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Cher Chat,
Nous sommes dimanche et l’agneau pascal mijote dans le four. Laissez-moi vous convier à ma table, mon Minet, et vous persuader de la suprématie de mon gigot sur votre jambon. Assiégeons-nous entre mets et mots et engageons, je vous en prie, une table ronde autour de cette polémique gastronomique qui veut qu’en attendant le lapin, vous mangiez du cochon, alors que nous attendons les cloches de Rome en dégustant de l’agneau. Comme tout bon français qui se respecte, j’ai ma théorie sur la chose. Comme sur toute autre chose d’ailleurs.
Si l’agneau sacrifié dans mon assiette symbolise le Christ ressuscité et, au-delà, la représentation symbolique du sacrifice d’Abraham, vous conviendrez que la tranche de jambon aux ananas n’a pas la même envergure spirituelle. Évidemment, vous avez des circonstances atténuantes. L’agneau, en Nouvelle-France, était établi comme la viande des anglophones et on peut poser l’hypothèse que c’est dans une logique d’opposition que vous jetâtes votre dévolu sur le porc français. Mais franchement, le Chat, vous ne trouvez pas que le choix est malheureux ? J’ai ce midi dans mon assiette celui qui a brouté l’herbe tendre des prés, tandis que vous avez celui qui a pataugé dans la fange. Décidément, mon cher, nous n’avons pas les mêmes valeurs.
Voici le genre de provocations gratuites un peu cavalières qui pourraient, selon moi, non seulement pimenter un brunch de Pâques, mais surtout l’étirer en un long siège. M’en garderiez-vous rancune, le Chat, quand viendrait le temps de rentrer chez vous quelques heures plus tard ?
Je suis nostalgique des engueulades de table à la française qui font s’éterniser les repas en cafés et pousse-cafés, de ses joutes oratoires parfois cruelles qui pourtant ne prêtent jamais à conséquence, de ces coups de gueule et de poing qui font tinter le cristal d’Arques et qui teintent les bons gueuletons d’une esthétique particulière. Je vous parle d’art, le Chat. Il s’agit bien d’un art de l’altercation à table, avec ses procédés pour exciter les défenses passives, ses bottes secrètes entre le pot au feu et le trou normand, son jeu de fausses esquives entre le camembert et la poire au vin. Je suis nostalgique des tablées de mon enfance où la rhétorique était au service de la table et où la table était au service de la rhétorique. Le saucisson devenait alors politique, la purée littéraire et le digestif libertin. Voilà le régime contre le poids de l’existence auquel j’aspire encore.
Je revois mes deux grands-pères, de part et d’autre de la table, quitter petit à petit leurs retraites et s’envoyer, tour à tour, leurs petits boulets de canon, en opinions de plus en plus tranchées, tandis que se multipliaient les toasts. C’était de Gaulle contre Pétain, Peugeot contre Citroën… Mes aïeuls avaient la contrescarpe solide, et je regardais pleuvoir leurs hallebardes avec ravissement dans les dernières volutes des gauloises et des cigares, sachant qu’à l’armistice du repas tous se quitteraient la fleur au fusil.
Le monde peut-il se refaire seul, debout à grignoter devant son frigo ? On ne sait plus aujourd’hui quand commence et finit un repas. Et pourtant, le Chat, j’en suis persuadée, c’est autour de la table, quand le corps est repu et s’attarde en gourmandises que les esprits s’échauffent le mieux. Vous ne me ferez pas croire que vos révolutions étaient si tranquilles autour des tourtières d’antan. Alors, est-ce parce qu’on n’a plus rien à se dire qu’on ne reste plus à table ou est-ce parce qu’on ne reste plus à table qu’on finit par ne plus rien se dire ?
Et si la faute incombait tout simplement au contenu de l’assiette. La mode est au fastfood qui s’ingurgite au lance-pierre et qui reste sur l’estomac, comme un non dit ; au p’tit plat congelé à la chaine qu’on sort du micro-ondes comme une réflexion toute faite. Je pense, le Chat, et pardonnez-moi d’avoir encore une théorie sur la chose, qu’une bonne table des matières est certainement plus à même de dresser le couvert de la communication. L’esthétique de la table influencerait donc largement l’esthétique du discours.
Alors oui, le gigot d’agneau est mon blason. Et je sais qu’en ce jour de Pâques, si proche des élections présidentielles, les Français ne passeront pas outre ce droit de cuissage, savoureux prétexte aux plus belles guerres intestines. Cependant, je trouve tout à fait légitime que vous défendiez votre jambon, même s’il manque un peu de noblesse. Je vous invite donc au restaurant, le Chat. Nous choisirons la table d’hôte gastronomique que nous accompagnerons d’un vin de caractère, ainsi nous passerons du jambon, du gigot, du toc à l’âme.
Sophie
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.