Éléments de spiritualité romaine
Dans un recueil de textes de Julius Evola intitulé Explorations, on retrouve des écrits qui portent sur divers éléments de la spiritualité des anciens Romains.
Il faudrait ici dire un mot sur un auteur dont certains ignorent peut-être jusqu’à l’existence.
Théoricien de la Droite, métaphysicien, penseur profond des doctrines ésotériques, et orientaliste, Julius Evola, né à Rome en 1898 et mort dans cette même ville en 1974, s’est voulu le digne successeur des anciens Romains de meilleure souche. Peu d’écrivains, en réalité, étaient aussi qualifiés pour livrer à l’homme moderne le message de la Rome éternelle.
Pour comprendre la pensée d’Evola en cette matière, il n’est pas inutile de rappeler certains faits. Or le fait central est celui du peuplement de l’Europe par les Indo-Européens, ancêtres des peuples blancs que nous connaissons aujourd’hui. Les anciens Latins, quand ils atteignirent la péninsule italique, n’arrivèrent pas en contrée inhabitée. Il y avait là un ensemble de peuples pré-indo-européens, peut-être parents de peuples moyen-orientaux, dont les plus connus sont sans doute les Étrusques. L’opposition entre les Indo-Européens et ceux qui les précédèrent n’était pas purement ethnique : il y avait également divergence dans les métaphysiques, opposition entre des visions du monde qui déterminent le style d’une civilisation. À la spiritualité virile, solaire, en un mot apollinienne des anciens Indo-Européens, s’opposait la spiritualité féminine, tellurique des premiers peuples méditerranéens. La première trouvait son fondement dans l’Être, Immuable, Éternel, Lumineux ; la seconde dans le devenir et dans l’union mystique avec les forces occultes de la Nature.
D’après Julius Evola, il y eut toujours une tension entre l’élément indo-européen et le substrat des peuples précédents. Avec le temps, les patriciens durent admettre dans la Cité des divinités dont le culte était étranger à leur éthos, divinités qui, comme Cybèle, favorisaient chez leurs adeptes des extases troubles qui, encore une fois, étaient profondément étrangères à la mentalité romaine primitive, mentalité dont le délitement, au cours des siècles, provoqua la longue agonie de l’Empire.
Caton d’Uttique
Ce Romain typique, que je cherche ici à cerner, Julius Evola en décrit la spiritualité de manière exemplaire dans Explorations. Evola écrit : « … si, à l’origine, le Romain fut antispéculatif et antimystique, il ne le fut pas en vertu d’une infériorité, mais, au fond, en vertu d’une supériorité. Il possédait un style spécifique, avait horreur des mysticismes impurs et des effusions sentimentales ; il avait une intuition suprarationnelle du sacré, étroitement liée à des normes d’action, à des rites et symboles précis, à un mos et à un fas, à un réalisme particulier. Il ne connaissait pas les évasions. Il ne craignait pas la mort. Il accordait à la vie une signification immanente. Il ne savait rien des frayeurs de l’outre-tombe. Pour lui, seuls ses chefs et ses héros divinisés échappaient au sommeil éternel de l’Hadès. » Tel était donc ce Romain qui servit d’idéal aux Européens à travers les millénaires. Mais la vie réelle de la Cité ne fut pas toujours simple : la République victorieuse et l’Empire virent l’apparition de cultes étrangers, d’un ensemble de superstitions orientales qui apportèrent leur lot d’angoisses et de démesures. Devant un tel fléau, les authentiques Romains retrouvèrent leur propre vérité dans des systèmes aussi divers que le mithracisme, le stoïcisme et l’épicurisme. C’est de cette dernière pensée dont je parlerai finalement aujourd’hui.
Il semble curieux, à première vue, qu’un métaphysicien parle dans des termes positifs de l’École d’Épicure. Dans notre monde, quand nous parlons d’un épicurien, nous désignons un homme ou une femme qui n’aime rien comme les plaisirs de la chair, un jouisseur frivole et inoffensif. Sous la République et dans la Rome des césars, le mot épicurien désignait tout autre chose. D’abord, contrairement à ce que l’on pense, les épicuriens de l’Antiquité n’étaient pas athées : Épicure croyait aux dieux comme à « des essences détachées, parfaites, sans passion qui doivent fournir pour le Sage les idéaux suprêmes. » Ces dieux, toutefois, n’interviendraient pas dans les affaires humaines : l’âme de l’homme est physique et ses mouvements sont dus à des causes naturelles.
Un élément de l’épicurisme semblera sans doute étrange à l’esprit formé par le judéo-christianisme : la doctrine de l’École était une physique doublée d’une éthique (et non pas une métaphysique dont découle une morale). D’après cette doctrine, l’homme, comme tout ce qu’il perçoit, est composé d’atomes et l’on peut douter que son âme survive à la mort. Vous vous demandez sans doute comment une telle conception peut engendrer une éthique. C’est « en raison de la libération intérieure, de l’éclaircissement du regard qu’elle produit avec son réalisme. » Avec l’épicurisme, il n’y a plus de place pour « toutes les angoisses devant la mort et l’au-delà, tout le pathos tissé de désir ardent, d’espoir et d’imploration qui, en Grèce, correspondît à une période de décadence, à une altération de la spiritualité originelle, héroïque et olympienne, et qui devait malheureusement revêtir ensuite, à Rome, le sens d’une altération de l’éthique ancienne et du vieux ritualisme. » L’authentique Romain revenait donc à lui-même, retrouvait son idéal intime d’autarcie, de possession de soi, possession de soi qui, soustrayant l’âme à « la contingence des impressions, des impulsions, des mouvements irrationnels », devait engendrer une joie absolue, subtile, que rien ne saurait troubler, pas même les pires tortures. On le voit donc, le plaisir dont parlent Épicure et ses disciples correspond à une fin spirituelle qui va bien au-delà des plaisirs de la chair.
C’est sans doute l’un des nombreux mérites d’Evola d’avoir réhabilité une école de sagesse qui fut avec le stoïcisme l’un des fondements de la pensée romaine ; d’avoir montré comment un matérialisme avait ramené des êtres d’élite à des aspects importants de leur spiritualité originelle.
Je ne saurais trop, enfin, vous recommander la lecture des œuvres de Julius Evola : érudit de génie, il fut un véritable maître à penser dont le livre sur l’alchimie (La tradition hermétique : les symboles et la doctrine, l’art royal hermétique) influença Marguerite Yourcenar dans la rédaction de L’œuvre au noir.
Les citations de la présente chronique ont été tirées des textes suivants : Rome et les « Livres Sibyllins » ; Les deux faces de l’épicurisme. On retrouve ces deux textes dans Explorations de Julius Evola, publié aux excellentes éditions Pardès.
Notice biographique
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi. Il habite aujourd’hui Québec. Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature. À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue. Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.