de ce dernier secouaient la grande bâtisse. Ma mère  ne  manquait jamais une  occasion, par  des allusions finement amenées, de les lui rappeler, ce qui attisait sa haine. Sa femme s’accommodait de cette situation sans tomber dans le jeu de son conjoint. Elle était une  femme de  tête  et  ses  intérêts lui  com¬mandaient d’en  soutirer davantage au père à la bourse bien garnie.
Notre propriétaire se vengeait  sur  mon  père  qui n’offrait plus  aucune résistance. Il  savait que  le fabricant de monuments l’appelait  « Jambe-de-Bois » en se référant au personnage de Claude-Henri Grignon. Il n’aurait jamais  osé  lui  dire  en face.  Même  sur  une seule jambe, mon père n’en aurait fait qu’une  bouchée.
Mon  regard fit  le  tour  des  épitaphes. Il  nous détestait au point qu’il aurait pu graver le nom de mon père sur l’une  de ces pierres. L’homme  continuait  de rire  en  se  frottant les  mains afin  de  chasser les poussières  de pierre. La saleté  de son visage cachait des traits hideux.
Je quittai  l’endroit en pleurant.  Mon père si fier, si fort, réduit à claudiquer ! Il ne pourrait continuer à travailler au moulin. Sans instruction,  privé de sa motricité, j’imaginais mille scénarios. Le mot avenir prenait une connotation inquiétante.
Le petit garçon que j’étais  ne pouvait pas chasser ces images. Je marchai sur les rails. Rien ne pouvait me consoler. Je maudissais notre propriétaire.  J’étais incapable de balayer de ma tête l’image de mon père se déplaçant sur une seule jambe ou avec une prothèse orthopédique ou à l’aide de béquilles. Au retour, je pris un autre chemin et essayai de cacher tant bien que mal ce qui s’était  passé. Je mangeai  peu• au souper  et le sommeil vint difficilement.
La prédiction de notre médecin se réalisa. L’opération fut  un succès.  L’amputation se limita  à deux  orteils. Mon  père  se  remit  assez  rapidement, reprit son  travail et notre situation financière s’améliora. Trois ans plus tard, nous partîmes, au grand dam  de notre  propriétaire, nous  établir  dans  notre propre maison.
Le jour du déménagement, le 13 novembre, s’avéra une date marquante.
Une vingtaine d’années  plus tard, je me retrouvai à la  banque derrière notre ex-propriétaire,  qui  se plaignait d’être rongé par la goutte et le chat qui louche maykan alain gagnon francophoniediabète. La souffrance avait  raviné  son  visage.  Il avait  à peine dépassé  soixante ans,  mais  on lui en  aurait  donné quinze de plus.
— Je suis maintenant  obligé de marcher  comme une tortue et avec cette canne, pleurnichait-il.
— Vous êtes chanceux, vous avez encore tous vos membres, dis-je. Mon père a dû, lui, se faire couper deux orteils. On demeurait dans votre logement à cette époque, vous vous souvenez ? Votre canne, c’est mieux qu’une jambe de bois ! ajoutai-je d’un ton froid.
Le vieillard  se tut. Il se contenta d’attendre  son tour, visiblement nerveux.
Avant de quitter la banque en se traînant, il me jeta un regard de pierre.

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieJacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Un récit de Jacques Girard…

20 février 2015

La mante ouvrièrechat qui louche maykan alain gagnon francophonie

Son cher bungalow…  Notre voisine ne vit que pour son château, comme elle l’appelle. Sa douce retraite.

Ce bout de femme, énergique,  y investit les fruits de son travail et y consacre tous ses loisirs.  Même sa vie amoureuse est subordonnée à son royaume.  Cet amour, donc, elle le partage entre son fils et sa propriété – ou vice versa.

Disons plutôt que les attentions qu’elle dispense à son rejeton gravitent autour de la maison. La mère se justifie en disant que la propriété lui reviendra, à lui. Il  met ses petites mains à l’épaule. À l’entendre parler, sa maison – elle insiste sur l’adjectif possessif – tombe en ruine et elle s’accuse de la négliger. Sa conscience trouve quelque répit dans la peinture fraîche.

Le dernier  cri des fenêtres orne les ouvertures et les portes se succèdent au gré des modes. Dans la rue, elle est la seule à pouvoir profiter d’une verrière. Toutefois, le peu de temps dont elle dispose ne lui permet pas d’en jouir. Le chat a élu domicile dans le solarium.

Où la travailleuse puise-t-elle ses fonds? Tout est toujours trop cher sauf lorsque c’est pour améliorer son coquet bungalow qui se démarque de ceux des voisins, pourtant de la même fournée.

L’ouvrière architecte est fière de l’avoir refait de fond en comble.

L’été, au lieu de profiter des bienfaits de « sa » piscine, le bout de femme fait la guerre au chiendent, vêtu de son costume de bain et d’une paire de bottes.  Elle regarde le gazon pousser dans  l’espoir de le tondre aussitôt. Sa tondeuse, c’est son exercice, jamais remisé.

En hiver, elle se métamorphose en ouvrière, boucle sa ceinture et améliore le sous-sol, repeint une pièce ou modernise tel coin. « Y a toujours quelque chose à faire dans une maison », répète-t-elle.

Le printemps, elle brasse la neige afin d’activer la fonte. Cette ouvrière ne lit que des revues consacrées aux travaux      de     rénovation,     d’agrandissement     ou d’embellissement. Ma maison, Décorez votre maison, Réno­ ci Réno-là, Les Jardins d’aujourd’hui remplissent le porte-revues et sa tête d’idées nouvelles.

Avec elle, la conversation bifurque indéniablement sur la… maison, sa maison plutôt.

Donc, sa vie s’écoule entre son travail à l’hôpital et son royaume dont elle veut améliorer la valeur.

— Une propriété, ça prend de la valeur, affirme-t-elle, à condition de s’en occuper.

Par conséquent, adieu aux samedis, dimanches, jours fériés, congés. Le mot « repos » l’insulte et « grasses matinées », ce plaisir tant convoité par une armée de travailleurs, la met hors d’elle. L’incontournable rendez-vous à l’épicerie équivaut à une perte de temps. Vous voyez un peu le portrait.

Une opération à un genou ne l’a pas empêchée d’ajouter une seconde rocaille entretenue à un brin d’herbe près. Appuyée sur une canne,  l’éclopée maniait la pelle et poussait la brouette quand  même.  Une collection d’outils couvre deux murs du garage, voilà ses bijoux. Ce que notre voisine fait doit être fait dans les normes, sinon à la perfection.

Toutefois, lorsque de gros travaux, des travaux majeurs, s’annoncent,  notre voisine change de tactique. Un homme entre alors, comme ça, dans sa vie.

La clôture et le patio, sur lequel on  ne la voit jamais, portent la griffe du beau Marcel. On a baptisé « Hugues »  le garage et « Jean » le toit. La verrière s’appelle « Normand ». Elle s’est réconciliée avec son ex-mari et le père de son enfant, le temps qu’il  transforme la maison du  tout  au  tout.   La première fois, on s’entend. Eh oui, intérieur et extérieur.

Comme la mante religieuse, l’ouvrière d’occasion l’a répudié une fois l’œuvre accomplie.

Avec ses amoureux du moment, cette femme, une femme de tête, assez coquette et agréable, est fidèle et semble vivre un grand amour.

Jusqu’à la rupture des tourtereaux. L’éplorée se console dans le travail. Elle trouve refuge dans la maladie. Puis, un nouvel homme fait son apparition. Comme ça. Non !

« Un chantier se prépare », en conclut ma femme. Pourtant, tout a été refait. « Qu’est-ce qu’elle mijote ? » se demande l’entourage. On spécule sur l’agrandissement du salon de bronzage. Peut-être un autre étage.  Un second garage. Pas le patio !

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieL’homme est un ami de son ancien mari, un compagnon de chasse et de pêche, glisse-t-elle dans la conversation à la hauteur de la clôture.

On le sait. Un pauvre homme. Sa femme et lui font maison à  part;  lui en  bas, elle en  haut.  Des dépressions répétées torturent sa conjointe. Notre voisine lui offre une oreille attentive et réconfortante.

« Ça lui fait du bien », argumente la psychologue…

« Attention, il n’y a rien entre nous », se défend-elle avec des poses de vierge offensée. L’homme est manœuvre, ouvrier de métier et électricien de surcroît. Il est adroit dans le domaine de la construction.

Un jour, on apprit,  de sa bouche, qu’elle s’était acheté un chalet. Un chalet qui avait  besoin de beaucoup de réparations…

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.