La falaise de Gaugin, un texte de Dominique Blondeau…

8 juin 2017
alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Dominique Blondeau

LA FALAISE DE GAUGUIN

Les cheveux libres et blonds, elle court, elle s’essouffle, elle trébuche. Sa pensée déliée comme sa chevelure sur ses épaules, l’incite à se remémorer les larmes qu’elle a versées à la mort de ses parents, celles, quand Paul s’est exilé. Elle se trompe. Dans ce paysage, il n’y a rien à se remémorer : elle n’a pas versé de larmes, elle n’a pas connu le goût salé de la douleur qui se déverse sur les joues jusqu’au havre de la lèvre, la caresse de la langue. Les larmes sont un effet du mois d’août. De la sueur, par exemple. Des yeux qui transpirent.

Il n’y a qu’une seule réalité autour d’elle. L’herbe jaune qui, sous ses pas, se brise. Le ciel déjà crépusculaire épuisé du bleu et du jaune qu’oblige l’été, chavire dans le mauve, dans le rose. La mer, cordillère écrêtée, rémanence de vert. On dirait la grandeur du monde. La femme s’est défaite de l’être qu’elle s’était ajouté. Elle souffre, la chair rongée, vitriolée. Elle ne peut croire à l’inexistence de Paul qui est mort là-bas, auprès de femmes brunes et grasses. Languides.

Elle court. À force de délirer entre le visage de Paul et l’absence d’elle dans ce cadre échevelé de jaune, de rose, de vert, ses yeux embués brouillent

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La falaise, Paul Gaugin

la perspective, le relief. Jusqu’à sa chevelure éparse enrubannant le front, le regard.

Ce littoral que Paul a aimé, autrefois. Il avait promis de l’emplir de sa présence à elle. Trop de vent, de sauvagerie. Sa blondeur l’adoucirait, riait-il. La mort a implacablement dénoué sa promesse. Plus rien d’elle ne subsistera ici.

Elle s’essouffle, elle s’aveugle. Son pied heurte le vide, il bouscule le jaune, le vert, le mauve. Dans ce tableau crépusculaire, elle s’immortalise.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé.Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.


Drag : Une critique de Dominique Blondeau…

6 mars 2017

Un femme, une homme ****


À deux semaines du printemps, on rêve d’une promenade dans un parc, un grand bassin d’eau rafraîchirait  l’atmosphère. On se souvient de l’adolescence et de ses audaces. On se fringuait n’importe comment, on mangeait n’importe quoi. Filiforme, on ne savait trop quel sexe nous définissait. Visage insolent, anguleux, on se moquait des adultes qui nous observaient d’un air indulgent, ce qu’on ignorait. Aujourd’hui, on lit le troisième roman de Marie-Christine Arbour, Drag.

Faut-il s’étonner d’un couple qui, en quelques mois, vivra un amour déconcertant, se suffisant à lui-même ? Il a soixante-neuf ans, elle trente-cinq. À Vancouver, dans un quartier marginal, ils se rencontrent sur le balcon de leur appartement. Lui est russe, pianiste de génie. Elle, québécoise, artiste-peintre ratée, dit-elle. L’histoire serait banale si Nicolaï et Claire se complaisaient dans leur corps d’homme et de femme respectifs. Or, quand ils font connaissance, Nicolaï porte une longue robe noire, ses cheveux blancs noués en chignon, au point que Claire hésitera sur son appartenance sexuelle. Elle-même est habillée en garçon ; la tête presque rasée, une cravate noire la transforment en androgyne. L’accoutrement de Claire attirera Nicolaï, étonné que cette femme aux abords fragiles s’intéresse à lui, homme jugé perverti, chassé du Conservatoire de Moscou pour avoir suscité une aventure avec un jeune flûtiste. Pourtant, « il se voulait marié à la musique. » Épouse intransigeante et rivale de Claire, la prévient Nicolaï. Chacun s’offre à l’autre, Claire obsédée par son passé où défilent sa mère, son père et un enfant prénommé Claude. Fille ou garçon, peu importe, l’enfant sera son premier amour. Plus tard, Ian pendant huit ans, d’autres amants. Une tentative de suicide. Nicolaï, fils d’aristocrates, sa famille décapitée à la Révolution. Pour gagner sa vie, il deviendra pianiste au Bolchoï « pour les classes de débutantes. » Lui raconte, elle se raconte. Lui philosophe, elle se révolte. Leur différence d’âge les maintient chacun dans un monde où ni l’un ni l’autre n’a accès. Seul le désir amoureux les unit dans une jouissance sensuelle surprenante. Nicolaï n’a-t-il pas confié à Claire qu’elle était sa première femme ? L’aveu en dit long sur son appétence charnelle. Claire est avant tout séduite par un être, il et elle à la fois, d’où ses réminiscences fulgurantes vers l’enfant Claude…

À Vancouver sur la Main, Nicolaï et Claire déploieront leur amour excentrique, certains diraient obscène… Sans tabous ni préjugés. Ils font l’amour dans des ruelles, dans des salles de cinéma. Désargentés, ils conviennent d’une certaine pauvreté, « posséder est un acte illusoire. » Peu à peu, lui se fait tyrannique, il ne la laisse partir que quinze minutes. « Vivre avec Nicolaï, c’est jeter une goutte d’encre dans de l’eau de rose. » Ils ont beau se goinfrer d’amour anarchique, elle, continue à dessiner, lui, à pianoter sur un instrument imaginaire. Invité au concert de l’un de ses amis russes exilé, Nicolaï, accompagné de son amante, exhibera l’un de ses dessins qu’un Japonais achètera. Peu après, Claire deviendra une artiste reconnue. Avec l’argent, elle offrira un clavier à Nicolaï qui, après l’avoir refusé, ce qui vaut au lecteur une émouvante débandade de Claire dans la nuit de la Main, le ramènera à la musique. Ancrés à leur art propre, et même s’ils ont accompli un étrange mariage, on se demande si ce retour à leurs occupations artistiques ne les perdra pas. Leur art retrouvé les fera vieillir au-delà de ce qu’ils avaient rêvé l’un pour l’autre. Claire, aveuglée par les nécessités de son vieil amant, refuse de regarder son corps se flétrir. « Elle se soumet à cette autorité avec une obéissance amusée. » Amants compliqués, transfigurés par un improbable amour, régénérés par l’art. Déjà l’ennui suinte, Claire est « ramenée à sa vocation première : la survie. » Fissures où se glisse le premier concert de Nicolaï, peut-être le premier souffle de sa mort.

Roman sensuel, voire érotique. Écrit en de courtes phrases élégantes, enjolivées d’aphorismes rutilants comme les diamants. Chaque trouvaille philosophique de l’auteure se raccorde intelligemment à quelque événement rassemblant Claire et Nicolaï. Une ample chaîne poétique, tels les anneaux d’acier liant le travesti et l’androgyne, scinde le récit en de brefs chapitres, invitant sans cesse à poursuivre les péripéties d’une homme et d’un femme optant à leur manière pour un monde où l’hétérosexualité se présente tel un drame du siècle dernier, mais où les opposés peuvent s’opposer. « Il est si belle et elle est beau. » Ne s’appellent-ils pas entre eux Babouchka et John. Est-il nécessaire de revenir à la réalité quand deux êtres, indifféremment homme et femme, se parent de sentiments inhumains, dans le sens où aucune société bien pensante ne les accepterait. Nicolaï ne chuchote-t-il pas à l’oreille de Claire au moment de quitter le concert de son ami russe : « Maintenant il est temps de partir. Le carrosse va se transformer en citrouille. » Pour aller où et comment ? Phénomènes ils sont et resteront. Des aphorismes qu’on ne citera pas, combien révélateurs de la clairvoyance du couple, nous dépeignent leur lucidité, surtout celle de Claire, plus sensible que Nicolaï à l’opinion publique. L’existence n’est-elle pas un casse-tête à demi défait ? Rejetés là, repris ici, « c’est comme s’ils suivaient le mouvement de l’océan. » À souhaiter qu’un jour nous transformions l’eau en vin. « On sera fou. On vivra. »

Il faut se laisser porter par les inclinations altruistes, éblouissantes que contient le roman. Nous le lisons en nous émerveillant sur l’originalité prégnante du thème, captés que nous sommes par l’exigence stylistique d’une écrivaine préoccupée par une condition humaine inusitée, éloignée des modes, de leurs limites temporelles éphémères.

Drag, Marie-Christine Arbour
Les éditions Triptyque, Montréal, 2011, 183 pages

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.


Une nouvelle de Dominique Blondeau…

1 janvier 2017

(Avec l’assurance et le métier qui la caractérisent, l’écrivaine et critique littéraire Dominique Blondeau nous offre cette nouvelle où printemps et désespoir jeune se conjuguent dans une musique claire-obscure…  Verbe feutré des malheurs qui jouxtent nos quotidiens.)

Dix-sept ans

Dominique Blondeau

Elle est assise sur un banc du parc, les épaules courbées en avant, ses mains couvrant son visage, elle pleure. Elle est si triste qu’elle ne voit pas la couleur du ciel, ni celle des arbres. Elle n’entend pas les enfants qui crient de joie, tournent sur eux-mêmes, autour d’eux-mêmes, tels des derviches. On pourrait dire aussi les oiseaux. Les enfants, les oiseaux, au printemps, se ressemblent. Sa peau, sous la masse des cheveux, fait des taches dorées, invente des ombres, à son âge, lumineuses. Le tableau à partir d’elle s’inspire d’un frais matin, d’un arbre en fleur, d’une rivière qui gazouille. On se demande pourquoi la jeune fille pleure, elle qui devrait être myosotis, pivoine, forsythia. Ainsi le passage du printemps avec ses tendresses irrésolues, ses ébauches évanescentes, ses hésitations balbutiantes. À l’âge de la jeune fille, les yeux ne fixent rien, ils effleurent, rejettent et renient. Les mouvements, les paroles, du vert limpide au vert turquoise, cassent ce qui ne convient pas à l’immédiat. Si on regarde la jeune fille pleurer, des images violentes surgissent qui n’ont rien à voir avec elle. Le vent dans la masse de ses cheveux, le kiosque à musique un peu plus loin, et qui ne sert à rien, sont des idées romantiques teintées de gris perlé, de rose trop pâle. C’est une image de jadis qui fait sourire, elle aide à ce que le temps glisse sans trop nous blesser. Il y a aussi des figures rondes, des pirouettes endiablées, on imagine des lutins rouges comme des pommes d’api. On pense aux enfants, aux oiseaux, à tout ce qui tourne en rond, donne le vertige quand on a dix-sept ans. On pense aussi à des éclats de mercure insaisissables. Le vert rutilant envahit la tête, des odeurs de champs aux trèfles mauves montent aux narines. On imaginerait n’importe quoi pour que la jeune fille ne pleure plus. On inventerait un violon tsigane qu’on placerait entre ses bras, on la vêtirait d’une longue jupe, ample et soyeuse, un tissu gitan où le rouge, le jaune se confondraient au pastel de son regard, si elle ôtait les mains. Autour de ses poignets tintinnabuleraient des bracelets, des cercles trop lourds à ses os fragiles, on évoque les branches de noisetiers, souples et mordorées, des bouquets de joncs translucides au bord d’un étang. On n’y croit pas vraiment, les paysages inertes ne sont pas faits pour les yeux éperdus de curiosité, de bousculades avides, chaque fois qu’ils voient plus loin. Sur les épaules de la jeune fille, flotterait la masse de ses cheveux, noirs, on invente, cela est sans importance, c’est l’image mouvante des cheveux s’ouvrant, se refermant, qui est belle. On voudrait dire à la jeune fille que de longs cheveux noirs étalés sur un châle aux dessins tarabiscotés, aux teintes impossibles à dénombrer se superposent à l’image troublante d’un éventail andalou. Des anémones parme, des œillets pourpres, des roses noires gonflées de pétales doux comme le satin, dissimulent la bouche incarnate derrière l’éventail. Le regard foncé, fendu jusqu’aux tempes, est si intense qu’on entend les hourras de la foule, les pas des chevaux, on sent le goût âcre du sang, noir lui aussi. La lame d’un poignard déchire les yeux en deux, tout s’efface. La jeune fille assise sur le banc n’a pas le cœur à l’heure andalouse, sa vie est si courte que les teintes grenat de la passion ne lui ont pas encore percé les paumes, percé le flanc. Il y a tant de jeunes filles qui s’appellent Marie, ce n’est pas possible, se dit-on, qu’elle reste là jusqu’à la nuit, des hommes sillonnent les parcs, ils visent des proies crédules, un homme s’approchera d’elle, qui prétendra vouloir l’aider, elle a si mal qu’elle se laissera conduire n’importe où. Au printemps, les jours ne sont pas si longs, d’ailleurs, les enfants, les oiseaux crient moins fort, le kiosque à musique rassemble ses ombres, les images, les teintes se décomposent, il ne reste rien du tableau inventé : rutilances fleuries, débordements andalous. La jeune fille a suscité des scènes du passé, on ne nomme aucune ville, aucun homme, aucune femme, nos yeux se plissent de bonheur, le sourire sur nos lèvres se pare d’une nostalgie heureuse. Le gris de la vie, les bleus, tous les bleus qui peuplent le cœur, s’imprègnent de magenta, le crépuscule peu à peu se teinte de rouille, devient rond et paisible. On voudrait rentrer chez soi, retrouver les objets familiers et neutres, parfois, on les habille d’un souvenir fade, on les contourne, on les range dans le vert espérance d’un événement qui pourrait arriver, qui sait. On hausse les épaules, on se sent ridicule, c’est fini, l’andalou de la vie, c’est la jeune fille qui, après nous, le vivra. Alors, on profite de la beauté de l’heure, on se cache derrière un arbre, voilà qu’à notre tour, on joue les voyeurs, on imite les hommes qui torturent les femmes dans le noir, tous les noirs, ceux d’une enfance rabougrie, d’un vie rachitique. On essaie de comprendre, on ne voit rien qui rachèterait la vie d’un homme qui s’en prend aux jeunes filles démunies, pillent leurs rêves. On se dit tout ça, le temps de se le dire, on aperçoit une silhouette tremblante qui marche à pas lents vers le banc, la jeune fille n’a pas bougé, ses épaules courbées en avant, ses mains couvrant son visage sont les gestes de la révolte que, seule, elle ne peut supporter. La silhouette aux traits ratatinés, aux cheveux blancs noués sur la nuque, se penche, on tend l’oreille, elle murmure : «Marie… Marie… je savais que tu serais là… dis-moi ce qu’il t’a dit…» La jeune fille secoue la tête dans tous les sens, détache ses mains de son visage barbouillé de larmes, ses yeux sont incroyablement rouges et laiteux, on en reste saisi d’effroi, elle crie en hoquetant : «Il a dit, c’est fini… fini… je suis aveugle…»

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.


Dominique Blondeau nous parle de Daniel Grenier…

21 décembre 2016

À la conquête d’un homme ****alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

 

Le pire échec que nous puissions subir, affirme C., c’est d’aimer intensément une personne, de se lever un matin, de ne plus rien ressentir pour elle. Verdict qui nous fait frémir. On ne connait pas cette frénésie désordonnée des sentiments, pas mieux que leur vertigineuse désaffection. Le contraire nous décevrait de soi-même. On parle du roman de Daniel Grenier, L’année la plus longue.

Ça commence tel un roman psychologique, genre décrié depuis plusieurs décennies dans la littérature québécoise. Comme si cette connaissance de l’âme humaine ne définissait pas nos comportements. Dans le cas particulier de Thomas Langlois, son enfance a été traumatisée par le fait qu’il soit né un vingt-neuf février, en 1980, son anniversaire se fêtant tous les quatre ans. De cette manière inusitée, nous pénétrons dans son histoire, ou plutôt dans celle d’Aimé Bolduc, par l’intermédiaire de son père, Albert Langlois. Ce dernier a quitté femme et enfant pour aller quérir un homme de qui il sait peu, mais dont il est persuadé qu’il est l’un de ses ancêtres. Durant deux siècles, de Chattanooga, Tennessee, à Sainte-Anne-des-Monts, le lecteur suivra les péripéties d’Aimé Bolduc qui, pour des raisons complexes planétaires, a vécu plus de deux cents ans. Lui aussi serait né un vingt-neuf février, en 1760, à Québec. Vieillissant d’une année sur quatre, ce leaper serait âgé à la fois de cinquante-six ans et deux cent vingt-six. L’avenir de Thomas Langlois s’affichera plus discret mais exceptionnel. Comme s’il était devenu le prolongement transparent d’un aïeul de qui son père l’entretiendra jusqu’à sa mort.

Traversant de grands événements patriotiques, Aimé Bolduc a participé à la Conquête anglaise, à la guerre civile américaine — guerre de Sécession —, qu’il racontera en partie à Stephen Crane, écrivain américain de la fin du XIXe siècle, à qui l’auteur rend hommage, quand Crane cherche des témoignages de soldats ayant survécu à ces conflits. Seront aussi décrites la révolte des Patriotes, la révolution industrielle, toujours à travers le regard acéré d’Aimé Bolduc. Dans une réception mondaine, il échangera avec Buster Keaton sur la différence entre la réalité et le cinéma. Autre clin d’œil, nostalgique celui-ci. Ces occurrences, qui tiennent lieu de balises dans le temps et l’espace, permettent au lecteur de suivre, sans s’égarer dans les méandres de siècles écoulés, les personnages secondaires se démenant avec leur existence ordinaire. Les chapitres se ramifient autour de protagonistes se présentant, non par hasard, mais parce que le temps occasionne des rendez-vous auxquels personne n’échappe. La rencontre de Jeanne Beaudry avec Aimé Bolduc, qui sera son phare amoureux, ne pouvait survenir à un moment moins opportun. Le lecteur s’étonnera d’un homme aux triples identités. Avant la campagne de Lincoln, Aimé Bolduc emprunte le nom de William Van Ness, fils de bourgeois, qui ne veut pas « compromettre son héritage. » En 1960, à Pittsburg, Kansas, nous le retrouvons se dénommant Kenneth B. Simons. Ce même Bolduc a été contrebandier d’alcool durant la prohibition, inventeur d’une boussole détraquée, spectateur plusieurs fois de la comète de Halley. Quand il se retirera enfin sur ses terres, nous nous rendrons compte de la démarche stupéfiante de son existence, dispersée à travers l’Amérique du Nord, laissant derrière lui des passages à vide, des souvenirs confus dans l’esprit de ceux et celles qui l’auront discerné, telle une nova perdant son éclat mais aussi phœnix immortel, ce que prophétisera Jeanne à Aimé, sur son lit d’agonie. Quand Thomas Langlois, devenu un éminent chercheur scientifique, héritera de sa fortune en 2020, la question sera posée plusieurs fois : Aimé Bolduc est-il vraiment mort ?

Le roman, magistral, qui se terminera en 2047 à Québec, s’avère un tour de force de par sa conception structurale géographique, de par son cheminement passionné pour l’histoire américaine. Si, dans une entrevue, Daniel Grenier nous informe de ses emprunts littéraires, ce qui est honorable à tout écrivain porteur d’une épopée semblable, il est encore une fois établi que rien ne se crée seul. Un roman roboratif comme celui-ci, doit s’inspirer d’œuvres auparavant édifiées et s’y enchaîner pour le meilleur de la créativité. Les témoignages d’admiration habitent toutes sortes de territoires jusqu’à ce que, se propageant, ils entrent dans la légende. Terreau fertile enrichissant des écrivains avides de se servir d’intemporalité, se convaincre qu’en littérature tout est possible et permis. On a aimé que Daniel Grenier rebondisse hors des frontières terrestres, flirte avec le fantastique. Plusieurs chapitres admirables se lisent au rythme du temps qui s’effiloche et ralentit. Sans omettre le style scandé par le roulis constant de phrases sans cesse recommencées…

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québecIl est indéniable que certaines vies s’inscrivent dans un destin forgé par nous ne savons qui, permettant au lecteur de savourer une histoire ourdie sur fond de force et de fragilité. De certitudes fendillées par le doute. De conquête de soi et de l’autre. Fabulations certes, mais constamment basées sur des tragédies que des hommes ont vécues lors de guerres trop souvent fratricides. Ou encore sacrifient leur vie, comme le laisse entendre Aimé Bolduc, à son endroit. Cette généralité pour conclure qu’il faut un immense talent, faire preuve d’une profonde générosité, pour reproduire mentalement ce que des êtres ont subi dans une trame disproportionnée de leur existence. La souffrance — il y en a beaucoup dans ce récit — est-elle un sentiment extrapolable ? Il semblerait que cela soit possible sous la plume intelligente, terriblement efficace, d’un écrivain boulimique de mythes et des replis de la littérature américaine.

Roman, à lire absolument, qui se singularise dans le firmament étourdissant de la production littéraire de l’automne.

L’année la plus longue, Daniel Grenier
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 432 pages.

Notes bibliographiques

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Domminique Blondeau nous parle de Stéphanie Deslauriers…

23 novembre 2016

Aux limites de la vie *** 1/2

 

 alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

À la suite des événements tragiques survenus à Paris, le 13 novembre, nos introductions sont en berne, tel un drapeau déchiré par la haine. On voudrait faire part de nos pensées solidaires aux familles des victimes, les assurer de notre détestation des atrocités commises par des gens qui radicalisent l’islam, s’en servent lâchement à des fins inhumaines. De tout cœur, on souhaite que les blessés se remettent sans trop de souffrance, toutes les souffrances, de tant d’aberration meurtrière. Que Paris retrouve ses airs invitants de capitale culturelle la plus prisée au monde. On a terminé la lecture du roman de Stéphanie Deslauriers, La trahison des corps.

Ce n’est pas un grand roman, c’est un roman humain. C’est une fiction, ce pourrait être le témoignage bouleversant d’une femme qui, atteinte d’un cancer incurable, a choisi de mourir plutôt que d’être soumise aux traitements médicaux qui lui accorderont quelques mois de sursis. C’est l’histoire émouvante de Camille, quarante-deux ans, qui, aux abords de sa mort, fait un ultime retour sur elle-même, sachant qu’elle n’a plus rien à donner sinon entretenir sa dignité, en mourant comme un être entier et non diminué par la chimiothérapie, les médicaments et la souffrance. Le lecteur sera le confident d’un passé raté à cause de circonstances qu’une enfant naïve, plus tard une jeune fille, n’a pas eu le pouvoir de prendre en main, ni d’apprivoiser. Il faudra la mort accidentelle du petit frère, à dix ans, pour que Camille réalise qu’il était l’enfant préféré de leur mère. Mais lui sera révélée la bonté de leur père envers elle. Donc une mère revêche, un père débonnaire, engendreront le premier chagrin révolté, une lucidité maladroite qui se manifestera par le refus des conventions. Ne plus croire en Dieu, ne plus chanter dans une chorale religieuse. Des riens cruels qui, doucement, au secondaire, la feront glisser vers le confort amical que lui offrira Mathias, étudiant comme elle. Ils rient beaucoup ensemble, fument des joints, font innocemment l’amour… Mais tous les deux grandissent et vieillissent. Mal, pour Mathias. Camille, fidèle à ce qu’elle est. Lui est devenu avocat, elle, professeure d’arts plastiques. Deux univers qui iront toujours à contre-courant. Ils vivront ensemble, elle refusera de l’épouser, aura une fille, Jane-Anaïs, qui comblera en partie le vide qu’elle ressent avec un conjoint de plus en plus souvent absent, consacré entièrement à sa profession. Puis, un soir de pluie et de grand vent, Camille, réfugiée dans un bistrot, voit entrer une jeune femme échevelée : elle cherche une place, le bistrot est bondé. Sans trop savoir pourquoi, Camille lui fait signe de venir s’installer à sa table. Signe aussi d’un unique amour qui bouleversera sa vie. Celle de Mathias à qui elle avouera vouloir le quitter. Celle de ses parents qui ne lui adresseront plus la parole. Jane-Anaïs, trop jeune pour réaliser la transformation de sa mère en refusant de se plier aux normes d’une société abrutissante d’ennui.

Huit ans de bonheur absolu avec Jacinthe, jusqu’au jour où, sous la forme d’un cancer du côlon, le malheur viendra ombrer les sentiments sereins qui unissent les trois femmes. Jane-Anaïs, difficilement, a accepté le lesbianisme de sa mère, sa sensibilité et l’affection de Jacinthe ont eu raison de ses réticences. Mathias, peu à peu, laisse entrevoir ses émotions, lui tellement réfractaire à tout épanchement. Les parents de Camille ajouteront leur chagrin à celui encore si lourd de la mort de leur fils. Les collègues de travail uniront leur gentillesse compassée pour aider Camille à supporter cette épreuve sans issue. Cependant, personne ne sait qu’elle a décidé de mourir à une date bien précise, ses affaires testamentaires étant ordonnées.

C’est de tout cela dont nous fait part Stéphanie Deslauriers, une vie qui s’arrête sans que nous alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec puissions y faire quelque chose qui irait au-delà de notre humanité. On ne parle pas d’écriture, contrairement à l’histoire de Camille, elle est simple et fluide, composée de mots parfois durs, parfois tendres, qui racontent le fatalisme auquel, impuissants, nous devons faire face. Un récit poignant, rédigé entre fiction et réalité. Entre ce que le cœur possède d’authentique et la défaite des corps rongés peut-être par d’anciennes blessures inguérissables.

On n’élaborera pas davantage sur ce roman — label qui nous dérange —, on redouterait de trahir les intentions courageuses de l’écrivaine. Avant tout, être fidèle à soi-même, à la vie, à la mort.

La trahison des corps, Stéphanie Deslauriers
Éditions internationales Alain Stanké, Montréal, 2015, 136 pages

Notes bibliographiques

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Dominique Blondeau nous parle de Dominique Fortier…

8 novembre 2016

Une bibliothèque, quatre jardins ****

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

G. s’exclame, et nous fait rire : « J’ai changé d’ordinateur, d’amant et d’éditeur ! » On convient qu’elle a raison de dépoussiérer la face insolite de son existence, celle contenant deux onces de rébellion, plus une touche de défi enfantin. Ne venons-nous pas d’entrer dans une saison nouvelle ? De quitter l’été pour tendre une main à la fois prometteuse et gourmande vers l’automne ? On parle du récent roman de Dominique Fortier, Au péril de la mer.

Ces dernières semaines, on a lu et analysé plusieurs romans réalistes, écrits au masculin. L’alcool, le sexe, le langage défloré, serti d’humour noir, parfois de cynisme. En ouvrant le roman de cette écrivaine talentueuse reconnue, dont l’œuvre nous impressionne, on s’est laissée charmer par une histoire qui n’appartient pas à notre siècle mais à un temps où les hommes se cherchaient encore. En eux ou à travers les livres si peu nombreux, Gutenberg n’intervenant qu’à la fin de l’histoire d’Éloi Leroux. Peintre réfugié dans l’une des abbayes du Mont-Saint-Michel, il y est venu pour noyer un désespéré chagrin d’amour. Dans ce lieu de prières, de sérénité, Éloi édifiera un récit autour de la construction de la prestigieuse bâtisse. Cela se passe au XVe siècle, Dieu faisait partie de la vie des hommes, de leurs joies, de leurs tracas. Du clair et de l’obscur. Dieu, mais surtout la foi traquée par les ombres vénéneuses de l’analphabétisme, soutenant quelques certitudes erronées, celle, par exemple, de prétendre que le Soleil tournait autour de la planète Terre. L’écrivaine mentionne qu’il n’est pas simple de se reporter au passé pour dépeindre le futur. Il faut regarder devant et non derrière. Être dérangé par des écrits subversifs, comme le sera Robert de Torigni, ami d’enfance d’Éloi, moine en partie responsable de l’abbaye et de ses livres. Empruntant le discours parabolique digne de celui de Jésus, il élude les péjorations qui pourraient nuire à quelques-unes des personnes complices qui l’entourent. Ne pas savoir lire ne signifie-t-il pas entretenir une naïveté amère qu’il est impossible de fracasser, le monde se restreignant à des frontières symboliques nécessaires, évitant ainsi d’élever son regard au-delà de soi-même, les assertions des érudits ne pouvant être remises en cause.

Pendant que la vie reprend ses droits au XVe siècle sous la plume réflexive, élégante, de Dominique Fortier, une narratrice promène le lecteur dans le quartier Outremont, en compagnie de sa petite fille. Narratrice-écrivaine ne pouvant ôter de son esprit le choc qu’elle a ressenti quand, adolescente, elle a contemplé le Mont, à ses débuts appelé Mont-Tombe. Plus tard, elle apprendra qu’il était désigné comme étant la Cité des livres, une bibliothèque de quatre cents livres enrichissait ses murs, plutôt ses pierres. Dans la solidité vaine du présent, nous frappe d’étonnement la friabilité illusoire du siècle des découvertes — flottent les silhouettes de Vinci, Gutenberg, Colomb, présences immortelles glissant entre les murailles du Mont, pour les consolider, les protéger des éléments naturels ou des incendies qui, tant de fois, ont dévasté ces lieux de plénitude. La prière est la vertu primordiale qui domine l’atmosphère monacale, parfois oppressante, drainant une prudence recueillie mais aussi une sagesse salutaire entre les moines et les pères. Frère Clément, modeste moine, tait son savoir en se consacrant aux quatre jardins, qui font l’admiration et l’envie du frère Adelphe, de passage au cloître. Frôlements des regards, silences amorcés, sourires perceptibles, le récit se teinte de ces allusions, camouflant la vanité d’hommes plus puissants. Même s’il est dit que les moines ne doivent laisser aucune trace d’eux-mêmes, surtout de leurs œuvres.

Dominique Fortier éblouit le lecteur en décrivant l’histoire et la légende de la bâtisse, entrecoupées d’une recherche élaborée plus intime, constamment insufflée de l’abbaye. L’écrivaine nous rappelle ce que signifient, dérivés du latin, le vocable « cloître », le verbe « croire ». Le sens du mot « miniature ». Elle dépeint, à travers gestes et paroles de Robert, l’éclat ornemental des enluminures, rondit les heures riches du Haut Moyen-Âge. Fusionnant entre un siècle révolu et celui dans lequel nous devons témoigner de tant de merveilles, nous ne savons plus, semble-t-il, apprécier la qualité des silences, écouter le vacarme des vagues, contempler le tourbillon de grains de sable. Ce sont des enfants d’autrefois qui auront le dernier mot quand l’un d’eux, au risque de sa vie, retirant de l’eau glaciale des feuillets rejetés par la mer, annoncera à Éloi qu’il a trouvé un trésor. Il s’agit de livres qui jamais ne mourront, contrairement à nous.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecMagnifique fiction et témoignage d’une écrivaine exigeante qui, d’un roman à l’autre, se renouvelle, fait preuve d’une inventivité agrémentée d’un savoir remarquable, d’une intelligence passionnée et subtile. Ici, Dominique Fortier s’est confondue aux pierres d’un monument qui ne sera jamais terminé, affirmation prophétique du frère Robert de Torigni, farouchement opposé au conservatisme mais qui n’en dit mot. Le frère Clément, en sa profonde humilité, pétrissant la terre, nourrissant les plantes, en compagnie de son chat, dévoilera à Robert et à Éloi que les livres parlent entre eux avant que les humains les confisquent. Il suffit d’un tissu de lin les recouvrant pour dérouler le fil ténu de l’avenir, les retrouver en quelque bibliothèque contemporaine, alors que le Mont-Saint-Michel « à la barre du jour, est redevenu une île. » Et ceci, depuis le début de l’ère chrétienne, au péril de la mer…

Au péril de la mer, Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2015, 176 pages.

(Semblable à tous les articles publiés dans le blogue Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensongeAlice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)


Dominique Blondeau nous parle d'Emmanuel Bouchard…

25 octobre 2016

La noirceur d’un sentiment interdit *** 1/2

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Aphorisme. Traverser une rue, marcher dans un parc, prendre le métro ou l’autobus avec la personne qui nous aime et que nous aimons, n’est-ce pas une manière de voyager ? Courte distance dans l’absolu, mais c’est aussi bousculer les étoiles dispersées sur le sol et dans le ciel. Parlons du récent roman d’Emmanuel Bouchard, La même blessure.

Cette histoire qui se résume en quelques lignes, nous fait rêver non pour ce qu’elle représente mais pour la manière dont l’auteur l’a traitée. Délicatesse et pudeur. L’époque s’y prête, les années quarante à soixante au Québec. Il était recommandé de se résigner aux diktats formulés par une Église dominante. Pas question de baliser sa vie d’amours interdites. Ce que devra taire Antoine Beaupré, ses sentiments passionnés pour Rose, jeune fille de son âge, dix-sept ans, qu’a épousée Thomas, son frère aîné. Pour aggraver les silences obligés du jeune homme, il a quitté Kénogami pour vivre chez Thomas et sa belle-sœur, à Arvida, petite ville qui commence à s’ouvrir à la modernité. L’usine où travaillent les deux frères doit faire face aux changements sociaux. C’est l’ère des premières revendications ; des grèves s’organisent avec Thomas comme figure de leader. Il est estimé de ses compagnons, l’énergie de son corps d’athlète incite les hommes à le suivre. Contrairement à Antoine, maigre et petit. Taciturne. Mais un après-midi, alors que la grève s’amorce, un accident mortel va changer le cours de la vie d’Antoine et de celle de Rose, enceinte d’un premier enfant.

À partir de cette tragédie survenue en 1941, inévitablement d’autres s’ensuivront. Rose se remet mal du décès de son mari, Antoine est abandonné à ses sentiments exacerbés, qu’il entretient sournoisement. Des nœuds se tissent de plus en plus comprimés, impossibles à défaire. Il se rend compte de l’indifférence de Rose à son égard. Les frustrations se démesurent, les souvenirs d’enfance et d’adolescence affluent à sa conscience obscurcie par le fantôme envahissant de Thomas. Celui-ci a été un garçon choyé par son père, admiré de Rose, qui fréquente la famille depuis de longues années. Le temps passant, les rumeurs s’insinuent, le doute s’installe sur la relation de Rose et d’Antoine qui continuent à vivre ensemble. Un ami leur conseille de partir à Québec, Antoine travaillera à la papetière du port.

Alors que des souvenirs empoisonnés assaillent Antoine, que son amour stérile pour sa belle-sœur le lancine, la grossesse de Rose est parvenue à terme. L’enfant sera un garçon qu’elle ne reconnaîtra pas, qu’elle abandonnera aux religieuses. Elle le prénommera Jérôme, seul indice de son attachement à Thomas. En fait, la dépression la guette, son comportement morbide, ses rires étourdissants se mêlant aux larmes, dénotent un signe inquiétant de sa vulnérabilité. Elle si petite, si fragile, mentionne parfois Bouchard. Plus tard, ayant surpris Rose dans un stade désert, avec le couturier de la manufacture, Antoine se rebiffe violemment, se considère trahi. Il devra se séparer de sa belle-sœur, sera embauché dans l’usine de pâtes et papier. Rose épousera le styliste, deviendra une femme conséquente, la situation de son mari privilégiant son statut d’épouse socialement comblée, qu’elle tolérera de mal en pis.

C’est sans compter sur les événements qui réfléchissent des décennies de déceptions ou de réjouissances. En 1962, vingt ans ont passé, Antoine rencontrera Jérôme dans l’usine où lui-même travaille. Ses sentiments pour Rose, la mère du jeune homme, se teintant d’inassouvissements haineux, il dressera Jérôme contre elle, acceptera toutefois que mère et fils fassent connaissance. Dernier acte d’un drame shakespearien que Rose ne supportera pas. Devenu servile, responsable de moult situations déplorables, Antoine n’a plus que la folie de Rose à aimer. Tous les deux auront bientôt quarante-six ans.

Roman hors de ce qu’on a l’habitude de lire. Dans un monde où les apparencesalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec ne dévoilent pas grand-chose du cœur humain. Le doigté habile et posé d’Emmanuel Bouchard pour transcrire cette histoire d’amour contrarié suscite notre admiration. Le ton, mesuré et juste, toujours en harmonie avec les péripéties contrant les projets, que des êtres jeunes ont le droit d’attendre de l’avenir. Récit de mœurs sociales, ancré dans un Québec où tout commence à changer — en 1962, Jean Lesage a été réélu à la tête du pays —, où hommes et femmes manifestent enfin leur volonté de vivre comme bon leur semble. Révolution tranquille, révolution collective dont Antoine et Rose ne sauront profiter, l’un et l’autre possédés, dévorés, par leur tragédie familiale et sentimentale. Par leur folie personnelle, étouffante. Ressassant la même blessure.

Récit à la fois conformiste et rebelle, faisant fi des modes actuelles, Emmanuel Bouchard ayant su imposer un style familier, soutenu de livre en livre. Le talent affirmé d’un écrivain n’a nul besoin d’effets démonstratifs. Nous n’avons qu’à surveiller le prochain roman, ou recueil de nouvelles, de l’écrivain, qui se posera, discret et influent, sur les tablettes surchargées des librairies.

La même blessure, Emmanuel Bouchard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 225 pages

(Semblable à tous les articles publiés dans le blogue Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

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Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)


Dominique Blondeau nous parle de Gilles Pellerin…

11 octobre 2016

Un homme se surprend *** 1/2


alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Bien souvent, après avoir publié une critique, on ferme l’ordinateur, on ne revient que le lendemain. On allège notre article de quelques scories, étant rarement satisfaite de ce qu’on écrit. Puis, on remercie nos fidèles lecteurs et lectrices qui se sont manifestés de manière discrète. On apprécie cette approche cordiale à laquelle, dans les mois prochains, on mettra un terme pour se consacrer à soi. La lecture du roman Un homme mesuré, signé Gilles Pellerin, étant terminée, on donne notre opinion.

Pour notre grand plaisir, l’ombre d’un Kafka grinçant flâne entre les pages de la fable de Gilles Pellerin, qu’on ne présente plus, son palmarès éditorial étant rempli de ses nombreuses activités littéraires, enchâssées des florilèges qui y sont rattachés. Cette fois, l’écrivain a suffisamment d’humilité pour nous offrir un premier roman, genre qu’il n’a pas encore abordé, ce dont on doute. On sait ce que renferment les tiroirs secrets d’écrivains qui ne font parler d’eux qu’à bon escient.

Si on a pensé à un Kafka ironique qui se glisserait dans le récit du narrateur — on ne compare surtout pas, on détesterait —, c’est que le personnage principal, si réservé, presque effacé, soudainement mis en évidence par le burlesque de certaines situations, nous a fait sourire, son humour faisant mouche sans qu’il n’y paraisse. L’homme se contente d’une existence paisible, partagée entre sa compagne et leurs deux enfants. Il est fonctionnaire, assujetti à un labeur routinier, s’accommodant de collègues qu’il remarque à peine. Qui voit-on, à part soi, devant l’écran d’un ordinateur ? Sauf que ce matin-là, se rasant, le narrateur a perçu, dans le miroir en face, un imperceptible changement sur son visage. Pas grand-chose, suffisamment pour que ses relations avec ses collègues prennent une tournure inhabituelle, comme si soudainement sa propre terre avait basculé sur son axe. Lui qui aime se rendre invisible se voit mis sur la sellette, jouant un rôle insipide dans le microcosme de la société actuelle, parfois déboussolée.

L’histoire ? Elle est construite d’anecdotes séquentielles subtiles. Cet homme s’attarde sur des faits qui le concernent, sa relation avec son nouveau chef de secteur lui donnant une importance qu’il n’a jamais souhaitée. Non seulement ce dernier le regarde, mais il le voit… Il lui confie des dossiers urgents, le responsabilise en quelque sorte. Il lui fait des confidences bureaucratiques, l’envoie en formation, ce qui vaut au lecteur de brèves réflexions poétiques quand le train tombe en panne. Nous assistons à la liesse des passagers s’étonnant d’un wagon proche du leur, contenant des tonneaux de vin, à l’accueil d’un « groupe d’effeuilleuses » qui se profile quand les congressistes passent un nuit à l’hôtel. Plus tard, il y aura un concours sur le thème de l’attachement à un mystérieux Club sportif, le sport s’avérant plus important que le travail. Les paradoxes se multiplient qui déroutent le narrateur, ne comprenant pas ce soudain intérêt pour celui qu’il est devenu, dans un État pour qui l’individu ne représente qu’un pion négligeable sur l’échiquier mondial, ne visant que la performance. Parfois, nous pensons à une université américaine, le Club influençant la cote d’un monde aliénant qui se meut dans une récalcitrante harmonie. Le roman Un bonheur insoutenable d’Ira Levin, nous revient en mémoire, l’utopie n’ayant pas sa place dans le récit de Gilles Pellerin. Amalgame kafkaïen et anticipation divinatoire qui ne l’est plus.

Cependant, la tendresse du bureaucrate pour sa compagne et ses enfants inspire à l’écrivain des pages émouvantes. Le monde et le narrateur ont changé, il n’en demeure pas moins que l’être humain, dans sa part intime, s’attarde à ce qu’il est, sensible à l’altruisme de son semblable. Ici, ce sont les mots qui fructifient un amour partagé, la compagne du narrateur étant férue de mots croisés, elle le distrait d’une panoplie d’inepties mise en place par un État nombriliste. Les relations avec autrui comptent au nombre des bienfaits, prenant leur essor dans une complicité désintéressée.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecCes témoignages fictifs — le sont-ils véritablement ? — d’un homme qui prend peu à peu conscience de son apport sociétal, et le valorise, en étant certain que c’est vers la femme qu’il aime, sa fille et son fils, qu’il trouvera un refuge salvateur. Aucune cause étatique ne peut altérer son amour pour eux, surtout pas la menace d’une révolution quand chacun commence à se voussoyer, que le narrateur se prête à un dernier jeu : celui du sosie d’un président fatigué et perdant.

Jeu aussi des non-dits, le lecteur se délecte d’un humour abrasif qui ne se dément jamais. Nous lisons une sorte de plaidoyer sur les êtres qui nous sont proches. Sur un aspect professionnel, le temps que nous lui allouons du matin jusqu’au soir, le lendemain ne se manifestant pas toujours devant un miroir sous la forme d’un homme transformé. Tout ceci narré dans un langage élégant, avec des mots dénués de toute particularité syllabique.

Un homme mesuré, Gilles Pellerin
Éditions L’instant même, Québec, 2015, 144 pages

(Semblable à tous les articles publiés dans le blogue Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)


Dominique Blondeau nous parle de Patrick Modiano…

24 septembre 2016

Les fantômes de Nice ****

Écrire est un acte d’amour. S’il ne l’est pas, il n’est qu’écriture. Jean Cocteau (lundi 21 décembre 2015)

Avec ou sans visage pour s’y mirer, nos séjours parisiens sont de grâce. Théâtres etalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec concerts. Musées, librairies, éditeurs, n’ont pas leur pareil au monde. Montmartre, la place du Tertre, le cabaret Au Lapin Agile et ses poètes. La place Furstenberg, ses paulownias, Delacroix. Montparnasse, les bistrots, les avenues, les rues animées, les ruelles resserrées, qui mènent nos pas vers Prévert et Brel. Brassens et Ferré. Barbara et Gréco. Paris, magique flânerie entre la lumière et ses ombres. On a lu Dimanches d’août, roman signé Patrick Modiano.

L’œuvre de ce remarquable écrivain enrichit l’une de nos bibliothèques, prenant ses aises entre les livres d’Alberto Manguel et ceux de Nina Berberova. Ce roman, que exceptionnellement on mentionne, fait ressurgir les thèmes chers à Modiano, soit les esquisses et les reliefs de personnages et de lieux. Les dérobades. D’interminables et d’étourdissantes promenades soutiennent le récit. Des silhouettes se diluent sous la pluie, se déploient sous un ciel bleu de chaleur ; les nuits, étoilées et tièdes, adoucissent les éléments perturbateurs, les métamorphosent, tel un masque recouvrant un visage, en de complices feutrés. L’œuvre détient les incertitudes que nous attendons de l’être humain, les interrogations que suscitent des incidents obscurs, toujours distillés au compte-gouttes. Il n’y a ni commencement ni fin, nous suivons des êtres égarés entre rêves et réalité. La leur, bien sûr. Celle qui fait qu’une aventure humaine s’avère fascinante, chaque page nous entretenant, avec minutie, de détails subtils, imperceptibles. L’écrivain nous surprend à parcourir des villes, souvent les mêmes, arpentant des rues grouillantes de quidams désemparés, agités de gestes mécaniques. Des avenues parsemées d’indices, atténués par le vacillement des rayons de soleil ou par le crépitement des averses. Paysage urbain voilé de ses stupeurs, qui envoûte le lecteur, l’incite à imaginer, sinon créer, un univers microscopique en compagnie d’un narrateur obsédé par un passé trouble, la mémoire ne retenant que des agissements brumeux, qui, peu à peu, se condensent en un ensemble de faits finissant par s’emboiter.

Ainsi Dimanches d’août qu’on a relu avec l’impression agréable de faire à nouveau la connaissance de Patrick Modiano, l’opus démêlant une énigme survenue bien des années plus tôt. À Nice où s’enlisent des souvenirs que l’écrivain essaie de relater, solitaire et nostalgique. Lentement, les morceaux du puzzle s’ajustent : le narrateur, Jean, ancien photographe, recherche Sylvia, prétendument mariée à Frédéric Villecourt, aperçue un matin d’été, au Beach de La Varenne. Cela est arrivé d’une manière banale, quand Jean envisageait de faire un album photos sur les plages fluviales de la région parisienne. Sylvia l’invite à dîner chez sa belle-mère et son mari, ce qu’il accepte. L’eau vaseuse de la Marne et un diamant que Frédéric affirme être unique, seront les pierres angulaires que Jean retiendra de cet inopiné rendez-vous. Nous saurons bientôt que Sylvia rejoint Jean dans la chambre qu’il a louée pour une quinzaine de jours. Plus tard, nous retrouverons le couple à Nice, occupant un minuscule appartement dans l’ancien hôtel Majestic. Un secret pèse sur eux, jamais divulgué, leur fuite les plombant dans une torpeur indolente. Dans ce même état d’esprit nébuleux, ils rencontreront les Neal, couple américain, énigmatique et flottant. Jean s’interrogera quand, de leur part, il soupçonnera des mensonges, contredisant ses conversations avec Virgil Neal. Ne se sont-ils pas glissés dans leur vie sans la moindre résistance, que s’est-il passé au juste ? Questionnement qui viendra trop tard, quand, une nuit d’été, Virgil Neal demandera à Jean d’aller acheter des cigarettes pour Barbara, son épouse.

La fin de l’histoire rebondit comme la  » chute  » d’une nouvelle. Déconcertante. Mais que réservent les images du passé, qui s’enchevêtrent dans un constant cheminement d’un endroit à l’autre ? D’un personnage à l’autre ? Les énigmes s’entrecroisent, évasives ; nous vagabondons, nous lecteurs, dans des suppositions irrésolues, soudainement sans importance, aux dires du narrateur. Que vaut une tacite connivence liant un homme et une femme lorsque l’un d’eux disparait ? Oublions-nous des pans entiers d’une époque encombrante, ou finissons-nous par nous persuader que certains événements n’ont jamais eu lieu ? Pendant plusieurs mois, le visage aimé de Sylvia a calqué une telle sérénité dans l’âme de Jean, que ressassant cet amour, ce dernier insère les êtres et les lieux dans une dimension représentative de sa propre réalité. Points de repères inventés pour survivre.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecCe roman de Patrick Modiano est l’un de son œuvre prolifique qui, avec Villa triste, nous a bouleversée. Les ambiances feutrées, les mots échangés entre les amants, bien souvent murmurés à l’oreille, ont captivé nos perceptions de lectrice. Des silences évocateurs dépeignant une chambre ou la salle à manger d’un hôtel. En parallèle, l’écrivain nous fait part de sa nostalgie pour les anciennes villas niçoises, la plupart abandonnées, témoins métaphoriques d’un passé révolu, rachetées et détruites par des promoteurs sans état d’âme. Ces demeures ne s’inscrivent-elles pas dans le prolongement des choses condamnées à mourir ? Le narrateur, épris de ces pierres fantomatiques, exacerbant une matérialité à saveur fabulatrice, renouant avec des personnes disparues, mortes ou vivantes, ne se complait-il pas dans un monde de revenants, comme le souligne un ambassadeur américain à la veille de rentrer définitivement aux États-Unis ?

Dimanches d’août pendant lesquels, dans des lieux anonymes, Jean et Sylvia se dissimulaient, persuadés que personne ne les rejoindrait. Il aura suffi d’une triviale rencontre et d’un rare diamant pour que la fatalité les chasse de leur retraite aléatoire, tout dans ce roman aux apparences inoffensives réveillant les fantômes.

Dimanches d’août, Patrick Modiano
Éditions Gallimard, Paris, 1986, 163 pages

(La critique est un art, tout comme les formes d’art qui sont ses objets.  Elle exige culture et empathie intelligente de la part de ceux et celles qui le pratiquent.  Ce n’est pas à la portée de tous.  On les compte sur les doigts d’une main au Québec.  Dominique Blondeau s’y livre avec pertinence et originalité.  Plusieurs de ses articles sont des morceaux d’anthologie.  Le Chat Qui Louche en a choisi et vous les offre avec l’émotion que l’on ressent à présenter quelque chose de rare.  AG)

(Semblable à tous les articles publiés dans le blogue Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

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alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)


Une nouvelle de Dominique Blondeau…

15 septembre 2015

 Petite fable

    Vers quoi, ce matin, court-elle ?  Vers qui ?  Elle ne voit rien, s’essouffle.  Les gens qu’elle rencontrechat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec se détournent, la ville ne lui offre que des courbes, des lignes imparfaites.  Elle se mêle à cette fin d’été et tournoie.  On dirait, pense-t-elle, qu’une chose se termine avant d’avoir commencé.  Elle ne sait ce qu’elle veut vraiment dire.  Des esquisses de la mémoire, sans précision, sans nom.

    La ville la protège si peu, elle court à nouveau.  S’éloignent les courbes et les lignes.  Du ciel perlé coule une pluie tiède qui crée l’image d’une robe légère, de fleurs assoiffées dans le repli du coude.  Un chapeau de paille orné de cerises.  Pour elle, rien ne se passe ainsi, aucune image estivale ne la distrait.  Un imperméable d’homme, trop grand, trop long, sorti d’où, elle ne saurait le dire si on lui posait la question.  En ce moment, l’image d’une robe légère la contrarierait.

      En même temps qu’une eau tiède dégouline sur ses cheveux puis sur son visage, un vent câline ses joues, comme pour lui signifier d’arrêter sa course, il n’est plus temps, elle sera en retard.  La fouettent les mots, un sanglot la suffoque.  Elle ne sait d’où ils viennent, elle ne pourrait jurer de ce qui l’anime, depuis deux jours rien n’est pareil.

     Elle ne peut jurer, va-t-elle se répéter, quand un homme et une femme se posent devant elle, tendent une main, sourient.  Elle sursaute et recule : la main risque de la blesser, le sourire de la tuer.  La pluie tiède, le vent câlin lui suffisent.  C’est ce qu’elle répond sèchement à l’homme et à la femme qui s’étonnent, ils veulent l’aider ou la rassurer.  Ils repartent.  Si on lui demandait pourquoi tant d’impuissance, elle hausserait les épaules.  Se mettrait à courir à nouveau, ce qu’elle fait pour ne pas crier.

            Ses pieds frappent durement l’asphalte, rythment les battements précipités de son cœur.  Des flèches la transpercent, elle a si mal qu’elle se tasse, elle a peur d’être visée à mort.  Son corps freine ses pas, elle en veut au monde entier d’interrompre sa course, le monde la retarde.  Un homme et une femme conciliants, une eau tiède, un vent câlin, voilà l’ampleur du monde qui la dérange.  On pourrait avoir pitié d’elle si on savait vers quoi, vers qui, elle tend, sans y parvenir.

            Elle s’assoit sur un banc.  Des gens la prennent pour une mendigote.  Les cheveux mouillés, les traits tirés, l’imperméable trop grand trop long, inventent l’image d’une femme torturée par quelque obstacle.  Elle ne voit pas qu’il ne pleut plus, que la journée s’annonce trop chaude.  Elle se lève, soupire, elle est si fatiguée.  On craindrait de la casser si on la forçait à marcher posément.  Courir, s’arrêter, courir, ralentir, s’arrêter, ces cadences fracassées ne font pas partie du bonheur.

            Elle repart, se fait bousculer.  Courir sert à peu, à user le corps.  La mémoire aussi se défile, se prête à l’amnésie.  Elle rejoint une avenue déserte, ses yeux clignent et s’affolent.  La surprennent un couple et deux enfants, qui la saluent.  Vêtements neufs et sombres, ils se rendent quelque part, à une cérémonie qui sort de l’ordinaire.  Le signe de la tête qu’ils lui adressent s’emplit de gravité.  On aimerait savoir ce qu’elle ressent, ses lèvres osent un semblant de sourire.  Elle répondrait farouchement qu’elle ne les connaît pas.  On ne pourrait donner tort à sa méfiance, la paix venant des autres ne dure pas.

            Une image paisible se dessine dans sa tête : le couple et les deux enfants marchant sur un chemin de campagne.  Soudain, l’image se brouille, s’altère à cause des habits neufs.  Un cri retenu l’oppresse, elle serre l’imperméable autour de sa taille.  Rapidement, elle repart, le front levé vers le ciel.  Elle voudrait que des bras d’homme l’étouffent, un homme qui l’aimerait éperdument.  Éperdu, éperdu, balbutie-t-elle.  C’est cela qui la mine, ce désir éperdu de rejoindre, de ne pas y parvenir.  Elle croise des gens qui vont par deux, par quatre, ils sont ensemble.  Rien ne les accable.  La tristesse de leur regard provient de la fin de l’été, de l’eau tiède, du vent câlin.  Quelque chose en eux la réconforte.  Étrange cette façon qu’elle a de se contredire.  On voudrait la réveiller, lui dire que ses mensonges contiennent tous les retards de sa vie.  On aurait peur de la rendre folle, on la laisse poursuivre ses illusions.

            Marchant le front levé vers le ciel, elle ne voit personne, conclut que c’est mieux ainsi.  L’écho d’un rire moqueur l’étourdit, comme un coup de poing sur la nuque.  Elle perd l’équilibre, s’accroche à un bras qu’elle distingue à peine, le repousse, traverse l’avenue.  Des arbres se tiennent debout, se balancent, n’ont jamais failli.  Des larmes grasses coulent jusque dans son cou.  Elle a trop chaud, elle a si mal.  Elle, a failli à tout, a fait semblant.  Elle a failli parce qu’elle a toujours eu peur.  Des joies simples, des gestes tendres, des mots salvateurs.  Elle a failli sans savoir où aller.  Vers qui.  On voudrait qu’elle raconte le rire qui la fait trébucher, elle refuserait, là encore, elle faillirait en affirmant n’importe quoi.  On risquerait de la voir s’échapper, de la perdre de vue.

            De ses doigts serrés, elle essuie rageusement ses larmes.  Elle veut voir clair, le lieu n’est pas si loin.  Des silhouettes au milieu des arbres sont déjà là.  Ce qui va arriver, se dit-elle, ce qui va arriver, comme si de courir devait l’amener devant ce vieil homme, cette vieille femme qui, se tenant par le bras, mesurent leurs pas sur le trottoir.  Un feutre noir, un manteau noir signent le nombre d’années qui leur reste à vivre.  Ils ont l’allure chancelante d’enfants épuisés qui apprendraient à marcher.  Se noue ici la boucle de la vie, elle frémit.  Le vieux et la vieille hésitent, elle est trop jeune pour eux, ils ne sont presque plus.  Leurs yeux délavés interrogent sauvagement, ils possèdent la force haineuse des dernières choses qui meurtrissent, qu’ils ne méritaient pas.  Tous les trois s’affrontent, les épaules de la vieille s’affaissent, la tête du vieux s’incline.  Ils se serrent l’un contre l’autre.  Ils disparaissent dans l’allée où les grands arbres veillent.

           chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec Elle les suit, franchit une grille large et haute.  Là-bas, les silhouettes s’agitent lentement.  L’un lance une fleur, l’autre une poignée de terre.  Il y en a qui s’en vont comme pour l’éviter, elle.  L’homme et la femme, le couple avec les deux enfants, le vieux et la vieille ne lui prêtent plus attention.  Il y a les autres qui, curieusement, se demandent d’où elle vient.  Enfin seule, elle tombe à genoux et sanglote.

            On voudrait lui demander pourquoi elle est arrivée en retard aux obsèques de l’homme qui s’est tué bêtement dans un voyage qu’ils devaient faire ensemble.  Elle répondrait peut-être qu’elle avait été retenue par un instinct de vie plus fort que l’amour, surtout plus fort que la mort.  On ne la croirait pas.  Comme d’habitude, elle avait été en retard à l’aéroport.  Elle avait vu l’avion décoller, s’était dit, désinvolte, qu’elle le reverrait plus tard.  Ce n’est pas l’instinct de vie qui la fait sangloter sur la tombe de l’homme éternellement couché sous la terre, c’est le silence qui s’est établi entre elle et lui.  La mort qu’elle a défiée, s’est vengée en le tuant, lui, l’émissaire de ses retards.

Notes bibliographiques

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Déambulations, une nouvelle de Dominique Blondeau…

12 août 2015

   (Avec l’assurance et le métier que nous lui connaissons, l’écrivaine et critique littéraire Dominique Blondeau nous offre cette nouvelle où paysages urbains et désespoir se conjuguent dans cette musique du claire-obscure, ce verbe feutré qui la caractérisent… )

J’avais regardé par-delà la cime des arbres, le ciel était gris et lourd.  Il drainait une rumeur d’orage. chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecJ’étais sorti sur le balcon.  En bas, la ville ne me disait rien qui vaille, elle grondait son inépuisable lassitude : il me semblait entendre un râle d’agonie.

 Cette pensée m’irrita — je veux dire que l’idée de la mort m’était insupportable.  Depuis plusieurs mois, elle collait à ma peau, telle une femme s’acharne à nous aimer malgré nos dissensions.

  Si une pensée horrible grignote une période de notre vie, elle s’apparente à des événements qui nous ont touchés de près.  J’avais beau me débattre entre le souvenir de l’enfant qui n’était plus et l’agonie d’Irina, me dire que sans elles, je continuais à être ce que j’étais — et ma vie aussi —, je buvais plus que je n’aurais dû, je fumais du haschich, je baisais des femmes sans avenir.

   Il y avait Jeff qui me tenait joyeusement compagnie.  Il se piquait, pratiquait de mauvais coups.  Il m’entraînait dans de nocturnes bacchanales d’où je ressortais l’âme inexistante, le cœur au bord des lèvres.  Le corps me brûlait : la griffure d’ongles longs, les morsures de dents carnassières marbraient ma peau.

    Meurtri de toutes parts, je rentrais chez moi.  Je ne mêlais jamais le souvenir de l’enfant qui n’était plus, ni l’agonie d’Irina, à ces nuits amères, à leur consternante monotonie.  Il n’y avait rien à attendre de ces hommes, de ces femmes qui se vautraient dans un rêve sordide.  Enivré par l’odeur du haschich et du sperme, je butais sur des corps endormis qui geignaient.  L’aube ne tarderait pas à les surprendre.  On aurait dit que leurs lamentations signifiaient la peur qu’ils avaient du jour et du soleil.

    Cela s’était passé avant que je regarde par-delà la cime des arbres.  La tête me faisait mal.  Jeff dormait dans un jardin public.  Il avait peu à m’envier.  L’appartement que j’habitais me servait d’abri, rien d’autre.  Je détestais les toits, le travail, les femmes à longue échéance.  Seules, l’enfant qui n’était plus et Irina surent m’initier à la tendresse.  Ce sentiment très doux étouffa la violence qui grondait en moi.  Elle me submergea à la mort de la petite fille.

     Je les aurais peut-être quittées un jour ou l’autre pour suivre Jeff, suivre une femme que je côtoyais régulièrement dans le bar minable où nous allions nous perdre.  Des rais de lumière lugubre assombrissaient ce lieu dans lequel un relent de musc et d’urine incitait à boire.  Nous étions des silhouettes titubantes, profilées sur les murs chassieux.  La femme que je côtoyais régulièrement contrastait dans ce désordre puant.  Son visage, casqué de cheveux blonds presque blancs, se grimait de craie et de cire quand elle apparaissait.  C’était bien cela : elle apparaissait.  Ses yeux, hagards, s’attachaient aux miens, je refusais d’en lire le message.

      Une vérité avait fini par m’obséder — là encore, comme une femme que nous rejetons —, celle de ne pas avoir aimé suffisamment l’enfant et de l’aimer d’une manière insensée maintenant qu’elle n’était plus.  L’agonie d’Irina me charriait vers un dénouement semblable.

        Je me jetai sous la douche, puis je bus plusieurs cafés.  Dehors, la chaleur s’installait, tyrannique.  Elle humilierait les corps, épuiserait les regards, la peau halitueuse aimanterait les vêtements.  Le mois d’août est tragique, il donne tout, il reprend tout.

      Je me demandai dans quels endroits de la ville se cachaient Jeff et la femme que je côtoyais régulièrement, dans quels souterrains frais ils évitaient les lames surchauffées du soleil.  Je me demandai aussi pourquoi je les associais dans mon esprit : Jeff abhorrait cette femme.  J’ai souvent pensé qu’il la désirait, mais elle ne lui prêtait aucune attention particulière.

      Je bus un jus d’orange glacé.  Naguère, la petite fille me le servait.  Elle me tendait le verre, ses yeux emplis d’un sourire qui me ravissait.  Comment s’y prenait-elle pour inscrire dans son regard tant de candeur obstinée, de radieuse féminité ?  D’une manière troublante, elle ressemblait à Irina.

     Je fixai le téléphone.  Voilà ce qui m’attachait encore à Irina.  Un peu plus tôt, un peu plus tard, il sonnerait, la voix d’une infirmière m’apprendrait sa mort.  Nous nous étions dit ce que nous avions à nous dire.  Elle m’avait conjuré d’aller vers l’essentiel.  Doucement, je lui avais répondu que je savais cela depuis longtemps : la solitude qui nous dirige de la naissance à la mort, surtout, la vacuité du désir que deux corps expriment.  Oui, je savais tout cela, avais-je murmuré à Irina qui ne combattait plus la mort, elle qui avait tant aimé vivre. L’enfant qui n’était plus s’était révoltée, et moi avec elle.

     Je me retrouvai sur l’avenue déserte.  Il y avait les vacances, la torpeur de ce dimanche, qui se lisait sur les visages que je croisais.  Cette saloperie de solitude !  Je ne savais où rejoindre Jeff, il devait être soûl.  Je ne savais où rejoindre la femme que je côtoyais régulièrement.  Si j’avais su, j’aurais été la baiser.  Je n’aurais plus songé à elle dans l’incongruité de cette matinée, alors qu’Irina mourait.  Ne sachant rien, je m’assis sur le rebord du trottoir.  Je posai ma tête sur mes genoux remontés.  Je m’endormis.

    chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecQuand je m’éveillai, des pièces de monnaie brillaient autour de moi.  Je chavirai dans un rire forcené dont l’écho se propagea hors du quartier où j’errais.

     Irina devait être morte, le téléphone avait dû sonner longtemps.  Cela n’avait plus d’importance.  L’essentiel de ma vie s’étalait à mes pieds : des ronds de métal qui me permettraient de survivre.  Oui, Irina était morte, je commençais à l’aimer.

Notes bibliographiques

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche.

En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)


Ma page littéraire, par Dominique Blondeau…

10 juillet 2015

Des sourires certains ***

Étant sans cesse à l’écoute des tracas planétaires, on s’en détourne pour s’intéresser à des événements plus chat qui louche, alain gagnon, francophonieagréables.  On a besoin de ce répit pour faire la part des choses, le monde présentant ses deux faces théâtrales.  Tragédie et comédie.  Il en est de même des livres, on délaisse momentanément les auteurs exilés et leurs guerres lointaines pour se complaire dans la lecture distrayante du roman de Rachel Laverdure, De chair et de bronze.

Quatre personnages sont interpellés par une massive statue de bronze érigée dans un parc.  Un homme âgé assis sur un banc tend une rose à une femme se tenant à ses côtés.  Sur ses genoux repose un livre ouvert.  La sculpture intrigue ou indiffère.  Elle fait partie du paysage citadin près de chez Laure, femme divorcée dans la quarantaine.  Elle vit avec sa fille, Amandine, fil conducteur entre Laure et son ex-conjoint, Éric, déménageur  d’œuvres d’art.  Laure a monté un petit commerce de cassage de vaisselle qui permet aux clients de se défouler à peu de frais.  Pendant qu’hommes et femmes essaient de régler leurs problèmes, Laure rêve de séduire David, employé dans une quincaillerie.  Elle y parviendra, mais des désagréments lui révéleront la nature réelle du jeune homme.  Laissons Laure à son aventure périlleuse pour cerner Malorie, adolescente, qui vit avec ses parents et son frère.  Sa mère, s’étant mise dans la tête de voir sa fille devenir une pianiste réputée, l’oblige à suivre des cours qui n’intéressent absolument pas Malorie ; celle-ci occupe son temps entre ses copines, son amoureux, ses études.  Elle a repéré la statue de bronze et, se croyant incomprise, elle glisse des billets dans la main tendue du vieil homme.  Jusqu’au jour où un billet bleu répond à ses billets blancs.  Le risque est grand, mais Malorie ne peut s’empêcher d’aller au rendez-vous fixé par un inconnu…  Peu après le danger encouru par Malorie, nous faisons connaissance avec Éric, l’ex-conjoint de Laure.  Il aime sa fille Amandine, sa nouvelle flamme, riche et divorcée, Héléna.  Versatile et protéiforme, il se disperse, se plie aux exigences des personnes qu’il fréquente, tant familiales qu’étrangères, comme si sa vie en dépendait.  Opportuniste, il nourrit son insatiable curiosité de la complexité de l’être humain.  Cependant, au fond de lui, sommeille un inquiétant dilemme : de qui est-il le fils, pourquoi sa mère l’a-t-elle abandonné à sa naissance ?  Lui aussi a été frappé par la statue de bronze envers qui il éprouve une « indifférence plutôt bienveillante ».  Un jour, il est chargé de la déplacer sur le parvis d’un immeuble.  Vue sous un nouvel angle, la statue pose un troublant questionnement à Éric sur l’homme et la femme qui la composent.  Laissons Éric à son introspection, entrons dans l’appartement de Nadège et de Rosaire, couple sexagénaire mal assorti.  Lui est plébéien, alcoolique, tyrannique.  Obsédé par le sexe.  Elle, intelligente, cultivée, à l’affût des nouveautés culturelles.  Tributaire d’un mari exigeant, elle rêve qu’il meurt, se culpabilisant malgré elle de cette odieuse pensée.  Nadège sort avec son amie veuve, Colette, avec qui elle peut discuter de tout.  Souvent, elles vont ensemble au cinéma, fréquentent les musées.  La mémoire défaillante de Colette réservera une étonnante surprise à Nadège ; son amie s’affublera d’un homme, Fulgence, qui comblera ses absences, s’intitulant « souffleur de mots, indulgent pour l’oubli. » Peu à peu, Nadège se rend compte que Fulgence est loin de lui déplaire et manigance un rendez-vous.  Il sera question de la statue de bronze dont le nom du sculpteur ébahit Nadège.  Fulgence mènera une minutieuse enquête dont l’issue dentèlera un merveilleux horizon à Nadège.
Roman bien ficelé, habilement mené par Rachel Laverdure.  Nous nous doutons que les protagonistes ne sont pas étrangers les uns aux autres, procédé romanesque assez courant.  Si nous considérons que l’histoire se divise en quatre parties, celle de Nadège et de Rosaire s’avère la plus touchante, la plus originale.  Le rôle de l’adolescente Malorie semble convenu, même si la jeune fille apporte plusieurs éléments utiles à l’intrigue.  Tous les quatre se promènent dans leurs quartiers personnels, butant sur des incompréhensions légitimes chaque fois que se dresse la statue, déclenchant en eux de spécifiques réactions : les désirs sexuels inassouvis de Laure, les spéculations tourmentées d’Éric, les regrets refoulés de Nadège.  Sous des dehors légers, souvent réjouissants, le roman s’inscrit dans une gravité que renforce la pensée réflexive de l’auteure.  Elle ne manque jamais de glisser un humour féroce là où le lecteur ne capte qu’une signifiante oisiveté.  Lecture divertissante, assurée de sourires certains, l’écriture s’enrichissant d’un vocabulaire abondant et défini.

À lire pour entrer sereinement dans les Fêtes de fin d’année, le cœur compatissant aux tourments des êtres de chair, les statues aimant s’entourer de mystère, apparemment insensibles aux geignements humains…  Mais qui sait ?

De chair et de bronzeRachel Laverdure
VLB éditeur, Montréal, 2010, 192 pages

Notes bibliographiques

chat qui louche, alain gagnon, francophonieInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire :(http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

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Ma page littéraire, par Dominique Blondeau…

6 juin 2015

Signes noirs et blancs du passé ****chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie

Depuis que Facebook gère notre vie sociale, qu’exprime le vocable « ami » ?  Pris au pied de la lettre, il témoigne d’un échange affectif avec une ou plusieurs personnes qui nous ressemblent un tant soit peu.  Que représentent mille ou deux mille amis virtuels ?  N’importe si cette amitié-artefact atténue la solitude de celui ou celle assis devant son écran, attendant un peu de réconfort.  On clôt l’année 2011 avec le troisième roman de Dominique Fortier, La porte du ciel.

Nous sommes à quelques mois de la guerre civile, dite de Sécession par les Européens.  Guerre fratricide entre les États du Nord d’Amérique et ceux du Sud pour tenter d’abolir la ségrégation des Noirs.  L’histoire est racontée par le Roi Coton, symbole de la richesse des Blancs en Louisiane.  Et de leur pouvoir impitoyable sur les Noirs.  Cette même année, le docteur McCoy achète distraitement une fillette noire dont personne ne veut.  Sa mère et ses frères ont été vendus dans une autre plantation, en Alabama.  L’enfant, dénommée Ève, deviendra la compagne de jeu de sa fille Eleanor, toutes les deux ont huit ans.  L’une se tiendra dans la lumière des artifices de la vie, l’autre avancera dans l’ombre de ses souvenirs, exécutant « une courte série de tâches simples mais fastidieuses […] » dans la famille McCoy.  De nombreux indices mentionnés par l’auteure rappellent sans cesse que les deux fillettes, aussi liées soient-elles, ne fréquenteront jamais le même milieu, ni surtout le même monde.  À mesure qu’elles grandissent, la guerre s’amplifie, les jeunes hommes des plantations s’engagent dans un conflit sanguinaire dont les États-Unis se remettront mal…  Sur ce drame tissé en toile de fond, Dominique Fortier, en parallèle avec l’histoire d’Eleanor et d’Ève, s’insinue dans l’existence misérable de June, esclave noire, et de ses enfants.  June s’interroge sur l’avenir de sa fille restée en Louisiane.  De l’intervention subtile de cette femme, surgissent plusieurs de ses compagnes qui, avec leurs hardes, confectionnent des courtepointes servant de messages secrets aux hommes noirs et blancs qui rejoignaient l’armée du Nord.  D’ailleurs, magnifique intermède, l’auteure décrit quelques-unes de ces pièces, démontrant ainsi le courage de femmes utilisant ce procédé discret pour aider des êtres qui, unis par un utopique idéal, mouraient sur un champ de bataille illusoire, aucun traité n’ayant été signé mettant fin à cette guerre.

À dix-huit ans, Eleanor sera mariée à Michael, l’un des fils de la plantation prospère Arlington.  La mère, veuve, souveraine intransigeante de ce domaine, signifiera à sa belle-fille qu’elle appartient à la Grande Maison et non l’inverse.  Ève, autorisée à suivre sa maîtresse, s’initiera aux travaux journaliers, comptant parmi les servantes.  Cependant, privilège dû à l’enfance fractionnée avec Eleanor, elle restera la compagne et confidente de celle-ci.  Nous nous demandons quelle est la part la plus importante de ce roman entrecoupé de péripéties plurielles ou intimes.  Sans les commentaires du narrateur, Roi Coton, l’histoire se disperserait, entrée et sortie du labyrinthe de Thésée, fable que se racontent Eleanor et ses amies de son âge, réunies à broder dans le salon familial.  Là encore, Ève se tient en retrait, son statut mal défini, comme le fera remarquer Roi Coton pour instituer chacune dans son rôle.  La Guerre de Sécession dessert les nécessités de June qui, elle, travaille sans relâche en Alabama, entourée de petites bouches à nourrir, de ses compagnes de servitude, attelées à leur détresse commune.  De qui sont les enfants de June, Ève n’a-t-elle pas le nez droit, les lèvres fines, mais les cheveux crépus ?  Des mystères subsistent, renforçant le pathétisme de ces femmes qui, des générations plus tard, dans le village de Gee’s Bend, Alabama, confectionneront encore des courtepointes, aujourd’hui reconnues, telles des œuvres d’art.

De courts plans constituent des pages admirables, composent la trame érudite de ce livre émouvant.  Ève, enfant, dans le poulailler gobant l’œuf blanc d’une poule noire.  Ève assistant à la messe avec monsieur et madame McCoy et Eleanor, surveillant une araignée tissant sa toile.  Les dernières heures d’un Noir, condamné vingt-trois ans plus tôt.  Ruby, vieille femme noire, se souvenant de sa première courtepointe cousue à l’école avec la complicité de son institutrice.  Le mariage d’Eleanor avec Michael, homme de devoir avant tout.  Quand son frère cadet, Samuel, reviendra de la guerre, un climat de sensualité emplira la demeure, intensifiant le parfum des roses s’échappant de la serre qu’a fait rénover Michael, pour commémorer leur anniversaire de mariage.  Mais il y a davantage dans ce roman où la touffeur des bayous enferme les êtres dans une torpeur consentie qu’Eleanor paiera de sa vie.  Après sa trahison, Ève, désespérée, s’en retournera à ses lointaines origines.

Roman narré par le Roi Coton, certes, mais orchestré de la plume chevronnée d’une écrivaine exigeante.  Hommes et femmes vont et viennent sans se presser, tels des spectres historiques et légendaires.  Nous aimerions que l’église du père Louis, siégeant au bord des marécages, ait existé, que pareil homme ait tendu un morceau de pain à une esclave dénommée Ève.  Le roman est parsemé de ces tendres et douloureuses situations, témoignages indélébiles de quatre années pendant lesquelles les hommes se seront entretués pour secouer le joug imposé à d’autres hommes, trop fatalistes pour s’insurger ouvertement contre la toute-puissance de maîtres serviles.  Une histoire accablante de couleur de peau, décimant six cent mille hommes, blancs et noirs.

Si ce roman nous a conquise, on aime l’œuvre de Dominique Fortier qui, éloignée des sentiers battus, nous apprend que le monde d’hier, parfois estompé par des traits inédits, mérite d’être réveillé d’un endormissement éclaboussé du sang de ses victimes bien souvent innocentes.  Comme le mentionne l’écrivaine, ces faits se déroulaient-ils en un siècle contraint ou en notre ère désemparée ?

 La porte du ciel, Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2011, 290 pages

Notes bibliographiques

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonieInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire :(http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Ma page littéraire, par Dominique Blondeau…

12 mai 2015

Devenir un grand journaliste *** 1/2

 Dans son traité philosophique, Le Sage énumère plusieurs critères qui nous empêchent d’être libres.  Des chat qui louche maykan alain gagnon francophoniesentiments aliénants.  La dépendance aux personnes de notre entourage.  L’immaturité nous enfermant dans un cocon d’enfantillages.  Le besoin incessant d’être rassuré.  Le Sage ajoute que la liberté s’allie à un parfait équilibre de soi.  Que le regard des autres est sans importance.  Songeuse, on approuve.  Ces exigences nous conviennent, répondent aux nôtres.  On parle du roman de Lawrence Hill, Un grand destin.

Début des années 1980.  De retour de Toronto, Mahatma Grafton, vingt-cinq ans, obtient un emploi dans un quotidien de Winnipeg.  Bardé de diplômes, le jeune homme est un « clochard intellectuel » que rien n’intéresse.  Surtout pas la vie sociale autour de lui, encore moins l’histoire de sa famille noire, rassemblée par son père, Ben Grafton, dans d’épais dossiers.  Au début de son stage, il se pose en observateur, défiant Don Betts, chef de la rubrique locale, homme exécrable, affamé de pouvoir.  Son tir s’ajuste constamment sur Chuck Maxwell, journaliste de vieille souche, s’étant formé sur le tas, pour employer une expression courante.  Cependant, Mahatma devra s’occuper d’affaires publiques, s’immiscer dans des cas litigieux, la salle des nouvelles s’avérant une ruche d’abeilles où chacun doit faire preuve d’audace, de vivacité intellectuelle, ce qui manque à Chuck Maxwell et que Mahatma défendra contre la hargne de Don Betts, les moqueries de ses collègues.  Touché par sa sollicitude, Chuck lui apprendra comment rédiger un article, autant dire les ficelles du métier.  En fait, le jeune journaliste se fait le défenseur des opprimés, tel Jake Corbett, assisté social, qui ne cesse de clamer haut et fort les injustices du Bien-Être à son égard.  Si de truculents personnages parcourent le roman — on pense à Hassane Moustafa Ali, dit Yoyo, journaliste camerounais, boursier, stagiaire à Winnipeg, qui jette un œil étonné et candide sur le peuple canadien —, de tragiques destins alourdissent les actes de protagonistes désenchantés, solitaires.  Melvyn Hill, juge noir, ancien porteur des chemins de fer du Canada, « retourné aux études », aujourd’hui méprisé de ses anciens camarades.  Helen Savoy, journaliste d’origine française, qui, à la suite de brimades subies par un professeur anglophone à l’école primaire, a anglicisé son patronyme.  John Novak, maire de la ville, interdit aux États-Unis, accusé d’une soi-disant appartenance au régime communiste.  Peu à peu, ébranlé par des événements éveillant et tourmentant sa conscience — la mort de Chuck Maxwell dans un incendie, les révélations de son père sur ses ancêtres —, Mahatma interviendra, malgré lui, au cours de conflits divisant anglophones et francophones.  Il y verra une image peu solidaire des humains entre eux.  Ses réticences d’universitaire insouciant se résorbent, l’état pitoyable du monde expose ses diversités labyrinthiques, écueils que Mahatma ne peut éviter.

À mesure que chacun essaie de se faire une place dans un univers bancal, le passé des journalistes se décante.  Ce qui se présentait comme la parodie d’une réalité grinçante se révèle un portrait peu réjouissant des agissements moraux d’hommes et de femmes sous influence, incapables de se créer un îlot de liberté, trop englués qu’ils sont dans des drames où tous se reconnaissent.  Même Don Betts sera remis à sa juste place par un agonisant.  Pour certains, la vie sera plus clémente, Mahatma Grafton découvrant ses intérêts culturels, son histoire, son identité.  Helen Savoy revenant de ses reniements enfantins traumatisants.
On a aimé que le roman ne fasse pas la part belle à un « héros », mais à une multitude d’individus affrontant des péripéties communes, les réunissant dans un filet maillé, les obligeant à se débattre au cœur d’intrigues propres à une humanité blessée.  Le racisme, l’éthique de la presse, la violence des policiers, la pauvreté, thèmes jamais résolus, symbolisés par des êtres engagés, parfois dépossédés, intègres au point d’y laisser leur vie.

Roman publié une première fois en 1992, aujourd’hui présenté avec une nouvelle traduction, révisée par Robert Paquin, Ph. D.
Un grand destin, Lawrence Hill, Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2012, 344 pages.

Notes bibliographiques

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire :(http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

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Silences, une nouvelle de Dominique Blondeau…

15 avril 2015

 Silences 

              J’avais seize ans quand mon père me présenta Casimir Modovski. Lui en avait vingt-quatre. Pianiste d’originechat qui louche maykan alain gagnon francophonie polonaise, et déjà célèbre, un sourire triste sur les lèvres, dans ses yeux ronds et brillants. À l’énoncé de son prénom, je faillis pouffer. Casimir ! Casimir ! Comment pouvait-on… Le visage sévère de mon père mit fin à mon accès de moquerie.

            Depuis la mort de ma mère — j’étais une petite fille —, je devais à mon père des années insouciantes, le bleu et le rose de mon enfance, le vert et le mauve de mon adolescence. Pétri de souvenirs amoureux, il se laissait aller à de légitimes nostalgies. Ma ressemblance avec ma mère lui causait mille maux, mille joies. Je l’ai vu m’observer avec amour, aussi avec amertume.

            J’aimais l’été, les robes floues, les gens, les surprises. Mes cheveux roux se libéraient des plus jolis peignes. Mes yeux pers s’emplissaient de ferveur, d’émerveillement. Mes joues et mon nez tachetés d’éphélides surprenaient davantage mon père qui, fataliste, devait se réjouir ou s’indigner d’une pareille affinité.

            Ce jour-là, je fus happée par la sévérité de son visage, qui m’empêcha d’éclater de rire. Après que Casimir Modovski nous eut quittés, il me reprocha mon attitude insouciante, la désinvolture de mon adolescence. Puis, il s’accusa de m’avoir éduquée d’une manière trop faible… Pauvre papa, il m’aimait tellement ! Qu’aurait-il pu faire contre mon énergie bouillonnante, la vitalité que j’avais héritées de ma mère ?

            Filles et garçons de mon âge m’admiraient ou me rejetaient, m’adoraient ou me détestaient. Je les tolérais sans les comprendre vraiment, pas plus que je suivais le raisonnement de mon père lorsqu’il m’invectivait. Je me jetais à son cou. Il résistait un peu et concluait : « Tu sens bon le muguet ! » Signe de paix. J’étais à nouveau le portrait de mère qu’il chérissait à travers ma jeune vie.

            Casimir Modovski allait modifier notre houleuse affection. Mon père s’éprit de son intelligence, de sa modestie. Il s’éblouit de sa vocation musicale, de son érudition. Moi, je m’épris de son prénom. Chaque fois qu’il nous rendait visite, je le clamais sur tous les tons. Je distrayais Casimir, j’irritais mon père. Il le prévint que j’étais une jeune fille tyrannique dont il se lasserait. Coquets, mes yeux se repliaient vers le regard de Casimir, ils y décelaient de l’indulgence, de la bonté. Je me demandais pourquoi mon père ne s’était pas séparé de ma mère, le jeune homme devant se lasser de mes humeurs fantaisistes ? En fait, ma mère et moi, nous étions nécessaires à ces hommes lourds, démunis de ludisme.

            Je n’ai pas encore dit que mon père avait consacré une partie de son existence à la gorge, au nez, aux oreilles des humains. Ces choses-là ne m’intéressaient pas, je les trouvais répugnantes. Je visais une profession plus stimulante, j’étudiais pour devenir avocate. Mon père approuvait ce choix : « Tu as besoin d’un public, tu aimes les gens, c’est très bien. » Joyeusement, je ripostais que Casimir Modovski avait, lui aussi, besoin d’un public. D’une voix fatiguée, le regard lointain et vague, mon père soupirait que je ne pouvais comparer une profession à une vocation. Intriguée par cette lassitude inhabituelle, je n’avais pas ri.

            Il faisait chaud, j’optais pour une terrasse où je siroterais une boisson fraîche. Les cachotteries paternelles m’excédaient. J’en avais assez de la présence de Casimir, des qualités du grand pianiste. Je n’étais plus l’unique amour de mon père. Le charme qui émanait du musicien, plus que du jeune homme, l’envoûtait. Il n’était même plus question de ma ressemblance avec ma mère…

             Les années s’écoulaient, mon père vieillissait. Casimir Modovski parcourait le monde, la gloire à ses trousses. Entre les deux hommes, une correspondance s’était établie. Les journaux me suffisaient, ils me tenaient au courant de la carrière du pianiste.

            Je vivais dans la maison familiale. Ma profession d’avocate me comblait. Je voyageais. Quand je rentrais, je racontais les péripéties de mon déplacement. Empli d’une compassion débordante, le regard de mon père parfois me troublait. Vite, je détournais le mien. Je ne cédais pas : mon père devait s’ennuyer des absences prolongées de Casimir Modovski. Je n’avais ni le temps ni le désir de m’attarder sur les tournées triomphales du musicien, à travers le monde.

            Je fréquentais peu les salles de concert, je préférais le bavardage feutré, oisif, des galeries d’art. J’aimais les hommes et les femmes qui passaient dans ma vie sans s’y arrêter. Flamme, mercure, phalène, je ne voulais être que cela. Le silence dans lequel nous sombrions mon père et moi, était le chef-d’œuvre de Casimir Modovski. Je ne croyais pas si bien dire.

            Alors que nous partagions un dimanche printanier, campagnard, je lui dis combien cette saison m’exaltait. Le chahut des oiseaux dans les branches, le jeu des écureuils, leur jacassement. Le soleil et le vent. La musique de la nature dans mes oreilles me vivifiait.

            chat qui louche maykan alain gagnon francophonieJ’éclatais de rire. Mon père éclata en sanglots. Il me figea dans une terreur sans nom, je l’entourai de mes bras. Plus grand que moi, ses larmes coulaient sur mon front. Depuis longtemps, nous n’avions connu un tel embrassement. Je regrettais que le chagrin de cet homme âgé en fût la raison. Était-ce le souvenir nostalgique de ma mère heureuse dans ce décor champêtre qui l’assaillait ? Réplique de la seule femme aimée, avais-je ravivé quelque bonheur fugace ? Je ne savais plus. À moins que l’absence de Casimir Modovski… Casimir… Dans l’enchantement de cette journée, je n’avais pas pensé au musicien.

            Casimir… murmurai-je à l’oreille de mon père.

            Il défit notre étreinte. Regarda, écouta ce qu’il était possible de retenir de ce dimanche mélodieux. Il prit ma main, m’expliqua ce que mon égoïsme, ma stupide jalousie avaient refusé de voir et d’entendre.

            Avec des mots simples, la voix tremblante, il disait que depuis l’âge de vingt-quatre  ans, Casimir avait été menacé de surdité. Une surdité implacable que la chirurgie n’avait su vaincre. Il y aurait bientôt trois années que le pianiste s’était retiré dans sa propriété avec, pour ultime compagnie, un ami dévoué et un chien.

            Une fois, me confia mon père avec un sursaut d’orgueil qui m’étonna, j’ai fait le voyage jusque chez lui. Il a refusé de me recevoir. Oui, ajouta-t-il, me serrant contre lui, Casimir Modovski a choisi le silence, cette autre forme de la sonorité absolue.

 (Semblable à tous les articles publiés dans Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

chat qui louche maykan alain gagnonInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

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Une critique littéraire de Dominique Blondeau…

16 février 2015

Un patchwork familial…

(C’est avec satisfaction que nous reproduisons ici cette critique littéraire de l’écrivaine Dominique Blondeau.)

L’été s’en vient, les vacances estivales aussi. On a décidé de déserter la ville, d’apprivoiser la mer, de piétiner le sable ou les galets. Avant de nouschat qui louche maykan alain gagnon francophonie aventurer entre ciel et mer, terre et océan, on a des sentiers à arpenter, ceux de livres dont la couverture ou le communiqué nous inspire. Aujourd’hui, un roman particulier retient notre attention. La marche en forêt, signé Catherine Leroux.

C’est un homme qui entre dans une forêt. C’est une femme amérindienne qui s’enfuit du foyer marital pour vivre dans le bois. C’est une maison qui se dresse « avec entêtement dans un rang presque nu. » Une tache de sang ternit un tapis. Des peupliers, un manteau rouge, le dessous de l’épiderme. Énumérés d’une manière litanique, les personnages et lieux concoctent l’histoire de la famille Brûlé. La forêt est là, telle une métaphore, dissimulant les drames des uns et des autres. Le fil conducteur est perçu par un être qui va et vient comme un fantôme. Et par Alma, l’Amérindienne. Fragmenté à souhait, le récit se déroule à l’orée d’une campagne forestière. Les générations se chevauchent sans aucune altération. Nous passons de Fernand Brûlé et de sa deuxième femme, Emma, à Caroline et Tristan. À Amélie, l’artiste de la famille. Noémie nous apprend qu’elle a été violée par Hubert Brûlé avec qui elle a joué au baseball quand elle était enfant. De Marilou qui élève seule son fils, nous savons peu de son conjoint africain. Justine, épuisée d’avoir aimé un homme récalcitrant, part de Montréal, s’installe à Québec, refuse de travailler à nouveau dans un bureau. Malgré elle, elle s’occupera de Jean, autiste de trente-six ans. Il y a les quatre enfants de Thérèse, décédée un an plus tôt : Jacques, Luc, Normand et Nicole. Eux aussi ont leur histoire plus ou moins trouble, toujours réaliste. Vingt-quatre individus, qu’on ne nommera pas tous, s’entrecroiseront en de courtes séquences, presque des nouvelles. Dans cet éventail qui s’ouvre et se replie, des visages se sont imposés plus éloquents que certains. Nicole et Justine représentent une génération de femmes plus aguerries contre les contraintes d’une époque dans laquelle éduquer un enfant sans soutien parental s’avérait éprouvant. La première a adopté une fillette asiatique, la deuxième aura une fille de Jean. Qu’ils soient d’une génération différente, les hommes accomplissent leur destin sans se poser trop de questions.

Parmi ces femmes et ces hommes déambulant sur la scène gigantesque de la vie et de ses péripéties, Alma porte le roman. Après la mort accidentelle de son mari, elle accouchera de son énième enfant, abandonnera définitivement la maison, s’isolera en forêt puis se rapprochera prudemment de ses semblables. Elle tue des animaux, dort dans des granges, dans des camps abandonnés. Délestée de moult embûches, elle rejoindra le chemin de fer qui « traversera bientôt tout le pays, mais elle ne l’a jamais vu. » Elle parviendra à un campement et, à la faveur d’une bagarre entre le cuisinier et le contremaître, proposera deux lièvres en échange de ses services. Les ouvriers se méfient de l’Indienne, de l’intérêt qu’elle manifeste aux travaux sur le chemin de fer. Douée d’une intelligence aiguë, elle observe les ingénieurs, étudie leurs plans. Elle se passionnera pour le dynamitage du flanc d’une colline qui « entravait le passage du chemin de fer. » À la suite de la mort irrésolue d’un ingénieur, son assistant anglais lui demandera de l’aider, suscitant ainsi bien des rancœurs. Le confort dont elle jouit sera démantelé par la venue d’un nouvel ingénieur qui se révélera un profiteur dont Alma se débarrassera sans scrupules… Pour elle aussi, le temps alourdit ses épaules mais, enrichie d’un acquis inusité, elle se met en route dans le sillon exact que « suivra le Grand Trunk Railway dans quelques années. » Elle se promène de ville en ville avec sa charrette, s’intitule artificier. Elle ira au-delà des Rocheuses, prenant garde à la folie des chercheurs d’or, prêts à trancher la gorge de leur frère pour une pépite. Un soir, installée près d’un lac, un vendeur d’armes à feu lui suggère de partir vers les États du Sud où circulent des rumeurs de guerre. Là-bas, en Indianapolis, habite un fabricant d’armes qui pourrait utiliser ses savoirs. Son nom est Richard Gatling — l’inventeur de la première mitrailleuse… On ne décrira pas les détails sordides qui pousseront Alma à commettre des actes atroces. Proie crédule d’hommes imbus de pouvoir, elle servira leurs desseins plus qu’ils ne l’espéraient. Puis, la guerre loin derrière, blessée physiquement et mentalement, Alma se repliera vers le nord, marchera vers la ferme familiale. La fin est digne de cette femme qui n’avait besoin de personne.

On s’est arrêtée longuement sur le portrait d’Alma pour mettre en relief le rôle qu’elle jouera dans la généalogie de la famille Brûlé. Elle est l’ancêtre rebelle par excellence, celle qui refusait, enfant, de se soumettre aux religieuses, à leur enseignement chrétien. Amélie et Pascal signaleront sa présence ultime. Sur une ancienne photo qu’un ami antiquaire d’Amélie a rapporté de l’Ouest, Alma y surgit telle une figure ancestrale qui ne soulève nul mystère.

Premier roman ambitieux, complexe mais cohérent, que Catherine Leroux offre au lecteur. Une histoire se profilant à coups de sentiments humains, qu’ils soient tendres, violents, inattendus. La vie, la mort se faufilent, se mesurant à l’existence en dents de scie de chacun. Espoir et désespoir. Naissances et oubli de soi quand il s’agit d’intégrer un clan que nous connaissons peu. L’écriture est à la mesure des événements substantiels comblant des êtres épris de civilités : ronde et réfléchie, souvent poétique. Douloureuse. Un talent prometteur duquel on attend beaucoup, pour mieux le cerner dans la multitude parfois discutable des livres québécois.

La marche en forêt, Catherine Leroux
éditions Alto, Québec, 2011, 312 pages

NOTICE BIOGRAPHIQUE

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé.Entre autres ouvrageselle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.


Jean pour mémoire, une nouvelle de Dominique Blondeau…

9 février 2015

 En hommage au roman de François Mauriac,

                                                                       Thérèse Desqueyroux.

 Dans le fauteuil, Thérèse est assise. Les rideaux sont tirés, des rayons de soleil chat qui louche maykan alain gagnon francophonietamisent la chambre. Des gouttes de sueur moitissent les paumes de Thérèse, qu’elle essuie machinalement sur les accoudoirs. L’homme qui dort dans le lit, lui tourne le dos, ne lui est plus rien. Méprisante, elle s’attarde sur la nuque brune, vulnérable, sur la nudité suggérée des fesses, que le drap froissé recouvre à peine.

 Thérèse Larroque, épouse Desqueyroux, a aimé cet homme plus jeune qu’elle. Dans le village où elle vivait, elle avait fait la connaissance de Jean. Il y venait chaque été. On disait qu’il était de santé fragile, qu’il étudiait beaucoup, qu’il lisait trop.

Un après-midi de chaleur intense, Thérèse avait traversé les landes plantées en pins pour rejoindre le jeune homme qui l’intriguait. Son cœur battait sauvagement : enfin, quelque chose arrivait qu’elle prenait en main. Dans la poche profonde de sa jupe ample, Thérèse avait dissimulé un livre, appât qu’elle tendrait à Jean. Son mari lui avait appris à apprivoiser les palombes avant de les tuer.

 Le grand front de Thérèse luit de sueur. Une longue mèche de cheveux ombre sa chat qui louche maykan alain gagnon francophoniejoue. Elle décroise les jambes, s’enfonce davantage dans le fauteuil. Le souvenir de son mari l’irrite. Elle l’avait épousé par convention, pour faire plaisir à sa famille. Lui, ne pensait qu’à ses landes et, quand l’été incandescent brûlait les récoltes champêtres, il était hanté par les incendies risquant de détériorer les arbres résineux. Elle avait dompté cet homme gras, timide et grossier. Cet homme, son mari, de qui elle subissait les caresses et les assauts avec l’indifférence arrogante des êtres qui pensent ailleurs.

 La nostalgie étreint Thérèse. Elle se souvient de sa première rencontre avec Jean. Elle le trouva beau. Il se présenta, ajouta qu’il la connaissait. Elle en fut étonnée, il expliqua que les villageois disaient qu’elle ne ressemblait pas aux autres femmes, qu’elle était distante et hautaine. On la craignait même. Ses yeux surtout. Des yeux noirs desquels on soutenait mal la vitalité impertinente. Thérèse avait éclaté de rire. Elle qui riait si peu. Il avait ajouté : « Je serais incapable de vivre ici, je finirais par commettre un meurtre ! » Elle avait frémi. Jean avait expliqué que le mal faisait comme une moisissure qui… Elle l’avait interrompu doucement : « Quel mal, Jean ? » Il ne savait pas mais, dans cette campagne au climat dur, il ressentait un malaise insupportable, quand il en repartait, il éprouvait un réel soulagement. Soudain, il avait pris sa main, murmuré : « Thérèse, cet endroit n’est pas pour vous… » Troublée, elle avait bafouillé : « Je suis une femme mariée… une femme… » Elle avait failli avouer qu’elle était une femme mauvaise. Jean avait lâché ses doigts, avait ri. Un rire pétillant qui embua les yeux de Thérèse. Jean avait sa vie à accomplir, elle, se devait d’être l’épouse d’un homme qu’elle détestait. Parfois, elle avait pensé le tuer, tellement il lui répugnait.

Un frisson l’avait secouée. Elle était partie en courant, s’était enfermée dans la fraîcheur de sa chambre. Elle avait ôté sa jupe, le livre qu’elle destinait à Jean était tombé sur le plancher. Ce jeune homme avisé lui plaisait. Il parlait du mal qui imprégnait le village alors que le cœur de Thérèse s’en nourrissait depuis qu’elle raisonnait.

Thérèse n’avait su résister à la jeunesse de Jean. Amour de Jean qui la couchait n’importe où, la prenait en silence. Désir insensé de ce corps nerveux et brun. Gémissements et cris sur les lèvres de Thérèse. Jean la voulait toute à lui. Elle le fut et ne refoula plus ses plaintes. Il murmurait à son oreille : « Tu es ce que j’ai de plus cher au monde… » Plus tard : « Tu es la seule femme que j’aime en ce moment… » Thérèse avait tressailli : « En ce moment… » Elle avait espacé leurs rendez-vous. Son orgueil, plus fort que sa passion, la tint éloignée de Jean. Bientôt, il repartirait. Bientôt, elle l’oublierait.

 Thérèse se lève, marche à travers la chambre. Un sourire dédaigneux étire ses lèvres pâles. Elle défroisse sa jupe. Ne sait que faire. Rentrer chez elle ? Le sommeil de Jean est si lourd. Un miroir lui renvoie l’image un peu vieillie de son visage à elle. La chaleur de la chambre peut-être. L’odeur particulière d’une pièce fermée. Elle se détourne du miroir, son regard se heurte au dos nu de Jean. Elle attend.

 Intarissable, il l’avait suppliée de tout quitter, de vivre enfin. Affolée, elle l’avait mis à la porte. Son mari allait rentrer. Une voisine pouvait les surprendre. Courroucée par son audace, elle avait crié qu’il s’en aille. Surpris par son ton agressif, il n’avait rien répondu puis, s’était enfui. Elle grelottait, ne sachant plus quel sentiment la dévorait. Tout quitter, partir avec lui ! Quelle folie allait-il lui faire commettre ?

 …mais Thérèse, quelques semaines plus tôt, ne désespérais-tu pas de la monotonie sordide de ta vie ? N’est-ce pas toi qui as attisé ce feu ? Jean étudiait tranquillement, il ne t’aurait jamais abordée. Tu l’accuses d’imprudence et d’audace, n’est-ce pas toi qui as éveillé ce démon enfoui dans ton cœur ? N’as-tu jamais songé que les gens te craignent à cause de ce feu dévorant ton regard ?

 Elle prévint son mari qu’elle partait quelque temps. Il avait grogné : « Encore une de tes lubies. Qu’est-ce que je dis à tes parents ? » « Ce que tu veux, je ne te demande pas de comprendre… » D’un geste évasif, il l’avait fait taire. Elle avait affirmé : « Je reviendrai… » Déjà, il était sorti, abruti par la chaleur, hanté par les risques d’incendie.

Jean et Thérèse s’étaient retrouvés à la gare. Avaient fait semblant de ne point se connaître. À destination, ils s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre. Thérèse s’était installée chez lui, garçonnière misérable qui l’amusait, la rajeunissait. Elle se donnait des airs d’étudiante. Potassait des ouvrages que Jean lui prêtait. On eût dit que cela durerait toujours. Cela ne dura qu’un temps. Jean avait renoué avec les amis de son âge. Les airs d’étudiante que se donnait Thérèse finirent par l’agacer. Sous prétexte qu’il étudiait beaucoup, il ne l’avait présentée à personne.

Thérèse avait loué un appartement. Elle attendait que Jean lui téléphonât ou la rejoignît. Elle attendait et dans son cœur le mal revint. Alors, elle fréquenta les quartiers où Jean et ses amis avaient leurs habitudes. Les bars où peut-être, elle le rencontrerait. Parfois, elle buvait un verre avec un inconnu qu’elle ramenait chez elle. Amant de hasard qu’avec fureur et dégoût, elle jetait dehors l’aube à peine levée.

« Tu es la seule femme que j’aime en ce moment. » « En ce moment. » Obsession du provisoire auquel elle n’avait pris garde. Une haine implacable tua l’amour en son âme. Elle s’était trompée, ne pouvait pardonner à Jean l’imposture de ses sentiments. Elle le surprit qui, insouciant, embrassait une jeune fille, tous les deux riaient, riaient…

Thérèse s’était jetée dans un taxi puis sur son lit. La honte ajoutée à la haine la fit pleurer de rage et d’humiliation. Telle une masse inerte, elle s’était endormie. Plus tard, l’esprit lucide, un sourire dépité aux lèvres, elle avait laissé le mal l’envahir, la griser.

 Thérèse humecte ses mains moites au filet d’eau qui coule au robinet du réduit que Jean appelle salle de bains. Les rayons du soleil ont lâché prise. Un crépuscule rose va bientôt rafraîchir la ville. Thérèse ne veut pas manquer cette heure où la foule s’agglutine aux terrasses, flâne sur les avenues bordées de marronniers. Une dernière fois, elle regarde Jean qui dort.

 Elle avait téléphoné. Jean avait répondu d’une voix mal assurée. Il n’était pas seul. Thérèse lui demanda un rendez-vous chez lui. Elle devait lui parler. Il avait accepté. L’odeur d’un parfum de femme traînait dans la chambre, dans les draps. Elle avait remarqué la pâleur de Jean, avait ironisé en s’accrochant à son cou : « Mon chéri, tu travailles trop, tu as mauvaise mine ! » Elle l’avait embrassé avec fougue puis, d’une voix voix câline, proche de son oreille : « J’ai envie de faire l’amour. Tu es le seul homme que j’aime en ce moment… » Jean avait froncé les sourcils, comme si des mots de naguère… Thérèse se pressa contre lui, évita que le passé surgisse. Elle répéta qu’elle le désirait. Jean ne résista pas à la sensualité de Thérèse, à la raucité lascive de sa voix.

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Henry Fuseli, Cauchemar 2

Ensuite, elle se leva, passa du réduit à la cuisine. Elle revint s’allonger contre son dos nu. Doucement, elle lui fait part de leur rupture. Jean ne bougea pas, il devait être soulagé de la décision qu’elle seule avait prise. Thérèse se souleva sur un coude, écouta la respiration de son amant : il s’était endormi. De nouveau, elle se pressa contre lui. Un frisson violent secoua le corps de Jean. Plusieurs fois, il gémit puis se détendit. Souvent, il avait réagi ainsi au contact des ongles durs et longs de Thérèse dans sa chair.

 Il est temps qu’elle parte. Dehors, le crépuscule et la foule ne seront plus au rendez-vous. Elle n’a plus rien à dire à Jean. Au moment d’ouvrir la porte, elle hésite. Doit-elle recouvrir du drap froissé ce dos nu transpercé d’une lame dont le manche de bois brun saille, indécent ? Et ces fesses rondes comme deux joues trop grasses, d’où la mort a retiré leur rosité naturelle ?

 

(Semblable à tous les articles publiés dans Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

chat qui louche maykan alain gagnonInstallée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Nocturne sans Chopin… une nouvelle de Dominique Blondeau…

24 décembre 2014

(Avec la maîtrise qui est sienne, l’écrivaine et critique littéraire Dominique Blondeau nous offre cette nouvelle urbaine à laquelle on devrait adjoindre un chant triste de Satie…  Mélancolie d’un couple fatigué…  Verbe chuchoté du quotidien. AG)

NOCTURNE, SANS CHOPIN

Il soulève le rideau. La neige tombe, la nuit grisaille. Il soupire, sourit presque. Ses yeux clignent, comme éblouis par une image soudaine. Danschat qui louche maykan alain gagnon francophonie la cuisine, il se sert un verre de vin blanc puis, s’assoit dans le séjour. Il attend qu’elle rentre du bureau. Sans elle, l’appartement ressemble à la nuit, grisaille. Il se dit, souriant tout à fait, que les hommes ne savent rien de l’attente, encore moins de la patience. Quand il entendra son pas dans l’escalier, déjà, l’appartement et la nuit, dehors, ne seront plus les mêmes.

Elle fermera la porte. Se déchaussera, ôtera son manteau, sa tuque, ses gants. Qu’elle ne rangera pas. Elle jette ses vêtements sur le plancher, on dirait une enfant pressée de retrouver le confort de sa chambre. Ses jouets. Elle ira vers lui, se laissera aller contre lui. Il demandera comment s’est déroulé la journée. Ses paupières vacilleront, ses yeux qu’elle a grands et clairs, se terniront. Elle s’éloignera, répondra que ce soir elle a bu un verre avec Bernard.

Il se redresse, son visage se durcit. Il boit une gorgée de vin blanc, repose le verre trop brusquement. La télévision, les rayonnages de livres se taisent. Il n’a envie de rien, même si l’attente devient épuisante. En ce moment, elle boit un verre avec Bernard.

Il a tout accepté pour la garder. Il ne comprend pas qu’elle se soit lassée, ou, peut-être, qu’elle se soit habituée. Elle dit qu’elle l’aime, que Bernard ne compte pas. Il la distrait. Elle dit aussi que les soirées sont grinçantes et la joie, énervante.

Des pas dans l’escalier, les siens sont plus légers. Un agacement arque ses lèvres, des flammes dans son regard la feraient frémir. Il voudrait que la nuit la perde, que la nuit la ramène et l’allonge à ses côtés. Il caresserait ses épaules rondes, jusqu’au cou. Elle gémirait. Sa peau est un satin qui le tourmente. Parfois, ses mains serrent trop fort, elle fait semblant de mourir. Ensemble, ils ont plaisanté de la hardiesse de ses doigts sur sa chair, de la mort pendant l’amour. Ensemble, ils ont ri. Leurs caresses devenaient pressantes.

Il respire fort, son cœur bat trop vite. Le désir doit le quitter avant qu’elle ouvre la porte. À moins qu’il détruise, qu’il saccage… Il ne pourra

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l’empêcher de se jeter contre lui, ses yeux qu’elle a grands et clairs feraient comme un soleil de cendre dans l’appartement. Détruire n’est pas possible, elle aime le bois blond de la table, les fleurs coupées dans le vase, les objets. En lui, des images se promènent. Des avenues traversant des villes, des chemins sillonnant des plages, des sentiers creusant des forêts. Ensemble, ils n’attendaient pas, ils partageaient.

Maintenant, elle ne peut tarder. Les ombres du séjour dessinent des figures informes. Les images longues d’avenues, de chemins, de sentiers. L’enchevêtrement de la soirée le surprend. Il finit son verre de vin blanc, il écoute. Le silence s’étale derrière la porte qu’elle franchira, bientôt. Ses mains battent l’air, elles ne savent que faire. On dirait des phalènes, rirait-elle, en les embrassant. La nuit, elle s’éveille, rampe vers lui, serre l’un de ses doigts entre ses dents, le lèche. D’y penser provoque le désir. Ses mains tremblent. Il a pris une décision.

Elle n’est pas en retard, elle a volé une heure de leur temps pour revoir Bernard. Ce n’est peut-être pas vrai, elle déteste l’aventure, les événements qui cassent, la brisure des gorges lorsqu’elles crient. Tendrement, il lui fera l’amour. Tendrement, il. Ses yeux clignent. Elle sera nue et lisse. Sa peau frissonnera sous les doigts qui folâtreront sur ses jambes, sur ses cuisses. Elle se fera lourde et chaude sur le drap. Sa confiance amoureuse est indécente, elle l’invite aux excès du désir, à l’amour qui moitit les corps.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieIl éclate d’un rire qui ébrèche le silence du séjour. Il la prendra, c’est ça, il la prendra. Avant, elle aura dit qu’avec lui, l’amour est divin. Elle aura blasphémé. Elle entourera sa nuque de ses bras, ses yeux qu’elle a grands et clairs, se réjouiront. Il se demande si elle aura le temps. C’est elle qui parlait du temps, on a tout le temps.

Sa clé tourne dans la serrure, elle rentre, ne quitte pas son manteau, ni ses bottes. Elle court presque vers lui, le souffle lui manque. D’une voix qui halète, elle essaie de dire que la neige est la cause de son retard, qu’elle n’a pu lui téléphoner. Il pose longuement ses doigts sur sa gorge, effleure ses lèvres, la supplie de se taire, elle insiste. Demain, elle prendra le métro. Ensemble, ils boiront un verre, ils rentreront.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.


Une nouvelle fraîche… de Dominique Blondeau

15 décembre 2014

(L’écrivaine et critique littéraire Dominique Blondeau nous offre cette nouvelle où science-fiction, émerveillement de l’enfance et pureté des éléments premiers du langage et du verbe se conjuguent pour donner naissance à une sonatine de textures et de sons.)

Rêve d’eau


Xia, Yia et Zia n’en reviennent pas. Bui, leur père, et d’autres savants rentrent d’une mission sur la planète Terre. Il leur a dit que là-bas il

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Domnique Blondeau

pleuvait à cause du cycle des saisons. Elles n’ont pas très bien compris, mais le langage de Bui est parfois surprenant. Leur mère, Frû, qui ne sait pas ce qu’est la pluie, n’a pu que répéter les paroles de Bui : «Quelque chose qui glisse entre les doigts…» Mâ aussi glisse entre les doigts, on ne peut le saisir, il se camoufle quand les trois fillettes veulent s’en emparer. Mâ ressemble au poisson terrestre que leur père leur a dessiné. «Impossible de dessiner la pluie, a-t-il ri, elle tombe du ciel quand crèvent des nuages noirs et lourds…» Xia, Yia et Zia n’ont encore rien compris. Elles sont hautes et rondes comme trois pommes terrestres, la peau de Xia est rose, celle de Yia, verte, Zia est de couleur incertaine, entre le rose et le vert. À sa naissance, Bui et Frû se sont regardés, effarés, avant d’éclater de rire. Bui, pour mieux expliquer la pluie, a pris Zia dans ses bras et a dit : «Tu ressembles à un arc-en-ciel quand il pleut sur Terre et que le soleil se montre…» Intriguées, les petites filles martiennes essaient d’imaginer les gouttes d’eau, c’est encore Bui qui a décrit la pluie ainsi. «Des gouttes?» l’ont-elles interrogé. Il a ajouté : «Des étincelles qui se déposeraient sur le dos de Mâ…» Elles savent ce qu’est le feu, Frû s’en sert pour cuire les aliments. «On ne prend pas une étincelle entre les doigts, a insisté leur père, la pluie, c’est pareil…» D’imaginer que cette chose intangible se change en courbes de toutes les couleurs sous l’effet du soleil, qu’elle est comme le feu qui brûle les doigts, les rend muettes. Sur Mars, ce phénomène n’existe pas, le ciel est toujours ocre et pâle, dehors, l’air est irrespirable, c’est pour cette raison que Frû leur interdit de sortir de leur habitat artificiel. Leur planète n’a pas toujours été ainsi, c’est la guerre entre les Terriens et les Martiens qui a tout saccagé. Cette histoire est si ancienne qu’on en parle comme d’une légende. «Mais la pluie?» s’interrogent Xia, Yia et Zia qui font fi des légendes. «Elle n’a ni forme ni odeur, a raconté Frû, elle se transforme en rivière quand elle tombe en abondance.» C’est plus qu’il n’en faut pour les trois petites filles, elles veulent se rendre compte par elles-mêmes. Elles ont pensé aux larmes mais, depuis l’incendie chat qui louche maykan alain gagnon francophonieguerrier, les larmes ont tari. Une pluie cendreuse s’était déversée sur les forêts, les montagnes, les champs. Une boue gluante avait empoisonné les lieux de l’eau. Les trois quarts de la population martienne avait été décimée. Ne reste plus de cette époque qu’un bâtiment où Bui et les autres savants s’enferment pour travailler, l’entrée en est interdite aux enfants. Xia, Yia et Zia ont beau supplier leur mère, elle ne veut pas contrarier leur père, elle refuse de les amener là-bas. La même pensée les taraude. Xia rosit encore plus. Yia verdit foncé, le rose et le vert sur la peau de Zia strient ses joues. Xia, qui est la plus délurée, s’exclame : «On y va!» Le territoire où elles habitent est si minuscule qu’en cinq enjambées, les petites filles se trouvent devant la porte du bâtiment qu’elles n’ont qu’à pousser; elle est constamment ouverte. Frû a dit : «C’est la conscience qui nous guide!» Xia, Yia et Zia ne pensent à rien, elles entrent dans une pièce vaste et silencieuse, aux murs lisses, la pénombre en est bleue. Un son leur parvient, il est comme une musique qui, soudain, se ferait rafraîchissante et venteuse. Elles se regardent, étonnées, la musique, elle non plus, ne se prend pas entre les doigts. Intervient alors une image verte et jaune, les deux teintes se mêlent comme celles de la peau de Zia, des cailloux blancs les frappent, qui forment des cloques argentées. Les petites filles avancent, une pellicule délicieuse encercle leurs chevilles. Xia se penche, sa main, par mégarde, effleure la surface verte et jaune, de ses doigts dégoutte une matière chat qui louche maykan alain gagnon francophonietransparente qui, elle aussi, fait des cloques à ses pieds. À l’instant où toutes les trois songent à la pluie terrienne, un homme avance, il est vêtu d’un étrange pantalon coupé aux cuisses. Le reste de son corps est nu, imbibé de la matière transparente qui s’est échappée du bout des doigts de Xia. Il rit, prend les petites filles par la main. Curieusement, elles ne résistent pas, se laissent conduire dans une autre pièce semblable à celle qu’elles viennent de traverser. Là encore, un bruit léger leur parvient, différent, cependant, du précédent. Des formes indécises se balancent sous l’attrait de ce bruit. Le vent lui aussi fait partie de la légende. C’est comme un rêve dans la tête de Xia, Yia et Zia. Elles se disent que la musique, le vent sont des effets insondables, insaisissables de la mémoire. Seul le corps de l’homme inconnu est palpable. La pluie dont parle Bui est une histoire à dormir debout, elles en jugeront plus tard quand elles seront des savantes, comme leurs parents. Elles sortent du bâtiment et, espiègles, conviennent qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir, elles ne comprennent pas que l’entrée en soit interdite aux enfants… En attendant mieux, elles décident d’aller jouer avec Mâ.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.


Une nouvelle fraîche… de Dominique Blondeau

12 août 2014

(L’écrivaine et critique littéraire Dominique Blondeau nous offre cette nouvelle où science-fiction, émerveillement de l’enfance et pureté des éléments premiers du langage et du verbe se conjuguent pour donner naissance à une sonatine de textures et de sons.)

Rêve d’eau

Dominique Blondeau

Dominique Blondeau

Xia, Yia et Zia n’en reviennent pas. Bui, leur père, et d’autres savants rentrent d’une mission sur la planète Terre. Il leur a dit que là-bas il pleuvait à cause du cycle des saisons. Elles n’ont pas très bien compris, mais le langage de Bui est parfois surprenant. Leur mère, Frû, qui ne sait pas ce qu’est la pluie, n’a pu que répéter les paroles de Bui : «Quelque chose qui glisse entre les doigts…» Mâ aussi glisse entre les doigts, on ne peut le saisir, il se camoufle quand les trois fillettes veulent s’en emparer. Mâ ressemble au poisson terrestre que leur père leur a dessiné. «Impossible de dessiner la pluie, a-t-il ri, elle tombe du ciel quand crèvent des nuages noirs et lourds…» Xia, Yia et Zia n’ont encore rien compris. Elles sont hautes et rondes comme trois pommes terrestres, la peau de Xia est rose, celle de Yia, verte, Zia est de couleur incertaine, entre le rose et le vert. À sa naissance, Bui et Frû se sont regardés, effarés, avant d’éclater de rire. Bui, pour mieux expliquer la pluie, a pris Zia dans ses bras et a dit : «Tu ressembles à un arc-en-ciel quand il pleut sur Terre et que le soleil se montre…» Intriguées, les petites filles martiennes essaient d’imaginer les gouttes d’eau, c’est encore Bui qui a décrit la pluie ainsi. «Des gouttes?» l’ont-elles interrogé. Il a ajouté : «Des étincelles qui se déposeraient sur le dos de Mâ…» Elles savent ce qu’est le feu, Frû s’en sert pour cuire les aliments. «On ne prend pas une étincelle entre les doigts, a insisté leur père, la pluie, c’est pareil…» D’imaginer que cette chose intangible se change en courbes de toutes les couleurs sous l’effet du soleil, qu’elle est comme le feu qui brûle les doigts, les rend muettes. Sur Mars, ce phénomène n’existe pas, le ciel est toujours ocre et pâle, dehors, l’air est irrespirable, c’est pour cette raison que Frû leur interdit de sortir de leur habitat artificiel. Leur planète n’a pas toujours été ainsi, c’est la guerre entre les Terriens et les Martiens qui a tout saccagé. Cette histoire est si ancienne qu’on en parle comme d’une légende. «Mais la pluie?» s’interrogent Xia, Yia et Zia qui font fi des légendes. «Elle n’a ni forme ni odeur, a raconté Frû, elle se transforme en rivière quand elle tombe en abondance.» C’est plus qu’il n’en faut pour les trois petites filles, elles veulent se rendre compte par elles-mêmes. Elles ont pensé aux larmes mais, depuis l’incendie guerrier, les larmes ont tari. Une pluie cendreuse s’était déversée sur les forêts, les montagnes, les champs. Une boue gluante avait empoisonné les lieux de l’eau. Les trois quarts de la population martienne avait été décimée. Ne reste plus de cette époque qu’un bâtiment où Bui et les autres savants s’enferment pour travailler, l’entrée en est interdite aux enfants. Xia, Yia et Zia ont beau supplier leur mère, elle ne veut pas contrarier leur père, elle refuse de les amener là-bas. La même pensée les taraude. Xia rosit encore plus. Yia verdit foncé, le rose et le vert sur la peau de Zia strient ses joues. Xia, qui est la plus délurée, s’exclame : «On y va!» Le territoire où elles habitent est si minuscule qu’en cinq enjambées, les petites filles se trouvent devant la porte du bâtiment qu’elles n’ont qu’à pousser; elle est constamment ouverte. Frû a dit : «C’est la conscience qui nous guide!» Xia, Yia et Zia ne pensent à rien, elles entrent dans une pièce vaste et silencieuse, aux murs lisses, la pénombre en est bleue. Un son leur parvient, il est comme une musique qui, soudain, se ferait rafraîchissante et venteuse. Elles se regardent, étonnées, la musique, elle non plus, ne se prend pas entre les doigts. Intervient alors une image verte et jaune, les deux teintes se mêlent comme celles de la peau de Zia, des cailloux blancs les frappent, qui forment des cloques argentées. Les petites filles avancent, une pellicule délicieuse encercle leurs chevilles. Xia se penche, sa main, par mégarde, effleure la surface verte et jaune, de ses doigts dégoutte une matière transparente qui, elle aussi, fait des cloques à ses pieds. À l’instant où toutes les trois songent à la pluie terrienne, un homme avance, il est vêtu d’un étrange pantalon coupé aux cuisses. Le reste de son corps est nu, imbibé de la matière transparente qui s’est échappée du bout des doigts de Xia. Il rit, prend les petites filles par la main. Curieusement, elles ne résistent pas, se laissent conduire dans une autre pièce semblable à celle qu’elles viennent de traverser. Là encore, un bruit léger leur parvient, différent, cependant, du précédent. Des formes indécises se balancent sous l’attrait de ce bruit. Le vent lui aussi fait partie de la légende. C’est comme un rêve dans la tête de Xia, Yia et Zia. Elles se disent que la musique, le vent sont des effets insondables, insaisissables de la mémoire. Seul le corps de l’homme inconnu est palpable. La pluie dont parle Bui est une histoire à dormir debout, elles en jugeront plus tard quand elles seront des savantes, comme leurs parents. Elles sortent du bâtiment et, espiègles, conviennent qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir, elles ne comprennent pas que l’entrée en soit interdite aux enfants… En attendant mieux, elles décident d’aller jouer avec Mâ.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond,ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire — vous en trouvez le lien dans la colonne de droite de ce blogue.