Alain Gagnon : une critique par Raymond Bertin de Thomas K.

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Arts et Spectacles Vol: 11 NO: 51 18 décembre 1997 52

Livres

Alain Gagnon
Les bois noirs
Bertin, Raymond

Avec Thomas K., ALAIN GAGNON confirme qu’il est un écrivain qui compte dans le paysage. Saga nordique et américaine, ce roman de bruit et de fureur est à découvrir.

La lecture du roman Sud (Éd. de la Pleine Lune, 1995), odyssée tourmentée dans une Amérique à la fois mythique et bien concrète, marqua pour plusieurs lecteurs la découverte d’un écrivain d’envergure. La parution de Thomas K., saga québécoise d’avant la Révolution tranquille, absolument fascinante, confirme la maturité d’écriture d’Alain Gagnon. Nous avons voulu en savoir plus sur cet auteur de vingt livres, recueils de poèmes, contes, nouvelles et romans, publiés depuis 1970. De Chicoutimi où il habite, cet outsider des lettres nous parle mots, phrases et images.

Originaire de Saint-Félicien, au nord du lac Saint-Jean, Alain Gagnon a connu l’ancien cours classique, «où, dit-il, on ne faisait à peu près que de la littérature et de la philosophie», avant d’entreprendre des études universitaires en histoire sociopolitique et en économie. Il publia son premier livre à vingt-six ans. Aujourd’hui, à cinquante-quatre, il partage son temps entre son entreprise de relations publiques, des cours de gestion qu’il donne à l’Université du Québec à Chicoutimi, et l’écriture, qu’il pratique le matin, tous les jours sans exception.

«Même si c’est seulement pour écrire un mot, je me force à m’asseoir devant mon écran, même les lendemains de nouba, comme le lendemain de Noël, par exemple. C’est très physique, l’écriture; il faut se conditionner à pouvoir recevoir ce que l’inconscient, ou le supraconscient, ou je ne sais quelle machine intérieure se prépare à sortir. Je me conditionne en me gardant en forme, physique et mentale, en ayant peu de préjugés et surtout pas de plan, lance l’écrivain. À un certain moment, j’ai une musique dans la tête et, sur cette musique-là, se placent des mots et ça fait une première phrase, et, tout à coup apparaît une image, puis à partir de cette image le fil se dévide jusqu’à la fin.»

Tuer à l’ouvrage

Confidence surprenante à la sortie du récit enlevant de la vie de Thomas Kowalsky.

Bien qu’il soit de facture à première vue conventionnelle, plus linéaire que Sud, par exemple, le dernier roman d’Alain Gagnon foisonne d’événements, de rebondissements, de personnages sans jamais tomber dans l’entendu, le convenu. On y suit à la trace ce Thomas K. du titre, né au début du siècle à Québec, de père inconnu et de Marie-Héléna Kowalsky, Polonaise immigrée ici sans qu’on ne sache trop son histoire, petite bête perdue dans un univers hostile, qui deviendra la servante de tous et chacun. Dès ses treize ans, devant apprendre à survivre, Thomas, muni d’une seule hache, se retrouve dans un camp de bûcherons dans le Nord, «confrérie puante» où il va commettre son premier meurtre…

Étrange criminel, Thomas tuera à quelques reprises dans sa vie pour sauver sa peau, sortir sa mère et lui-même de l’esclavage, ou maintenir son ascendant sur ses collaborateurs lorsqu’il aura atteint son apogée de bâtisseur. Véritable nature d’homme, très intelligent, d’un port droit et imposant, cet homme va se construire peu à peu une fortune, à l’aide de quelques amis qu’il saura récompenser. Dans un Québec rural à tendance xénophobe, ses collaborateurs seront italiens, suédois et… québécois. Employeur important, Thomas s’impliquera en politique sous Duplessis, dont il se fera un ami. Personnage hors du commun, bourré de contradictions mais entier, peintre du dimanche, amant de la nature, ce Thomas K. m’a rappelé, par sa démesure, l’Oscar Schindler du film de Spielberg.

Mais la force de l’écriture d’Alain Gagnon, outre la beauté de sa prose, tient dans l’art de montrer, de faire vivre ses personnages sans jamais s’interposer entre le théâtre des événements et le lecteur. Faisant référence, au début et à la fin du roman, aux sagas nordiques, il précise: «J’ai lu beaucoup de ces sagas, surtout islandaises; or, dans ces oeuvres, les gens ne réfléchissent jamais, les personnages sont présentés par leurs actions, comme chez Hemingway. On procède par tableaux, c’est une succession de tableaux et on laisse au lecteur le soin de faire les liens entre eux. Pour ça, le présent est très employé, c’est un peu comme dans une fresque ou une tapisserie médiévale, où vous avez le début de l’histoire, le milieu et la fin sur le même mur, dans le même ici et maintenant. Thomas K., c’est un peu ça aussi.»

Pour tout dire

Outre Maupassant qu’il admire, dont il dit avoir voulu, en quelque sorte, reprendre le roman Une vie à la lumière de Jung, Nietzsche et Schopenhauer, Alain Gagnon a ses modèles littéraires surtout du côté anglo-saxon: Hemingway, Faulkner, Dos Passos, Caldwell et Lawrence Durrell, dont Le Quatuor d’Alexandrie lui apparaît être la somme idéale.

«La vie est un livre d’une complexité qu’aucun écrivain ne pourra jamais atteindre», écrit Thomas K. dans son journal, à la fin du roman. Cette phrase ne résume-t-elle pas tout le projet romanesque d’Alain Gagnon? «Tout écrivain voudrait, avoue-t-il, comme Charlebois le chantait, «trouver la note qui fera chanter le monde entier». On voudrait écrire Le livre, ou écrire suffisamment de livres pour couvrir l’univers de mots. Mais on ne réussit pas. On le sait (rires).»

Ce qui n’empêche pas l’écrivain de continuer, au contraire. À la suite de ce récit d’une vie qui est aussi une fresque sociale et politique, Alain Gagnon a déjà écrit un autre roman, Almazar, qu’il qualifie de «post-postmoderne» car il s’y retrouve lui-même comme personnage, comme narrateur et comme écrivain. Il travaille aussi à un recueil de contes fantastiques. En attendant ces prochains ouvrages, plongez-vous dans Thomas K. et laissez-vous emporter par cette histoire de bruit et de fureur, au potentiel cinématographique indéniable. Vous en sortirez grandi ou à tout le moins enchanté.

Thomas K., d’ Alain Gagnon
Éd. de la Pleine Lune, 1997, 236 pages

ILLUSTRATION

Alain Gagnon: «On voudrait écrire Le livre, ou écrire suffisamment de livres pour couvrir l’univers de mots.»

 

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Doc. #: 971218VR041

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