Rêve : les jeux du mental… Alain Gagnon

11 février 2017

Propos sur l’oubli de soi

Le temps draine vers nous tous ces rêves, tristes ou joyeux, qui de notre mental émergent, lente théorie ; et nous nommons cela notre vie.  Ils défilent, hachurés, et nous offrent une consistance factice qui cache la réelle consistance.

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Jeux du mental

*

Dans nos relations humaines, d’ordre professionnel ou privé, je peux interagir en mâle agressif et jaloux de ses privilèges réels ou supposés, ou me souvenir de ce que je suis et reconnaître dans l’autre ce que j’ai tendance à oublier en moi-même.

*

L’art comme raccourci vers la ressouvenance.

La musique invite, le tableau invite, les mots invitent, la danse invite… Qui sait répondre se rapproche de l’essentiel, du nœud de lui-même, de ce qui s’exprime mal par la raison des phrases liées, de ce qui le dépasse et le contient.


Le vieil homme et la musique…, par Alain Gagnon…

15 novembre 2016

Actuelles et inactuelles

La beauté, cette liberté dans la nostalgie ; cette douleur que nous cause la proximité du lointain, selon Heidegger.

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Vernay

Notre mémoire conserve des séquences ou des scènes du passé. Elle est plus tachiste que rectiligne. Dans le courant de notre vie se détachent des îles ou des îlots qui représentent des expériences formatives qui nous reviennent en temps de nécessité.

Souvent, lorsque je désespère de l’art, que je doute de sa valeur ou de son utilité, la scène ci-dessous resurgit de l’enfance, comme si c’était maintenant. Je l’ai déjà mentionnée dans un ouvrage et je la reprends ; elle me requinque.

« Lorsque j’étais gamin, on faisait beaucoup de musique à la maison. Pianistes, chanteurs et violonistes s’y donnaient rendez-vous, surtout les soirs d’été. Un voisin, octogénaire et analphabète, traversait la route et s’installait sur un banc, sous la véranda. Il écoutait et pleurait. Mes tantes et mon grand-père l’invitaient à entrer. Avec obstination, il refusait.

« Il n’aurait pu nommer aucun des musiciens que l’on interprétait, encore moins lire ou écrire leur nom. Mais quelque chose, au plus profond de lui, le poussait vers les mélodies et les chants, et il s’approchait, fasciné, comme le scarabée d’or par la lueur du lampadaire en juin. Il y avait pressenti et y goûtait une nourriture riche, essentielle pour cette partie de son être que les aliments de la table ne pouvaient contenter. Une nécessité confuse, mais impérieuse, l’attirait jusqu’à ce banc inconfortable.

« Ce n’était pas un érudit, mais il jouissait d’une culture intérieure et silencieuse que beaucoup du salon auraient pu lui envier. De la beauté et de l’ailleurs, il avait la nostalgie. Il avait le sentiment confus de toucher, par l’œuvre, à un ordre d’expérience qui n’est pas celui du reste de nos vies », comme l’écrivait Henri Godard.

(Extrait de Propos pour Jacob, Éd. de la Grenouille Bleue)

L’auteur…

Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon chat qui louche maykan alain gagnondu Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998).  Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013).  Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011).  En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010).  Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet).  On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL.  De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue.  Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Poésie et signification. par Alain Gagnon…

12 avril 2016

Abécédaire sur Alice et quelques autres objets du devenir…

 

Poésie — La poésie, cette fête des mots.  On les libère et, de saturnales en saturnales, ils butinent toutes les valeurs, tous les sens, pollinisent toutes les significations.

Poésie — Enfants, nous enfilions des perles de verre, des billes de bois trouées, des coquillages et autres objets hétéroclites sur des lacets, et nous obtenions des colliers.  alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecChaque élément ne signifiait qu’en fonction de l’ensemble, et devenait complètement autre si on le retirait de cet ensemble.

Ainsi, le poète se penche sur le monde extérieur et sur son monde intérieur, et lui sont donnés des spécimens épars qui, une fois alignés, signifieront.  Il l’espère du moins.

Hors de la signification, l’art n’existe pas.  L’absence de signification précède la création ou est conséquente à une volonté de destruction nihiliste.

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Élite, éternité et désespoir des chats…, par Jean-Pierre Vidal…

14 février 2016

Apophtegmesalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

131. — Le seul domaine de l’activité humaine où le mot « élite » ne soit pas péjoratif, de nos jours, c’est cette grande dérision du corps et de l’économie que l’on appelle le sport professionnel.

132. — Le monde se divise en deux : ceux qui croient que la réalité est indépassable et ceux qui pensent qu’elle est inatteignable.

133. — L’éternité, au fond, c’est très surfait. Regardez Dieu : pour tromper son ennui, il a fallu qu’il crée le monde ! Le résultat s’en est ressenti.

134. — La télé est un énorme tube digestif qui avale tout, grâce à ses énormes moyens financiers et à ses innombrables recherchistes, sans parler des délateurs ordinaires de faits divers qui désormais l’alimentent à l’envi. Et ce qu’elle ingère, elle le dégorge en merde.

135. — Les petites filles promènent parfois d’un air important des seins trop vieux pour elles.

136. — L’enseignement aujourd’hui : gérer le rudimentaire, enseigner l’insignifiant, évaluer l’accessoire.

137. — On donne hypocritement une dignité démesurée à l’argent, au nom de ceux qui n’en ont pas, pour mieux cacher, par envie ou soumission adoratrice, ceux qui en ont trop. De la même façon, on fustige ceux qui ont quelque culture, même s’ils ne l’étalent pas, au nom de ceux qui n’en ont aucune pour mieux cacher le lugubre fric qu’engrangent les fourgueurs d’inculture qui possèdent, entre autres choses, les médias.

138. — Un écrivain devrait être, dans la langue, et jusqu’à la douleur, heureux comme un poisson dans l’on. Combien, de nos jours, n’y trempent qu’un doigt frileux ! Combien d’autres, encore, se noient dans un verre de jememoi.

139. — L’homme est transitoire, sans doute, cela console. Mais sa connerie semble décidément bien près d’être éternelle.

140. — On a présenté aux Québécois des personnages grotesques, dans un contexte ironique, et dans le but manifeste d’en faire la satire. Mais voilà, ces personnages ont plu au point que, tout en en riant encore (jusqu’à quand ?), tout le monde s’est mis à les imiter et bientôt à se comporter naturellement comme ces caricatures, les animateurs de lignes ouvertes en premier, puis les gens de télévision, et enfin les hommes politiques. Et l’humour est désormais mort au pays du grotesque.

141. — Quand bien même il parviendrait, dans son imbécillité croissante, à détruire sa planète, l’homme n’aura jamais été qu’une estafilade évanescente à la surface des choses.

142. — À vingt ans, une manie est un charme, à quarante un agacement, à soixante un ridicule. Après, on ne la voit même plus.

143. — Dieu n’est rien que la question devenue trop tôt réponse. Il n’y a donc pas de faux dieux, il n’y a que la fausseté mortifère de Dieu, ce leurre pour vieillard rendu au bout de ses étonnements et perclus de refus.

144. — Peut-être que deux têtes valent mieux qu’une mais vingt -mille certainement pas. Plus il y a de monde, moins ça pense. Ça ne fait que grouiller.

145. — Penser que tout ce qui me dépasse mène à Dieu, c’est encore une façon de m’instaurer au centre de l’univers.

146. — Qui n’a jamais eu mal aux dents ne sait pas ce que c’est que l’obstination des choses et l’indiscipline des corps.

147. — Le métissage des cultures n’est qu’un slogan popmédiatique ou un vœu pieux d’intellectuel qui se donne bonne conscience. En fait, les cultures vers lesquelles, toujours au bord de la condescendance, l’intello antiraciste ou l’animateur radiophonique se penchent sont des cultures qui, parce qu’elles sont menacées chez elles et plus encore dans leurs terres d’exil, se barricadent au point qu’aucun métissage jamais ne saurait les ouvrir.

148. — Les enfants, tous les enfants, sont aussi méchants qu’ils sont bons. Mais comme leur méchanceté est aussi naïve que leur bonté, nous la considérons avec une tolérance attendrie. Mais donnez à un enfant la puissance qu’il n’a pas, et vous avez un terroriste. Et un terroriste qui n’a même pas besoin d’une cause.

149. — J’essaie, toujours, d’être à la hauteur de la franchise de mes colères.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec150. — Les chats sont des sages sereinement désespérés : c’est pour oublier la vie de la façon la plus élégante possible qu’ils dorment tant, le jour aussi, le jour surtout. C’est aussi que leurs rêves ont sans doute des couleurs bien séduisantes : celles de la liberté retrouvée, loin des humains qui, croyant être leurs maîtres, sont en fait leurs parasites.

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaireschat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, québec, littératurequébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtcCiel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Conformisme, médias et arts, par Jean-Pierre Vidal…

5 février 2016

Apophtegmes…

111. — Le conformisme est une forme de mort dans laquelle nous trouvons, paradoxalement, tous nos émoischat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec d’être. Et de plus en plus. Car rien n’est pire, maintenant, pour nous, qu’une parole seule qui claque, nue et injustifiée. Pour qui vous prenez-vous ? demande l’imbécile médiatique de service à celui ou celle qui ose la risquer. Pour une voix.

112. — Quand tous les possibles de l’art ne dépendent plus que des capacités de la machine ou de la patience et de l’ouverture d’esprit du public, l’éthique, sans laquelle cet art n’est que cosmétique, disparaît dans l’euphorie enfantine d’un fonctionnement trop aisé.

113. — L’amertume ? Un ciel couvert qui ne s’entrouvre que sur un souvenir maussade.

114. — On lutte toute sa vie, surtout contre soi-même, contre sa timidité, sa lâcheté, pour être soi-même (est-ce le même que celui contre qui on lutte ?), pour être naturel en toutes circonstances, et quand on y parvient enfin, quand on jouit de l’aisance désormais de sa propre présence au monde, on est mort.

115. — L’Europe a la passion de la distinction, l’Amérique, celle de l’ordinaire, malgré les superlatifs qui lui collent au discours. Le cauchemar de l’une est le snobisme, celui de l’autre la vulgarité. Mais cela n’exclut pas, bien entendu, les Américains hypersnob et les Européens d’une vulgarité absolue.

116. — Toute élégance se ramène à une question de rythme. Rythme de port et de pose, rythme tendu, rythme tenu, tonus et danse.

117. — L’hédonisme simplet qui court les rues et les ondes a laissé le grand corps social à l’abandon, livré à des minoritaires de toutes obédiences, mais plus encore à deux catégories de gloutons, l’homme d’affaires et le politicien qui, tous deux, par les temps qui courent, finiront par avoir de plus en plus de liens avec le pouvoir mafieux mondial en train de se mettre en place. Si même ils n’en deviennent pas l’émanation pure et simple. Car l’appétit vient en mangeant l’autre et rien ne se bouffe mieux que le corps social massifié.

118. — Comme nous avons sacralisé le bien-être individuel, nos religions ne sont plus que des commodités : sectes fumeuses, métaphysiques aérobies, rites gymniques, morales cosmétiques. Notre âme elle-même est une lotion à l’odeur vaguement écœurante. Et notre pensée une masturbation machinale et flasque.

119. — Mon orgueil aura été d’être assez cher pour pouvoir parfois être gratuit. C’est le plaisir des bénévoles quand ils ne sont pas des assistés sociaux déguisés ou forcés.

120. — La vulgarité n’est affaire ni de langue parlée, ni de culture, ni même de classe sociale, c’est une question de vue : quiconque ne voit pas plus loin que le bout de sa bedaine appartient à la confrérie sans cesse grandissante du vulgaire et de l’épais, même s’il manie l’imparfait du subjonctif comme un jésuite du XVIIe siècle.

121. — Peut-être divorce-t-on à un âge avancé, après toute une vie passée avec la même personne, comme cela arrive parfois, parce que, brusquement, l’autre a pris le visage de votre mort et que c’est son propre cadavre que l’on voit, glacé d’horreur, dans ses yeux innocents.

122. — Le malheur rend laid, le bonheur rend bête. Et l’indifférence rend invisible.

123. — La clé du bonheur de l’humanité est toujours enfouie, par définition, dans un livre perdu d’une bibliothèque détruite : c’est ainsi que s’équilibre un peu le fameux débat sur la valeur comparée du plus grand des livres et de la plus insignifiante des vies humaines. Il est vrai qu’on pourra toujours rétorquer que cette clé du bonheur de l’humanité tout entière se trouvait peut-être en germe dans la tête de cet enfant qui passait justement devant la bibliothèque de Dresde quand les bombes alliées l’anéantirent.

124. — Dans nos sociétés démocratiques, les riches entretiennent encore parfois des maîtresses et les pauvres toujours des illusions.

125. — Je n’aime les tripes ni au propre ni au figuré que d’ailleurs leur étalement éventré nie. Peut-être ma réticence à l’endroit de la psychanalyse vient-elle de ce dégoût.

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec126. — Les hommes ne disent jamais tout à fait la vérité qui les concerne, par calcul ou par amitié, pour ne pas blesser ou pour ne rien risquer. La vérité est ainsi l’envers du social.

127. — L’école et les médias ânonnent et bêtifient. La famille ? Elle n’est plus qu’un tube cathodique. Où diable voulez-vous qu’on apprenne l’humain ?

128. — L’œuvre d’art, cet accident concerté, est une évidence imprévisible et imparable.

129. — La simplicité est une vertu quand elle est un élagage, pas quand elle est le nom poli de l’indigence.

130. — La jeunesse n’est jamais ridicule ; c’est toujours un regard rétrospectif qui la juge telle. Et c’est un regard de vieux. Mais vient toujours une autre génération qui, contre ses pères, coule sa propre jeunesse dans les oripeaux d’une jeunesse évanouie. La jeunesse est ainsi un phénix dont les plumes — et les plumes seules — se transmettent d’une génération à une autre.

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaireschat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, québec, littératurequébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtcCiel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

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Poésie, lois et Socrate…, par Alain Gagnon…

1 septembre 2015

Actuelles et inactuelles…
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La poésie affirme, montre ; elle ne démontre pas, ni ne prêche.  Elle ne s’explique pas – ne se justifie pas.  D’autres formes existent pour ces discours nécessaires.

Les poètes chantent, et c’est leur force.

*

L’authenticité – qui est respect de soi – exige force et volonté.  Ces vertus s’apprennent beaucoup par l’admiration.  La littérature d’Homère offrait, entre autres, Ulysse comme modèle.  À quels modèles ont droit les jeunes du Québec ?

*

L’art comporte son côté yin et son côté yang.  Une partie surtout passive – qui reçoit le travail d’un autre ; et une partie active – qui l’a créé.

Le spectateur accueille la dramaturgie ou la fiction écrite tout en la réinterprétant.  Celui qui a choisi la forme est le créateur.  Il a choisi celle qu’il croyait convenir à son propos ou à son talent.  Les spectateurs, lecteurs, auditeurs choisissent aussi leurs formes.  En préférant un mode d’expression à un autre, un auteur à un autre, le roman à la nouvelle, etc.

Chacun trouve la forme qui lui sied.  Pour créer ou recevoir.

*

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecRelecture de l’ouvrage de Diogène Laërce sur la vie de philosophes antiques.  Il rapporte cette parole de Solon, législateur d’Athènes et l’un des Sept Sages :  « Les lois ressemblent à des toiles d’araignées :  si un insecte faible y tombe, il est enveloppé ; un plus fort les brise et s’échappe. »

Peut-on trouver plus actuel ?  Les techniques se démodent, mais les jugements sur les comportements humains et les faits sociaux modifient leur vocabulaire, mais ne se démodent pas.

Toujours chez Diogène, cette citation d’un philosophe sur le langage :        « Myson disait que ce n’est pas dans les mots qu’il faut chercher l’intelligence des choses, mais dans les choses celle des mots, parce que les mots sont subordonnés aux choses, et non les choses, aux mots. »

Et cette autre citation sur Socrate, qui engendre des réflexions pour une vie sur l’art :  « Socrate s’étonnait de ce que les statuaires fissent tous leurs efforts pour façonner la pierre à l’image de la nature, et se donnassent si peu de peine pour ne pas ressembler eux-mêmes à la pierre. »

L’auteur…

Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québecdu Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998).  Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013).  Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011).  En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010).  Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet) ; récemment il publiait un essai, Fantômes d’étoiles, chez ce même éditeur .  On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL.  De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue.  Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).

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Éphémérides : 10 mai 1849 : décès de Hokusai…

3 mai 2015

Le 10 mai 1849 décédait le peintre japonais Hokusai…

Il était peintre, dessinateur, graveur et auteur d’écrits populaires japonais. Son œuvre influença de nombreux artisteschat qui louche maykan alain gagnon francophonie européens, en particulier Gauguin, Van Gogh et Claude Monet, voire le mouvement artistique appelé le japonisme. Il changera plusieurs fois de nom d’artiste.  À partir de 1800, il signera parfois ses travaux par la formule Gakyōjin, « le Fou de dessin ». Certains le considèrent le père du manga, mot qu’il a inventé et qui signifie à peu près « esquisse spontanée ».

Il meurt le 10 mai 1849.  Ses cendres reposent au temple Seikiō-ji, dans le quartier populaire d’Asakusa, à Edo, où il avait passé la majeure partie de sa vie. Il laisse derrière lui une œuvre qui comprend 30 000 dessins. Sur sa pierre tombale il a fait graver : « Oh! la liberté, la belle liberté, quand on va aux champs d’été pour y laisser son corps périssable ! » Sur son lit de mort, il aurait prononcé ces dernières paroles : « Encore cinq ans de plus et je serais devenu un grand artiste. » (Inspiré en partie de Wikipédia.) Laissons parler ces couleurs inhabituelles et ces formes aux dynamismes prégnants. chat qui louche maykan alain gagnon francophonie

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Silences, une nouvelle de Dominique Blondeau…

15 avril 2015

 Silences 

              J’avais seize ans quand mon père me présenta Casimir Modovski. Lui en avait vingt-quatre. Pianiste d’originechat qui louche maykan alain gagnon francophonie polonaise, et déjà célèbre, un sourire triste sur les lèvres, dans ses yeux ronds et brillants. À l’énoncé de son prénom, je faillis pouffer. Casimir ! Casimir ! Comment pouvait-on… Le visage sévère de mon père mit fin à mon accès de moquerie.

            Depuis la mort de ma mère — j’étais une petite fille —, je devais à mon père des années insouciantes, le bleu et le rose de mon enfance, le vert et le mauve de mon adolescence. Pétri de souvenirs amoureux, il se laissait aller à de légitimes nostalgies. Ma ressemblance avec ma mère lui causait mille maux, mille joies. Je l’ai vu m’observer avec amour, aussi avec amertume.

            J’aimais l’été, les robes floues, les gens, les surprises. Mes cheveux roux se libéraient des plus jolis peignes. Mes yeux pers s’emplissaient de ferveur, d’émerveillement. Mes joues et mon nez tachetés d’éphélides surprenaient davantage mon père qui, fataliste, devait se réjouir ou s’indigner d’une pareille affinité.

            Ce jour-là, je fus happée par la sévérité de son visage, qui m’empêcha d’éclater de rire. Après que Casimir Modovski nous eut quittés, il me reprocha mon attitude insouciante, la désinvolture de mon adolescence. Puis, il s’accusa de m’avoir éduquée d’une manière trop faible… Pauvre papa, il m’aimait tellement ! Qu’aurait-il pu faire contre mon énergie bouillonnante, la vitalité que j’avais héritées de ma mère ?

            Filles et garçons de mon âge m’admiraient ou me rejetaient, m’adoraient ou me détestaient. Je les tolérais sans les comprendre vraiment, pas plus que je suivais le raisonnement de mon père lorsqu’il m’invectivait. Je me jetais à son cou. Il résistait un peu et concluait : « Tu sens bon le muguet ! » Signe de paix. J’étais à nouveau le portrait de mère qu’il chérissait à travers ma jeune vie.

            Casimir Modovski allait modifier notre houleuse affection. Mon père s’éprit de son intelligence, de sa modestie. Il s’éblouit de sa vocation musicale, de son érudition. Moi, je m’épris de son prénom. Chaque fois qu’il nous rendait visite, je le clamais sur tous les tons. Je distrayais Casimir, j’irritais mon père. Il le prévint que j’étais une jeune fille tyrannique dont il se lasserait. Coquets, mes yeux se repliaient vers le regard de Casimir, ils y décelaient de l’indulgence, de la bonté. Je me demandais pourquoi mon père ne s’était pas séparé de ma mère, le jeune homme devant se lasser de mes humeurs fantaisistes ? En fait, ma mère et moi, nous étions nécessaires à ces hommes lourds, démunis de ludisme.

            Je n’ai pas encore dit que mon père avait consacré une partie de son existence à la gorge, au nez, aux oreilles des humains. Ces choses-là ne m’intéressaient pas, je les trouvais répugnantes. Je visais une profession plus stimulante, j’étudiais pour devenir avocate. Mon père approuvait ce choix : « Tu as besoin d’un public, tu aimes les gens, c’est très bien. » Joyeusement, je ripostais que Casimir Modovski avait, lui aussi, besoin d’un public. D’une voix fatiguée, le regard lointain et vague, mon père soupirait que je ne pouvais comparer une profession à une vocation. Intriguée par cette lassitude inhabituelle, je n’avais pas ri.

            Il faisait chaud, j’optais pour une terrasse où je siroterais une boisson fraîche. Les cachotteries paternelles m’excédaient. J’en avais assez de la présence de Casimir, des qualités du grand pianiste. Je n’étais plus l’unique amour de mon père. Le charme qui émanait du musicien, plus que du jeune homme, l’envoûtait. Il n’était même plus question de ma ressemblance avec ma mère…

             Les années s’écoulaient, mon père vieillissait. Casimir Modovski parcourait le monde, la gloire à ses trousses. Entre les deux hommes, une correspondance s’était établie. Les journaux me suffisaient, ils me tenaient au courant de la carrière du pianiste.

            Je vivais dans la maison familiale. Ma profession d’avocate me comblait. Je voyageais. Quand je rentrais, je racontais les péripéties de mon déplacement. Empli d’une compassion débordante, le regard de mon père parfois me troublait. Vite, je détournais le mien. Je ne cédais pas : mon père devait s’ennuyer des absences prolongées de Casimir Modovski. Je n’avais ni le temps ni le désir de m’attarder sur les tournées triomphales du musicien, à travers le monde.

            Je fréquentais peu les salles de concert, je préférais le bavardage feutré, oisif, des galeries d’art. J’aimais les hommes et les femmes qui passaient dans ma vie sans s’y arrêter. Flamme, mercure, phalène, je ne voulais être que cela. Le silence dans lequel nous sombrions mon père et moi, était le chef-d’œuvre de Casimir Modovski. Je ne croyais pas si bien dire.

            Alors que nous partagions un dimanche printanier, campagnard, je lui dis combien cette saison m’exaltait. Le chahut des oiseaux dans les branches, le jeu des écureuils, leur jacassement. Le soleil et le vent. La musique de la nature dans mes oreilles me vivifiait.

            chat qui louche maykan alain gagnon francophonieJ’éclatais de rire. Mon père éclata en sanglots. Il me figea dans une terreur sans nom, je l’entourai de mes bras. Plus grand que moi, ses larmes coulaient sur mon front. Depuis longtemps, nous n’avions connu un tel embrassement. Je regrettais que le chagrin de cet homme âgé en fût la raison. Était-ce le souvenir nostalgique de ma mère heureuse dans ce décor champêtre qui l’assaillait ? Réplique de la seule femme aimée, avais-je ravivé quelque bonheur fugace ? Je ne savais plus. À moins que l’absence de Casimir Modovski… Casimir… Dans l’enchantement de cette journée, je n’avais pas pensé au musicien.

            Casimir… murmurai-je à l’oreille de mon père.

            Il défit notre étreinte. Regarda, écouta ce qu’il était possible de retenir de ce dimanche mélodieux. Il prit ma main, m’expliqua ce que mon égoïsme, ma stupide jalousie avaient refusé de voir et d’entendre.

            Avec des mots simples, la voix tremblante, il disait que depuis l’âge de vingt-quatre  ans, Casimir avait été menacé de surdité. Une surdité implacable que la chirurgie n’avait su vaincre. Il y aurait bientôt trois années que le pianiste s’était retiré dans sa propriété avec, pour ultime compagnie, un ami dévoué et un chien.

            Une fois, me confia mon père avec un sursaut d’orgueil qui m’étonna, j’ai fait le voyage jusque chez lui. Il a refusé de me recevoir. Oui, ajouta-t-il, me serrant contre lui, Casimir Modovski a choisi le silence, cette autre forme de la sonorité absolue.

 (Semblable à tous les articles publiés dans Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

chat qui louche maykan alain gagnonInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Un texte de Jean-Pierre Vidal…

28 août 2014

L’art perdu dans le paysage

Fortinbras : Where is this sight? 

Hamlet, acte V, scène 2

 Plus que Debord, dont la pensée sociopoétique, malgré sa fulgurance, ne permet plus d’appréhender ce qui caractérise les sociétés postmodernes ou postindustrielles, c’est à Heidegger qu’il faut sans doute d’entrée de jeu faire appel. Sa célèbre formule selon laquelle « on ne peut pas vivre sans se représenter » permet mieux de comprendre l’origine de l’affection qui frappe nos sociétés où, dans l’hystérie généralisée, tout n’est plus que symptôme. Mais un symptôme à ce point déconnecté de son mal, indépendant et comme auto-engendreur qu’il faudrait parler, avec Baudrillard cette fois, de « précession des simulacres ».

 Car, à force de vitesse, la représentation précède désormais la vie, comme le simulacre a devancé ce qu’il simule au point d’en annuler la nécessité. Nous sommes passés désormais au-delà de la société du spectacle : quand tout est spectacle, plus rien ne l’est et ce paradoxe est sans doute au cœur de l’indifférenciation totale dans laquelle nous sommes englués, aux plans axiologique, éthique, politique, mais aussi esthétique.

 La ruée universelle à l’étal des réseaux sociaux où chacun s’expose avant même de considérer l’autre, quelque autre que ce soit, comme si le cyberespace suffisait à le matérialiser, sature le lieu même de l’altérité au point de l’abolir. Sur cette scène où tout, absolument, se présente, rien n’a lieu faute de saillance, comme dirait Abraham Moles.

 […]

 L’excentrique est devenu intrinsèque, il fait partie du quotidien de nos yeux, meuble notre imaginaire et jeff_koons-p2la pub en fait ses choux gras, comme de la flamboyante épithète de toute consommation. Quel spectacle en pourrait jamais naître ? Qu’est-ce qui pourrait bien, désormais, attirer le regard ? Et qui donc accepterait de simplement contempler, quand la participation est une injonction sociale et une passion collective ? Quand le faire a supplanté le voir ?

 Puisque toute distance, même de soi à soi, est abolie ; tout recul interdit, tout délai refusé, nous sommes collés à la masse par la force centripète qui anime nos civilisations. L’unanimité, même fallacieuse, est notre destin, la conformité notre horizon. Car la massification est le moteur même de la société postspectaculaire que nous vivons comme la forme extatique de la société de consommation et qui nous hante comme le spectre transi de la civilisation postindustrielle. Cette condamnation au conformisme et au confort que le nombre victorieux nous impose en tous domaines et dans toutes fonctions, fait imploser le moi, éparpille le sujet devenu simple poussière de masse, particule animée des mouvements browniens d’un déterminisme agissant pour le plus grand bien de l’espèce. C’est du moins ce dont on veut à toute force se convaincre pour garder une infime lueur d’espoir.

 Mais l’art dans tout ça ? Eh bien, horresco referens, comme disait Virgile, il fait pire que témoigner : il abonde, il concourt, il contresigne. Et semble même s’en réjouir.

 D’un art qui ne serait plus que symptôme

 Rien ne se vit plus, tout s’affiche. Rien ne se fait plus, tout se désigne ou, pire encore, se « propose », comme s’il fallait que tel Dieu, le badaud, le chaland, le client dispose ; cette modestie prostituée prétend montrer que l’artiste ne se prend pas pour un autre et s’en remet à l’anonyme tout puissant pour lui dire ce qu’il a fait et s’il s’agit bien d’art. Tout au plus parviendra-t-il, cet artiste qui fait tout pour se faire oublier, à protéger son intégrité en prétendant que c’est justement cette question qu’il veut poser au spectateur et que cette question, justement, « remet en cause le regard » selon la formule consacrée. Mais quel regard ? Qui, encore, de nos jours, regarde ? Où donc est ce spectacle, comme dirait Fortinbras repris par Hubert Aquin, dans Neige noire ?

[…]

L’art moderne, en règle générale, tendait vers un rapprochement critique de la vie, affublée d’une valeur de vérité indépassable, mais en même temps inatteignable ; il se mesurait à ce réel « impossible », comme disait Lacan, par toutes sortes d’artifices, mais non perçus comme tels, marqués et même occultés qu’ils étaient par des valeurs de quête perceptuelle et même d’ascèse. L’art postmoderne, poussant encore plus loin l’illusion, est dans la vie, tout en prétendant s’en déprendre (ah ! Ces naïves prétendues remises en cause du quotidien, du kitsch, du regard !). Pris et même dissous dans cette illusion idéologique qu’on appelle la vie, la vraie vie du vrai monde, dans sa quotidienneté, son insignifiance, son immédiateté, il n’est plus que l’arbre englouti par la forêt que jusqu’à présent il cachait encore. Je veux dire par là que ce qui était autrefois l’exception incluse — l’art a toujours fait partie de la vie, comme toutes les activités et les constructions intellectuelles ou même imaginaires de l’homme — est devenu une des applications de la règle : les joyeux internautes qui s’épivardent sur le Web « proposent » eux aussi, de plus en plus, des créations, purement ludiques, solipsistes et illustratives qui ne se distinguent de certaines œuvres ou pratiques dûment reconnues que par le label officiel qui leur manque.

 Notre art désormais, de quelque vocable qu’on l’affuble, postmoderne ou hypermoderne, s’est perdu dans le paysage, noyé dans la masse, volatilisé dans l’air du temps. Lorsqu’on lui cherche une caractéristique qui ne serait pas le tout-venant, on ne trouve que des étiquettes médiatiques aptes à définir bien des choses, somme toute, et qui ne sont jamais que l’appellation contrôlée du présent présentable : « jeune, urbain, festif ». S’il ne présente pas ces caractéristiques, l’art actuel ne passe pas la rampe de la conscience publique, du moins celle que joue la critique dont chacun sait qu’elle représente maintenant le public — on aurait dit autrefois qu’elle représentait, au contraire, l’œuvre et l’artiste auprès du public — lequel public, on le constate chaque jour et en toutes circonstances, s’en soucie comme d’une guigne.

 […]

Or l’art a toujours consisté à se mesurer à l’éternité, pas à se contenter du présent, et encore moins à se limiter à l’instantané ou au ponctuel.

 Pour reprendre l’analyse de Walter Benjamin, l’aura de l’œuvre, liée à l’ici-maintenant et modifiée voire même liquidée par la reproductibilité technologique voit sa possibilité même — sauf dans l’art éphémère, tentative désespérée de rétablir cette aura, dont on peut dire sans doute qu’elle doit son existence à cette prise de conscience — remise en cause par ces transformations qui arrivent au sujet contemporain et font, notamment, que sa part extérieure, sa capacité d’extériorisation d’une partie de lui-même se trouvent modifiées au point d’inverser les réalités : inversion des valeurs de la tradition occidentale, la part extérieure est désormais garante de l’intériorité qui, à la limite, s’y résume. Le sens et la fonction de la représentation changent ainsi complètement dans une société sous l’emprise de ce qu’un psychologue contemporain a appelé l’« extimité », cette intimité réversibilisée.

[…]

Figures mêmes de cette évidence, l’émotion et la technologie ont remplacé toute considération esthétique dans l’attente du public et parfois même dans le désir de l’artiste. Dans son rapport à l’art, l’homme est ainsi pris entre le biologique et la machine qui lui dictent ses besoins et ses rêves.

 Du discernement

 camillo3Peut-être les Grecs pourraient-ils, une fois de plus, nous fournir le carrefour épistémique d’où faire partir une pensée de notre avenir, eux qui inventèrent le théâtre, notre modèle de tout spectacle, et la démocratie où la représentation est la marque même de l’altérité conjuguée, et surtout eux pour qui l’apparition d’un dieu et le cérémonial d’un songe appartenaient à la même réalité, tout aussi « réelle » que celle du quotidien. C’est ce dont témoigne d’ailleurs le terme phantasma (apparition, vision, songe, et surtout image offerte à l’esprit par un objet) et ce qu’en a fait le français.

 Qu’on se souvienne de ce que disait Deleuze des simulacres tels qu’ils conditionnent désormais notre rapport au monde et à l’Autre : « Le simulacre n’est pas une copie dégradée, il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction(…) La simulation c’est le phantasme même, c’est-à-dire l’effet de fonctionnement du simulacre en tant que machinerie, machine dionysiaque… » (Logique du sens, Éditions de Minuit, p. 302-303 ; c’est moi qui souligne).

 […]

Déjà il ne s’agit plus pour nous d’appréhender une situation, une chose, un évènement, il s’agit d’en être. L’art n’est plus un horizon qui se fait ou se contemple, c’est un état qui se vit et comme tel, c’est un lieu d’indifférenciation où le sujet s’abolit. La conséquence logique de cette fusion devrait être qu’il n’y a plus ni art ni artiste, mais des modalités de l’être, individuel aussi bien que collectif. Cependant, l’atavisme couplé aux revendications proprement corporatistes qui ont mené au « statut de l’artiste » fait que cette étape ultime n’est pas franchie et que nous en restons à un stade où chacun se proclame capable de faire ce que certains produisent encore « officiellement » tout en ayant soin de déclarer qu’ils n’ont aucun droit particulier à le faire et que la réponse, en forme de verdict, appartient au récepteur. D’ailleurs, Duchamp a brouillé sur ce plan définitivement les pistes. Ne restent, imbécilement souverains et irréductibles, qu’une volonté, un désir, un choix : est art ce que je décide de proclamer tel, qui que je sois et quelle que soit la chose. Et même si elle n’est pas mon fait, ô, R. Mutt !

 Dans la rue, à moins qu’une petite troupe de complices ne l’entoure (et encore !), une performance, aussi dérangeante se veuille-t-elle, n’est jamais pour un passant innocent qu’une de ces extravagances inexplicables, mais insignifiantes dont la ville du XXIe siècle est coutumière. On y jette à peine un regard en passant et rien n’en est ébranlé.

[…]

Où donc est le spectacle, quand l’artiste est lui-même le théâtre de ses gestes et de ses émotions, la scène mobile de ses parcours sans bornes ? Et quand le spectateur brûle lui aussi les planches du feu de l’interactivité et de la participation ?

 La célèbre question de Gauguin sur la trajectoire humaine ne s’entendrait plus maintenant que dans la forme, plus radicale encore, d’un « où sommes-nous ? »

 Et seul l’art encore en pourra, comme toujours, formuler la réponse. Telle une cérémonie sans cesse reconduite du discernement et de la distinction.

 Jean-Pierre Vidal

(Nous avons le plaisir de reproduire ce texte de réflexion de Jean-Pierre Vidal.  AG)

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeurchat qui louche maykan alain gagnonémérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtc,Ciel VariableZone occupée). De plus, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Poésie et signification, par Alain Gagnon…

5 juillet 2014

Abécédaire sur Alice et quelques autres objets du devenir…

Poésie — La poésie, cette fête des mots.  On les libère et, de saturnales en saturnales, ils butinent toutes les valeurs, tous les sens, pollennisent toutes les significations.

Poésie — Enfants, nous enfilions des perles de verre, des billes de bois trouées, des coquillages et autres objets hétéroclites sur des lacets, et nous obtenions des colliers.  Chaque élément ne signifiait qu’en fonction de l’ensemble, et devenait complètement autre si on le retirait de cet ensemble.

Ainsi, le poète se penche sur le monde extérieur et sur son monde intérieur, et lui sont donnés des spécimens épars qui, une fois alignés, signifieront.  Il l’espère du moins.

Hors de la signification, l’art n’existe pas.  L’absence de signification précède la création ou est conséquente à une volonté de destruction nihiliste.

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Art, finalité, érudition… par Alain Gagnon…

23 mai 2014

Abécédaire sur Alice et quelques autres objets du devenir…

Art — Nous sommes plus que des animaux, plus que des conglomérats de souvenirs et de réflexes conditionnés.  Nous sommes des êtres à conscience réfléchie.  Et une part de liberté est inhérente à cette conscience – congrue, mais réelle et déterminante.  Sans liberté, les hasards et le temps auraient pu, au mieux, engendrer des aisances, des facilités techniques ; l’art, jamais.

Art — Finalité de la musique : trouver la mélodie qui contiendrait toutes les notes et réconcilierait tous les sons.  Finalité de la poésie : le vers absolu qui éclairerait la lumière absolue de lumière absolue – celle dont l’ombre n’est même pas le contraire, celle qui n’est même pas le contraire de l’ombre.  Finalité de la peinture : trouver la couleur et la forme qui aboliraient toutes les couleurs et toutes les formes…  Devenir à nouveau sourd, aveugle, muet qui voit, profère et entend la Réalité nue du monde.


Art — L’érudition est parfois la plus sûre ennemie de l’art et de la culture.  Elle est recettes, tics, plagiats plus ou moins volontaires, tape à l’œil, bons mots à disposer entre les petits-fours dans les cocktails et les lancements.  Elle fait souvent fuir ceux que l’art pourrait autrement toucher.

Art — La seule certitude pour l’artiste est l’échec, relativement à son projet.  Ceux qui croient avoir réussi portaient de bien insignifiants, de bien chenus projets.

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Rêve : les jeux du mental, par Alain Gagnon…¨¨

6 mai 2014

Propos sur l’oubli de soi…

Le temps draine vers nous tous ces rêves, tristes ou joyeux, qui de notre mental émergent, lente théorie ; et nous nommons cela notre vie.  Ils défilent, hachurés, et nous offrent une consistance factice qui cache la réelle consistance.

Jeux du mental

*

Dans nos relations humaines, d’ordre professionnel ou privé, je peux interagir en mâle agressif et jaloux de ses privilèges réels ou supposés, ou me souvenir de ce que je suis et reconnaître dans l’autre ce que j’ai tendance à oublier en moi-même.

*

L’art comme raccourci vers la ressouvenance.

La musique invite, le tableau invite, les mots invitent, la danse invite… Qui sait répondre se rapproche de l’essentiel, du nœud de lui-même, de ce qui s’exprime mal par la raison des phrases liées, de ce qui le dépasse et le contient.


Les couleurs de Virginie… »

9 mars 2014

L’envol du Norseman

Cet homme m’a appris à apprécier les choses simples de la vie.  La joie d’être ensemble et de chanter un air de Reggiani au son de la guitare nous suffisait.  J’étais heureuse lorsqu’il me disait de monter dans son camion et qu’on se rendait à son chalet, en plein cœur de la forêt québécoise.  Nous empruntions un chemin de fortune qui contournait lacs et rivières.  Les peuplements forestiers, composés de pins gris, de bouleaux et d’épinettes noires, étaient si denses qu’on craignait de s’y perdre.  L’écorce et la sève du myrique baumier remplissaient mes poumons d’un air si pur que je me sentais vivre.

J’enfilais des vers sur un hameçon, et d’une branche il me fabriquait une canne à pêche.  Debout sur un barrage de castors, je lançais la ligne.  La morsure de la truite mouchetée, vorace, se distinguait facilement de celle du poisson blanc qui, lui, picossait l’appât.  Je m’amusais.

Une immense tourbière enrichissait les sols humides.  Les sphaignes gorgées d’eau se plaisaient d’y vivre avec les sarracénies pourpres et les atocas.  Ces fruits rouges étalés dans la mousse ressemblaient à de jolies perles rares.  Le sous-bois riche en matière ligneuse me proposait un banquet savoureux.  Tôt après la fonte des neiges, je récoltais les têtes de violon, mûrissaient ensuite les framboises, les baies d’amélanchier et les bleuets sauvages.

Ce personnage échevelé qui m’accompagnait était un authentique pilote de brousse.  Le Lac Roland, son lieu de prédilection.  Après avoir survolé les montagnes, tel un aigle déployant ses ailes, il amerrissait sur cette étendue d’eau.  Au fil des ans, j’avais aiguisé mon œil d’observatrice, assise à ses côtés, dans l’hydravion.  Je scrutais les bûchers, les fonds d’aulnes rugueux à la recherche d’orignaux.  Aux commandes de son bel oiseau, il fendait le ciel ; il était libre.

Il puisait son eau des profondeurs de la terre.  L’atmosphère à l’intérieur du chalet était réchauffée par le poêle à bois, vétéran des lieux.  Le thé fumait.  La soupe à la perdrix bouillonnait, répandant une odeur enivrante.

Les soirs de pleine lune, à l’écoute du hurlement des loups, éclairée par une lampe à l’huile, je sculptais des personnages de bois.  Les veillées passaient dans le calme, et lui se berçait dans sa chaise, aiguisant la lame de son couteau de chasse.

Une journée où les pommiers étaient en fleurs, il apprit qu’il allait mourir d’une redoutable maladie dégénérative.  Les jours où il verrait poindre le soleil étaient désormais comptés.  Avec le temps, il accepta son sort.  Moi, si impuissante… Il me restait une chose à faire : aider son âme à voyager.  J’ai peint pour lui L’envol du Norseman.  Les derniers mots que j’ai soufflés à son oreille furent : « N’aie pas peur papa.  Imagine-toi en train de piloter ton hydravion et permet-toi de faire le tour du monde.  Je t’aime. »  Ce matin-là, le Norseman prit son envol.  À travers les brumes un entrebâillement s’ouvrit dans le ciel pour laisser s’échapper l’appareil.  La fumée noire du bateau William Price, qui se mêlait à la vapeur d’eau et à la lumière boréale, donnait un air désinvolte au tableau…

Notice biographique de Virginie Tanguay

C’est avec plaisir que nous accueillons une nouvelle collaboratrice régulière au Chat. — Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparJence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvreJs laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  VJous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal… »

12 février 2014

Art et communication

Alors que des odeurs de plus en plus nauséabondes montent de certaines de nos administrations municipales, que chacun fourbit ses armes pour le prochain affrontement politique tout en appelant avec une apparente sincérité à la retenue du ton et au respect de l’autre, tandis que la Base de Bagotville se rappelle à notre bon souvenir tous les jours à l’heure des repas avec ses fracas guerriers, l’automne flamboie, tombent les feuilles, la lumière chante, je demeure.  Cela dit, pour parodier gentiment Apollinaire.

Il reste que je demeure attentif au monde qui nous rappelle peut-être un peu plus son existence les jours où la nature change son visage et ses couleurs.

Mais sortir de sa bulle n’est pas chose aisée quand tout est fait pour nous y ramener, nous y enfermer à double tour médiatique et cybernétique, sans doute pour mieux nous « cibler ».

Heureusement, il reste l’art, cette grande secousse, ce dépaysement, cet appel, l’art qui est tout sauf la forme de communication à laquelle on voudrait le réduire. Parce que l’art est tout entier dans ce que j’appellerais la position d’altérité. Et que la communication telle qu’on nous la propose aujourd’hui n’est, au contraire, qu’un enfermement dans le narcissisme du client que l’on flatte pour mieux lui vendre des choses.

L’héritage grec

En matière d’art, nous autres, Occidentaux, sommes très certainement encore les descendants des Grecs : non seulement notre idée du beau est-elle toujours tributaire, mutatis mutandis, de la leur, mais la façon dont nous envisageons l’art, sa pratique, sa théorie, sa critique est elle aussi tout entière inscrite dans les problématiques qu’ils ont élaborées à ce sujet. Il n’est que d’ouvrir n’importe quel livre sur le théâtre le plus contemporain pour voir apparaître Aristote, n’importe quel livre sur les arts plastiques ou la littérature pour qu’on y mentionne Platon, fût-ce pour s’en distancier, bien sûr.

Or, c’est cet héritage sans cesse repris, critiqué, reformulé depuis la Renaissance qui se trouve, à mon sens, pour la première fois, complètement évacué depuis le tournant du XXIe siècle. Nous sommes désormais sortis du paradigme grec.

J’en veux pour preuve cet abandon total aujourd’hui de ce qui est au cœur de la pensée grecque, dans tous les domaines, qui nous a donné la démocratie et son pendant langagier, la dialectique : je veux parler ici de cette réciprocité fondamentale qui fait de tout affrontement duel une étreinte presque amoureuse, de tout regard un regard renvoyé, de toute position du sujet un rapport à l’autre. Ce que j’appelais plus haut la position d’altérité.

La clé de ce paradigme de l’altérité réciproque nous est notamment donnée par le mot dont on dit, en Grèce ancienne, l’étranger : « xénos », en effet, qui nous a donné xénophobe, xénogreffe, etc., veut dire non seulement « l’étranger », mais aussi l’« hôte », et qui plus est, dans son double sens inverse de « celui qui reçoit » et de « celui qui est reçu ».

L’art ne communique pas

 Je me suis élevé toute ma carrière contre cette idée reçue que l’art est une forme de communication, quand bien même un peu plus complexe. L’évolution récente de la communication, qu’elle soit médiatique ou simplement privée, me conforte de plus en plus dans cette position.

L’art en effet repose sur ce que j’appellerais la contagion de l’étrangeté. L’art transporte l’étrangeté et la répand comme un virus.   Y compris dans cette autre étrangeté qu’est son public.

Nul artiste véritable n’existe sans cette position préliminaire d’étrangeté qu’il adopte face au monde, devant lequel il doit prendre ce que le théoricien de l’art, Didi-Huberman, appelle une posture « native » : être devant le monde et l’œuvre à faire comme un nouveau-né qui découvre l’étrangeté de l’autre. Et si l’œuvre ne produit pas chez cet autre qui la reçoit un ébranlement qui renouvelle son regard, elle est nulle et non avenue, elle n’existe pas, ce n’est pas de l’art, mais du divertissement dont la fonction est de conforter des certitudes, voire de réconforter des faiblesses ou des fatigues.

Et que fait la communication telle qu’on nous l’impose ? Loin d’ouvrir, elle claquemure.

Ouvrez n’importe quelle chaîne de télévision, qu’y voyez-vous ? Plutôt que le monde, votre regard sur le monde, au lieu du grand corps où nous sommes tous pris, le petit nombril de chacun d’entre nous, en lieu et place de la destruction des œillères, leur renforcement.

Et c’est ainsi qu’à RDI, par exemple, Louis Lemieux, d’une voix dégoulinante de chaleur humaine vous annonce des nouvelles de « votre » monde, comme si l’on se foutait des autres mondes. C’est ainsi que les émissions d’information sont de plus en plus squattées, phagocytées, digérées presque par les tweets et les textos qui sont attendus et scrutés bien plus attentivement que les nouvelles.

Parce qu’elle ne se soucie plus d’altérité, mais promeut surtout la vente, la communication actuelle réduit l’homme, le rabougrit, en fait un nain heureux.

Nous sommes partis des Grecs pour arriver chez les réducteurs de têtes.

Certains appellent encore ça le progrès.

Jean-Pierre Vidal

Notice biographique

PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis l’ouverture de l’institution, en 1969. Fondateur de la revue Protée, il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a d’ailleurs été professeur invité à l’UQAM (1992 et 1999) et à l’UQAR (1997).

Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère.  De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.

Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.

Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.

Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/


Chronique de Porto de Clémence Tombereau… »

3 février 2014

L’art et la folie

Quel livre, même roman autobiographique, peut se vanter de proposer un portrait double, Janus inédit, de deux mondes habituellement bien distincts: l’art et la psychanalyse?

A ce jour je n’en connais qu’un: Un fou dans l’art, de Jean Albou (Editions La Martinière).

Il ne s’agit pas ici pour l’auteur de se livrer à une analyse psychique et farfelue d’œuvres d’art -méthode déjà éprouvée par certains curieux imaginatifs, mais plutôt de proposer une vision originale et honnête de l’art et de l’âme perturbée.

Dans ce roman, ce qui compte, ce qui domine tout, c’est l’extrême lucidité de l’auteur sur les deux univers. Ces Confessions d’un Serial collectionneur sont hors-normes mais d’une richesse inouïe pour le lecteur.

On plonge au fil des pages dans l’étonnant univers du marché de l’art, pendant qu’en filigrane un homme atteint de PMD (Psychose Maniaco Dépressive, diagnostiquée bien tardivement malgré les alertes évidentes) décrit sans misérabilisme les manifestations de cette troublante maladie. La bipolarité est reconnue aujourd’hui comme une affection mentale. Albou en a souffert, beaucoup, à un degré extrême, mais ne cherche à aucun moment à soutirer au lecteur quelques larmes de compassion.

Avec un sens du récit captivant, il règle ses comptes avec la psychanalyse et les marchands d’art, et truffe sa vie romancée d’anecdotes savoureuses qui permettent d’entrevoir, comme si nous étions dans les coulisses du spectacle, les travers et les dérives d’un marché de l’art qui se prend pour une place financière.

César, le sculpteur qu’Albou a bien connu, y est touchant; une visite guidée au Prince Rainier offre un grand moment de rire jaune. En crise maniaque l’auteur peut être, bien malgré lui, hilarant. En dépression il nous interpelle, met les mots exacts sur ce gouffre qui n’est jamais loin de tout être humain sensible.

Ce livre est l’expression d’un courage fou.

Peu de gens ont une telle vie. Peu de gens seraient capables de relater aussi habilement ces extravagances qui cachent une pathologie. Albou réalise ici un tour de force. Le livre est passionnant, poignant malgré lui, et tout être un tant soit peu intéressé par l’art ou la psychanalyse devrait s’y plonger sans tarder. Il en ressortira grandi.

Un fou dans l’art. Confessions d’un serial-collectionneur, Jean Albou, La Martinière.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née  à Nîmes en 1978. Après des études de lettres classiques, elle a enseigné le français en lycée pendant cinq ans.  Elle vit désormais à Porto au Portugal.  Finaliste du prix Hemingway en 2005, lauréate cette année du concours littéraire organisé par le blogue Vivre à Porto, elle a contribué à la revue littéraire Rougedéclic (numéro2) et elle nourrit régulièrement un blogue que vous auriez intérêt à visiter : le Clémence Dumper :http://clemencedumper.blogspot.com/


Rétrospective : Chronique de Porto de Clémence Tombereau…

13 janvier 2014

L’art et la folie

Quel livre, même roman autobiographique, peut se vanter de proposer un portrait double, Janus inédit, de deux mondes habituellement bien distincts: l’art et la psychanalyse?

A ce jour je n’en connais qu’un: Un fou dans l’art, de Jean Albou (Editions La Martinière).

Il ne s’agit pas ici pour l’auteur de se livrer à une analyse psychique et farfelue d’œuvres d’art -méthode déjà éprouvée par certains curieux imaginatifs, mais plutôt de proposer une vision originale et honnête de l’art et de l’âme perturbée.

Dans ce roman, ce qui compte, ce qui domine tout, c’est l’extrême lucidité de l’auteur sur les deux univers. Ces Confessions d’un Serial collectionneur sont hors-normes mais d’une richesse inouïe pour le lecteur.

On plonge au fil des pages dans l’étonnant univers du marché de l’art, pendant qu’en filigrane un homme atteint de PMD (Psychose Maniaco Dépressive, diagnostiquée bien tardivement malgré les alertes évidentes) décrit sans misérabilisme les manifestations de cette troublante maladie. La bipolarité est reconnue aujourd’hui comme une affection mentale. Albou en a souffert, beaucoup, à un degré extrême, mais ne cherche à aucun moment à soutirer au lecteur quelques larmes de compassion.

Avec un sens du récit captivant, il règle ses comptes avec la psychanalyse et les marchands d’art, et truffe sa vie romancée d’anecdotes savoureuses qui permettent d’entrevoir, comme si nous étions dans les coulisses du spectacle, les travers et les dérives d’un marché de l’art qui se prend pour une place financière.

César, le sculpteur qu’Albou a bien connu, y est touchant; une visite guidée au Prince Rainier offre un grand moment de rire jaune. En crise maniaque l’auteur peut être, bien malgré lui, hilarant. En dépression il nous interpelle, met les mots exacts sur ce gouffre qui n’est jamais loin de tout être humain sensible.

Ce livre est l’expression d’un courage fou.

Peu de gens ont une telle vie. Peu de gens seraient capables de relater aussi habilement ces extravagances qui cachent une pathologie. Albou réalise ici un tour de force. Le livre est passionnant, poignant malgré lui, et tout être un tant soit peu intéressé par l’art ou la psychanalyse devrait s’y plonger sans tarder. Il en ressortira grandi.

Un fou dans l’art. Confessions d’un serial-collectionneur, Jean Albou, La Martinière.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née  à Nîmes en 1978. Après des études de lettres classiques, elle a enseigné le français en lycée pendant cinq ans.  Elle vit désormais à Porto au Portugal.  Finaliste du prix Hemingway en 2005, lauréate cette année du concours littéraire organisé par le blogue Vivre à Porto, elle a contribué à la revue littéraire Rougedéclic (numéro2) et elle nourrit régulièrement un blogue que vous auriez intérêt à visiter : le Clémence Dumper :http://clemencedumper.blogspot.com/


Lieux de beauté… Diane Bussières…**

23 novembre 2013

(En novembre dernier, nous avions eu l’occasion de vous présenter des œuvres de Diane Bussières.  Nous considérons un privilège d’en présenter d’autres aujourd’hui. A. G.)

Artiste dans l’âme, Diane Bussières baigne dans le monde des arts depuis son enfance. Native de la ville de Québec, elle détient une formation en arts plastiques et en design graphique. Tout en s’adonnant à ses autres passions, la photographie et le graphisme ; la peinture s’est imposée comme une priorité depuis plus d’un an.

Diane Bussières

Toujours en exploration, elle cherche à se réinventer continuellement.  Ses thèmes s’articulent autour des portraits, de la nature, de l’abstraction et des surprises de l’imaginaire…

Son travail, inspiré par ses émotions profondes, espère toucher le regard afin d’éveiller divers sentiments.

« La création m’élève vers quelque chose de plus grand et de surprenant. En état de bien-être, je me laisse transporter par ces moments privilégiés. »

En 2011, des expositions se dérouleront à Montréal, Québec et Trois-Pistoles.  Le Chat Qui Louche vous tiendra au courant des lieux et dates.

Nous vous invitons à visiter son site Web : http://www.dianebussieres.com

Laissons parler couleurs et formes…

Repos

Éva

Fleurs



Chronique des idées et des livres de Frédéric Gagnon…

5 janvier 2013

Une quête de l’Absolu

Schlesinger, Hegel

Schlesinger, Hegel

Un peu de philosophie mène souvent à l’athéisme ; la meilleure philosophie vous convaincra non seulement de votre nature spirituelle, mais de la spiritualité de l’ensemble du cosmos.  Le monde tel qu’on le voit, avec ses merveilles innombrables, tous ses abîmes et toutes ses grandeurs, est l’expression de l’Esprit, de l’Esprit du monde qui dans le monde retrouve ses propres contenus.  Vous êtes l’Esprit, vous êtes cet Esprit : ce qu’est cet Esprit dans son infinité, vous l’êtes sous la forme d’un corps fini, d’une conscience qui virtuellement, mais virtuellement seulement, embrasse le Tout, si bien qu’en un sens on ne peut que donner raison à ce sophiste qui disait de l’homme qu’il est la mesure de toutes choses.

C’est d’abord en étranger que l’Esprit erre dans un monde qui est pourtant le sien.  La conscience animale est pour cet Esprit, en tant qu’il est immanent, un premier éveil.  Mais c’est avec l’homme, être de culture capable de concevoir des objets idéaux, que l’Esprit entreprend la longue marche qui le conduira jusqu’à la pleine conscience de soi, vers un monde accompli dans lequel la matière sera spiritualisée et l’Esprit profondément conscient de retrouver dans le monde sa propre vérité.  Il va sans dire que dans l’épreuve dialectique qui conduit l’Esprit d’une relative inconscience vers le Savoir absolu, l’art, la religion et la philosophie jouent un rôle éminent.  Je ne doute pas, pour ma part, que l’on retrouve dans la religion chrétienne des vérités sublimes et sans doute éternelles.  Je vois ainsi dans la crucifixion du Christ l’image saisissante du sort de l’Esprit dans notre monde.  Bien que la matière soit l’Autre de l’Esprit dans l’Esprit, il y a chez elle une relative tendance à l’insubordination qui chez les hommes se traduit trop souvent par une haine de l’Esprit.  Les hommes, tant qu’ils n’ont pas été touchés par cette grâce qu’est chez eux l’éveil de la Conscience transcendantale, sont essentiellement des créatures hylétiques (pour reprendre une ancienne expression des gnostiques) : leur mental est obscurci par la matière et les passions qu’elle entraîne ; fils de la matière, ils ressentent pour l’Esprit, dont la vie est lumière, puissance et vérité, une haine qui peut les mener au meurtre.

La grâce, le véritable baptême, que représente l’éveil de la Conscience transcendantale, ne suppose tout de même pas que chaque individu refasse pour lui-même le parcours intellectuel qui mène de Kant à Husserl ; un tel éveil a lieu quand émergent dans une conscience obscure les premières conceptions morales, quand un objet de beauté nous ébranle et nous tire de nous-mêmes ; quand, de pures virtualités qu’ils étaient, le Bien, le Vrai, le Beau deviennent les principes organisateurs de notre évolution.  Il va sans dire que bien des êtres qui connaissent semblable éveil retombent dans leurs anciens travers : la chair est faible et le monde souvent ambigu, mais je crois qu’on peut affirmer que celui qui fut touché par la grâce ne peut pas mourir totalement à la vérité de l’Esprit.  Dans sa bêtise, l’homme peut retarder les moissons, mais il est par ailleurs certain que tôt ou tard les semences de l’Esprit germeront pour s’épanouir au soleil du Vrai.  C’est là, je crois, le sens de la résurrection du Christ : la loi de notre monde exige la mise à mort de l’Esprit, mais, plus profonde, la loi de l’Esprit exige que lentement son règne vienne.  Rappelons-nous que le Christ est descendu aux Enfers : ainsi l’Esprit doit-il subir sa propre agonie, descendre dans les profondeurs de la matière afin de l’élever vers sa propre vérité.

C’est sans doute la vérité du monde, comme l’autre de moi qui pourtant n’est que moi, que nous révèle l’art – et c’est pourquoi le grand art est une autorévélation de l’Esprit.  L’autre jour j’écoutais la musique de chambre de Gabriel Fauré en regardant les jeux de lumière dans les feuillages.  Il me semblait mieux comprendre la lumière et les feuilles parce que j’écoutais cette musique.  La musique me révélait la vérité de l’arbre, qui est de se chercher aveuglément tout en se retrouvant, dans sa poussée vitale, intime de l’Esprit ; Esprit de part en part et pourtant autre ; autre que moi et pourtant se confondant avec ma vérité propre qui est de me retrouver dans le monde comme dans mon monde.

Est-ce affaire d’idiosyncrasie, c’est dans les lettres que je retrouve le mieux la vérité que je cherche.  Je vois dans la langue la matière la plus proche de l’Esprit, bien proche d’être beaucoup plus que matière, matière déjà spiritualisée.  C’est à travers la littérature que s’approfondit ma capacité d’apprécier les autres arts, comme si une œuvre de langage faisait signe vers ces autres matières qui une fois organisées artistiquement deviennent aussi matière spirituelle, douée de sens et de vérité.   Toujours est-il que je ne peux lire Combray sans avant-goût du monde à venir.  Il me semble que dans La Recherche, la vérité intérieure de la littérature, qui est d’être style et pensée confondus, s’exprime totalement jusqu’à engendrer l’œuvre d’art absolue ; et que cette vérité m’introduit à celle finale d’un monde dont la matière subtile sera animée par une pensée infinie qui à travers le tout se pensera elle-même.

Il peut sans doute sembler étrange de parler de la vérité de l’œuvre de Proust, qui est après tout de fiction.  Mais je crois qu’une œuvre d’art est absolument vraie quand elle représente une nouvelle révélation de l’Esprit à lui-même ; qu’elle est relativement vraie quand elle tend vers la conscience que l’Esprit a de lui-même ; et qu’elle est sans vérité quand elle est une négation de la présence de l’Esprit.  En ce sens, l’œuvre de Proust n’est pas moins vraie que celle de Hegel, et celles de Bach et de Fauré, ou encore celle d’un Van Gogh, pas moins vraie que celles de Proust ou d’Homère, car il est une vérité dans la musique et dans les arts plastiques.  Écoutant Jean-Sébastien Bach, j’entends l’équivalent sonore des lois formelles qui régissent les univers physiques, supraphysiques et surnaturels ; l’œuvre de Fauré m’ouvre aux émotions supérieures, aux sentiments profonds de l’Esprit qui se dispersent dans les mondes humains et naturels, puis, riches d’infinies métamorphoses, se fondent dans une pensée qui passe tous nos mots, tous nos concepts, mais que nos meilleurs artistes expriment pourtant ; et j’ai vu dans certains cieux de Van Gogh les révolutions nécessaires de l’Esprit dont la vie n’est pas que douceur, mais également impétuosité ; et le miracle de la visibilité, d’une pensée faite corps, me fut révélé dans certains visages de jeunes femmes que l’on retrouve dans les tableaux de Botticelli.

Il m’arrive de penser que les philosophes de l’avenir jugeront sévèrement l’époque présente.  Je ne sais trop s’il y a parmi nos littérateurs et nos artistes des géants comparables à ceux que nous donnèrent encore des époques récentes (cela, les siècles en décideront) ; ce que je sais, toutefois, c’est qu’au cours du XXe siècle, avec toujours plus de force, s’est imposée une culture de masse révoltante qui ne sert qu’à dévoyer les consciences puisqu’elle est la négation absolue de la vérité et de la vie de l’Esprit.  Cette culture sous-humaine est à mon sens l’instrument dont se servent des capitalistes afin de soumettre les hommes à un Nouvel Ordre matérialiste et néfaste.  Je sais qu’il y a peu de libertés en dehors de l’Occident, mais je crains que nos descendants nous jugent aussi sévèrement qu’ils jugeront l’intégrisme musulman (on pourrait dire que l’Occident matérialiste et l’islam radical sont des formes de folie opposés ; on peut toujours espérer que ces deux formes s’affrontent dialectiquement pour qu’une vérité plus grande apparaisse).  Il n’y a qu’à regarder nos taux de suicide pour comprendre que l’homme ne vit pas que de pain et de jeux.  Des masses sont aujourd’hui vouées à l’errance morale ; rien ne peut les apaiser, les rasséréner dans un univers qui n’est plus qu’un spectacle débilitant qui ne sert au fond que des classes possédantes qui nous abusent.  On vit dans un monde où la consommation remplace la communion, où les signaux remplacent les signes ; il nous manque ces grands symboles propres aux traditions spirituelles, symboles qui permettaient à l’homme, même inculte, d’intégrer, à travers une pratique, la vie de l’Esprit supérieur qui l’habite.

Certains conservateurs ne manqueront pas de trouver dans un penseur comme Nietzsche l’un des symptômes, sinon l’une des causes, de notre déclin.  Peut-on leur donner tout à fait tort ?  Je me demande si l’œuvre du poète de Sils-Maria, tout athée qu’il se soit voulu, n’est pas l’une des stations de l’Esprit, l’un de ses moments forts.  L’Esprit est tout, il est donc également force, impétuosité et même violence (il y a réellement de saintes colères).  L’Esprit nécessairement se révolte contre les formes périmées.  Si la vérité du christianisme est éternelle, il n’en reste pas moins que l’Église catholique et les sectes protestantes s’enlisent depuis longtemps dans un autoritarisme brutal, un moralisme et un activisme social qui les éloignent du sacré.  Au fond, la vérité intérieure du christianisme, et plus généralement celle de l’Esprit, avait et a sans doute toujours besoin de Nietzsche (il faudrait ajouter, pour les conservateurs, que, même de leur point de vue, il y a des aspects fort positifs dans l’œuvre du penseur Allemand – mais on peut se demander si dans ses écrits les thèmes négatifs et positifs sont dissociables).  En un mot, un monde de formes périmées ou absurdes appelle ses destructeurs.

On me dira que l’art existe encore ; je répondrai qu’il a cessé d’être un vecteur des contenus essentiels de l’époque : l’art, tout comme la philosophie, se tient en réserve.  La mission essentielle de notre temps est peut-être de créer les fondements technologiques d’une humanité nouvelle ; je ne suis pas loin, en fait, de croire que Gene Roddenberry a joui d’une sorte d’illumination, que demain, tout comme dans Star Trek, nos machines puissantes nous serviront à fédérer les intelligences à travers les espaces semés d’étoiles.  Mais quoi qu’il en soit du destin de notre époque et du futur, chaque personne, unique, doit suivre sa propre voie, même quand celle-ci l’oppose, ce qui peut être douloureux, à la logique interne de l’histoire contemporaine.  Pour ma part, si je ne me désintéresse pas complètement des nécessités de notre temps, je trouve plus de charme à la poésie et d’intérêt à mon accomplissement métaphysique qu’au règne des machines.

Je cherche l’intelligible absolu.

© Frédéric Gagnon, 6 juillet 2011.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


Rétrospective * : Art, finalité, érudition… Abécédaire…(4)

12 décembre 2012

Extraits d’un ouvrage à paraître : Abécédaire sur Alice et quelques autres objets du devenir…(billet publié en mars 2010)

Art — Nous sommes plus que des animaux, plus que des conglomérats de souvenirs et de réflexes conditionnés.  Nous sommes des êtres à conscience réfléchie.  Et une part de liberté est inhérente à cette conscience – congrue, mais réelle et déterminante.  Sans liberté, les hasards et le temps auraient pu, au mieux, engendrer des aisances, des facilités techniques ; l’art, jamais.

Art — Finalité de la musique : trouver la mélodie qui contiendrait toutes les notes et réconcilierait tous les sons.  Finalité de la poésie : le vers absolu qui éclairerait la lumière absolue de lumière absolue – celle dont l’ombre n’est même pas le contraire, celle qui n’est même pas le contraire de l’ombre.  Finalité de la peinture : trouver la couleur et la forme qui aboliraient toutes les couleurs et toutes les formes…  Devenir à nouveau sourd, aveugle, muet qui voit, profère et entend la Réalité nue du monde.


Art — L’érudition est parfois la plus sûre ennemie de l’art et de la culture.  Elle est recettes, tics, plagiats plus ou moins volontaires, tape à l’œil, bons mots à disposer entre les petits-fours dans les cocktails et les lancements.  Elle fait souvent fuir ceux que l’art pourrait autrement toucher.

Art — La seule certitude pour l’artiste est l’échec, relativement à son projet.  Ceux qui croient avoir réussi portaient de bien insignifiants, de bien chenus projets.

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