Ciel, mon lazzi !
Mon cher Chat,
Je me suis mise en scène un 13 juin. Tragicomédie : ma mère tout en soliloques dramatiques implorait le deus ex machina de couper enfin court à ses douleurs. Mon père sous les feux de sa rampe, attendait, anxieux, figurant bien inutile, l’ouverture du velours rouge. Côté cour, un prêtre multipliait ses pantalonnades en aparté au Bon Dieu. Côté jardin, le médecin, trouvant que le marivaudage avait assez duré, s’armait de forceps tout en pensant catharsis chirurgicale. Tandis que les cloches de la grand-messe de 11 h carillonnaient à toutes volées, les crochets obstétriques m’extirpèrent enfin de ma loge, tête d’affiche quelque peu froissée. Le visage tout en arlequinades, je franchissais donc le quatrième mur en hurlant ma première réplique. Mais pensez-vous, le Chat, qu’on le franchisse réellement un jour ? Et si Shakespeare avait raison.
« Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles ».
Je me suis mise en scène un 13 juin. C’est là que j’ai commencé à jouer. Le cabotinage ou l’art d’attirer l’attention sur soi aux dépens des autres n’est-il pas l’apanage des nourrissons ? Au prologue de ma vie, pas plus bête qu’un autre, j’ai donc compris l’emprise que je pouvais avoir sur mes parents et j’ai mis au point différentes pantomimes susceptibles d’émouvoir ce tout premier public. Mon premier espace de jeu étant assez restreint et la répartition des rôles sans grande surprise pour l’époque (une mère au foyer, un père assidu au travail, tous deux fort investis auprès de leur premier-né), je ne vécus rien de bien cornélien dans mes premières années. Ce gentil drame bourgeois dut, j’imagine, se corser quelque peu quand il me fallut composer avec une fratrie puisque je perdais alors le rôle de la jeune première. « Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie… » Mais j’étais en âge d’aller jouer à l’extérieur. C’est d’ailleurs très souvent en tournée que je donne dorénavant les meilleures représentations.
Sur Terre, sept milliards de mises en scène éponymes. Ne jouons-nous pas tous le rôle principal dans l’histoire de notre vie ? Qui retrouve-t-on dans votre compagnie de théâtre expérimental, cher Chat ? Si vous composez inévitablement avec quelques acteurs imposés, vous devez prendre en charge une bonne partie du casting, n’est-ce pas ? On ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas toujours ses collègues de travail, mais on choisit ses amours, ses amis. Nous avons, vous et moi, choisi de tenir un petit rôle dans la production théâtrale de l’autre. « Comme c’est bizarre, comme c’est étrange et quelle coïncidence ! » Ainsi on joue dans sa propre pièce, mais aussi dans celles des autres. Je suis folklore dans la vie d’untel, figure d’autorité et de savoir dans la vie d’un autre. Je suis héroïne parfois, simple quidam souvent. Je suis donc apte à interpréter plusieurs rôles en fonction de plusieurs publics.
Et vous, le Chat, que faites-vous dans la vie ?
Vous faites bonne impression. N’est-ce pas ce vers quoi nous tendons tous ? En 2009, en vous mettant subtilement à loucher, n’avez-vous pas modifié votre image pour vous octroyer une nouvelle identité, originale, étudiée, susceptible de vous démarquer dans l’espace médiatique ?
Hamlet
Alors, « Être ou ne pas être, là est la question ». Nous nous servons de notre corps, de notre voix et, pour certains, de notre écriture comme instruments de représentation, afin de nous donner le genre qui convient à la situation. Il ne s’agirait donc plus d’être, mais de montrer surtout. Montrer par les voies de l’interprétation que je suis crédible, que je suis honnête, que je suis intelligente, que je suis charmante, que je suis bien celle que je veux que vous perceviez. Et pousser parfois la mascarade, si l’on possède bien l’art et la maitrise de ces outils, à s’attribuer des qualités qu’on ne possède pas toujours. Mais attention, le public n’est pas dupe. Et si vous ne voulez pas faire un four, ne vous mettez pas à déclamer toutes les fleurs factices que vous avez le goût de vous lancer. « Cachez ce sein que je ne saurais voir », et jouez de manière plus subtile d’intonations, de silences, de nuances, du choix des mots et des arguments pour que l’autre finisse par croire en la véracité de tous vos lazzis.
Elle est là, l’idée de la mise en scène. Investir dans son costumier et choisir avec soin l’accessoire qui fera la différence, s’approprier un autre langage, plus jeune ou plus régional, plus châtié ou plus caressant, selon le destinataire, pour mieux entrer en contact. Si aujourd’hui, « moé, j’aime le bingo ; moé, j’adore ça l’bingo ; moé, y’a rien au monde que j’aime plus que l’bingo », c’est bien pour me faire plus facilement une petite place de belle sœur dans votre famille. Et puis jouer aussi de ses possibles apparences pour mieux s’asseoir, pour mieux séduire. Ne pensez-vous pas qu’un enseignant peut faire croire n’importe quelle ineptie à ses étudiants si elle est proférée avec aplomb ? Et enfin, quel homme n’a pas joué de mensonges romanesques et baroques au tout début d’une liaison ? « C’est un roc, c’est un pic, c’est un cap. Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! »
Je vous vois froncer la moustache, cher Chat. Il est vrai qu’il serait quand même assez diabolique d’acter toujours de manière consciente et constante en fonction de l’effet désiré. Et puis, en fait, à bien y réfléchir, si nous jouons notre partition en fonction des circonstances, n’est-ce pas alors plutôt le spectateur qui distribue les rôles ? Retournement de situation : je n’ai plus rien d’un metteur en scène puisque me voilà à jouer ce que l’on attend de moi afin que peut-être l’intrigue tourne à mon avantage. Mais là aussi, ce serait bien trop facile. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Le quiproquo vient alors compliquer l’action dramatique puisque vous l’avez peut-être déjà expérimenté, Chat, ce que l’on croit offrir de soi n’est pas toujours perçu comme tel, et ironie du sort, peut parfois être interprété tout en contrepoint.
La scène n’est pas une petite affaire. Ce ne sont que « serpents qui sifflent sur vos têtes ». Merde ! Permettez que nous sollicitions Cambronne dès
Les Belles-Soeurs
à présent, histoire de convoquer la chance. C’est à se demander s’il ne vaut pas mieux tomber le masque et jouer franc jeu. Et puis, de toutes les façons, il me semble que plus on vieillit, plus on se veut transparent. Avec de la maturité et de l’expérience en coulisse, il est sans aucun doute plus aisé d’être soi-même sur les planches. On milite alors pour un théâtre engagé qui fait fi du trou du souffleur. Mais…. il y a encore un mais. Est-on libre d’élaborer une image de soi qui nous corresponde vraiment ? N’endossons-nous pas à notre insu, celle que nous dictent les règles et les rites de l’échange social ? Voyez-vous, le Chat, les modèles culturels sont si prégnants qu’ils nous collent à la peau. C’est triste à dire, mais les femmes épousent encore l’image féminine du sexe faible recherchée par les hommes. Il n’y a qu’à feuilleter nos magazines. Entre le poêle et le frigidaire, je t’attends et je prends ma pilule. Et je ne cite ici qu’un de nos nombreux conditionnements inconscients.
Je me suis mise en scène un 13 juin. Il y a quelques décennies. C’est vous dire que j’en ai joué des rôles. C’est vous dire si je me suis essayée, si je m’essaie encore. Sans entractes. De la duègne à la soubrette, de Dona Elvire à Germaine Lauzon. Jouer le jeu pour « éclaircir mes beaux mystères ». Toujours. Parce que l’espace théâtral de nos vies est ininterrompu, pluriel, changeant et négociable. En fait, c’est très simple, le Chat : quand on se sent bien dans un rôle, c’est qu’il est proche de nous. Ce sont ces rôles-là qui nous révèlent. Et c’est ainsi que certaines personnes sont plus authentiques que d’autres dans leurs rôles.
Je n’en suis pas à mon dernier coup de théâtre. Et avant qu’on ne brûle mes planches, avant que « sans un pli, sans une tâche, j’emporte malgré vous mon panache », je vous jouerai surtout la comédie. Pour vous faire rire, le Chat, mais surtout par amour de moi, parce que je m’y retrouve.
Sophie, votre baladine.
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.
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