La cabane, une nouvelle de Jean-Marc Ouellet

14 janvier 2017

La cabane…

Une horreur blafarde pénètre mon âme vide. J’ai peur. Comme jamais.

Le ciel crache une eau épaisse, une trombe écrase la vie, et mon cœur s’agite. Entre là et néant, je cherche. Rien, tout, un chemin, un réconfort, de qui, de quoi, un sentiment oublié, parti jadis, jadis. Mais là où on ne devrait pas être, nulle consolation.

L’eau s’écrase sur la vitre. Je suis sec. Baume dérisoire. Je suis sec. Ha ha! Pour combien de temps? Minutes? Heures? Éternités. Tôt ou tard, je sortirai. Sortir. Fuir.

La carcasse métallique est enlisée. Le moteur s’est éteint, étouffé par l’eau qui monte, monte. Le fossé se noie, comme la route, comme mon courage.

Je sors dans les ténèbres. L’eau s’engouffre dans l’habitacle. Et moi je plonge, je me mouille, je cherche, j’espère, mais il n’y a rien, rien que le noir, et le clapotement des gouttes sur les feuilles, sur le torrent. La nuit gronde d’un râlement sinistre. Un trait de lumière fend le noir. Une lueur exsangue allume les alentours. Un instant, des fantômes m’entourent, des spectres humides et menaçants, lâches spectateurs. Leurs branches m’appellent, m’avertissent, me chassent. Je ne comprends pas. La vision est éphémère. Les ténèbres reviennent, couvrent la nuit. Et pourtant, j’avance. De longs bras m’agrippent, m’écorchent. Je fuis, mais d’autres arrivent, me tourmentent. Importun, je me hasarde plus loin, vers nulle part. Je trébuche. Les chicots m’enfargent,  m’accrochent. Je chute, je me relève, je tombe encore. Et je pleure. Mes larmes chaudes s’acoquinent avec les gouttes célestes. Froides. Cruelles. Il n’y plus de larmes. Que de l’acide ricanant sur mon épave.

Je tremble, je frissonne. De froid, d’effroi.

Au fond du noir, une lueur. Une étincelle dans l’obscurité. Elle scintille, fragile, tenace. Un espoir, comme l’étoile des rois. Je me faufile dans la moiteur végétale. À mon tour, je me laisse guider. J’avance. Je ne sens plus les égratignures, je survole les chicots, je me ris des vêtements imbibés. J’avance. Simplement. Espoir trouble.

Dans le bois, une cabane, une cabane noire dans les ténèbres, asile du fou, oasis du misérable. La lueur vient de là. Ou mirage.

J’approche, je touche. Il n’y a pas de rêve. La cabane est là, avec son bois pourri et sa puanteur moite.

À la hâte, je trouve la porte. Elle est entrouverte. J’hésite. Le vertige me fige. Je frappe. Enfin.

Pas de réponse.

Je hurle : — Il y a quelqu’un ?

Mon propre cri résonne dans ma tête. Le vent et l’orage me répondent. Une faible lumière émane de l’intérieur. J’ai froid. La nuit me pourchasse. Je n’en peux plus. J’entre.

Personne. Une seule pièce. Une table de bois, une chaise. Un feu éclaire l’âtre d’un foyer. La lumière danse une valse brouillonne. Les ombres se bousculent. Sur un mur, une bibliothèque attend. Un comptoir retient son évier près d’une autre paroi. Un lit est défait. Des draps propres y sont ouverts, comme une invitation, un sortilège.

— Il y a quelqu’un ?

Personne ne répond.

L’air est lourd, et pourtant, il réconforte. L’orage s’apaise. La crainte s’assoupit, mais le doute prend la place.

Appuyée contre le mur, il y a une guitare. Comme la mienne. Sur la table de nuit, il y a un livre. Un roman. Le même que je lis, là-bas, à la maison, là où je devrais être. Je le prends, je le feuillette. Un signet tombe sur le sol. Un signet blanc, une photo l’agrémente. Des enfants. Mes enfants! Ma fille, mes garçons. Une note à la fin du livre. Mon écriture. Des mots de ma main, des mots qui ne furent jamais écrits.

Près d’une fenêtre, il y a une commode. Un cadre s’y repose. Je m’approche. Je prends l’artéfact, l’examine. Il y a une femme, un homme. Béatrice, ma femme, et… moi. Plus jeunes. Nous, il y a quelques années. C’est le même cliché. Le nôtre. Celui qui attend sur ma table de chevet, près de notre lit, chez nous, là où je ne suis pas.

Comment? Comment!

Rien ici n’existe. Ce n’est qu’un rêve, un cauchemar. Rien ici ne peut exister. Je me pince le bras. J’ai mal. Pourtant, rien ne disparaît. Tout reste. Odieux. Absurde. Je fuis, je me précipite vers la sortie, vers les ténèbres. J’affronte la tempête, celle du dehors, celle de mon âme. Je cours, je cours.

Enfin, je croise la route. Une voiture arrive. Je suis sauvé!

***

J’ouvre la porte. Un homme en uniforme se tient là, austère. Des sons sortent de sa bouche. Des mots nauséabonds, aux sens faméliques, ou maléfiques. Autour de moi, ces bruits flottent, graves, insensés. Des larmes jaillissent, roulent sur mes joues dérisoires.

L’homme n’est plus là. Je referme la porte. Je suis mort. Anéanti. Il n’y a plus de vie. Il n’y a que chimère et folie. Rien. Je ne suis rien. Qu’une image délavée d’un peut-être évanoui, qu’un probable qui ne sera jamais, qui ne sera plus qu’allusion et souvenir.

Oui. C’est ça. Oublier. Je dois oublier. Pour me rappeler. Seul. Seul.

Notice biographique

Jean-Marc Ouellet est né le 11 septembre 1959 à Rimouski.  Il a grandi sur une ferme du Lac-des-Aigles, petite municipalité du Bas-du-Fleuve, jusqu’à l’âge de 15 ans. Après l’obtention de son diplôme de médecine à l’Université Laval, il a reçu une formation en anesthésiologie à Québec, puis à Montréal. Il a amorcé sa carrière médicale à Saint-Hyacinthe, pour la poursuivre ensuite à Québec jusqu’à ce jour. Féru de sciences et de philosophie, il s’intéresse à toutes les littératures, mais il avoue son faible pour la fiction. Chaque année, depuis le début de sa pratique médicale, pour du dépannage, il passe plusieurs semaines en région ; il s’accorde alors un peu de solitude pour lire et écrire. L’homme des jours oubliés, son premier roman, sortira en avril aux Éditions de la Grenouillère.  Il est maintenant chroniqueur régulier pour le magazine littéraire Le Chat Qui Louche où il avait déjà publié des nouvelles


Une nouvelle d’Annie la Silencieuse…

13 janvier 2017

Le Tunnel

Je m’éveille en douceur, comme sortie d’un éternel sommeil.  Engourdie.  Je suis engourdie.  Mes membres semblent handicapés soudainement.  Je regarde autour, rien ne m’est familier. Je ne comprends pas…  La mémoire, cette faculté que j’ai et qui oublie que trop ne m’a pas avertie qu’elle ferait des siennes, encore.  À gauche, rien en vue.  À droite, même chose.  Mais devant, devant, la lumière.  Une lumière vive, iridescente qui me crie au visage de la regarder.  Et je la regarde, intensément, comme envoûtée.

La lumière, le néon de la table d’opération.  L’opération !  Bien sûre !  Je dois être en train de me faire opérer à cœur ouvert.  Je dois être endormie, j’imagine.  Le néon étant fort, je le vois même si j’ai les paupières fermées.  Il m’aveugle, même.  Voilà !  Mais, comment est-ce possible que j’en  aie conscience ?  Est-ce que je rêve ?  Je hallucine ?  Non… Ça doit être les médicaments, ça m’affecte le cerveau, c’est un rêve inconscient, je ne m’en souviendrai plus au réveil.  De toute manière, moi et ma mémoire, hein !  Et cette table, je ne la sens pas sous moi, en réalité, je me sens bien debout, non plus couchée.  Me suis-je levée sans m’en rendre compte ?  Debout, je le suis, mais sans toucher le sol.  Et je ne vois que cette lumière au loin, qui m’attire comme un aimant.

Ce tunnel lumineux est tout droit devant.  Non, en fait, j’y suis déjà.  Bizarrement, j’ai l’impression d’être capable de bouger dans ce tunnel.  Comme si j’avais la faculté d’avancer, d’aller plus loin, de m’enfoncer dans celui-ci.  J’ai presque envie de le faire, juste pour voir.  Après tout, ce n’est que mon imagination, non ?   J’y vais.  J’avance doucement, puis réalise ; Je dois être morte !  C’est ça, je dois être morte là, sur la table d’opération, sous ce néon, non ?  Non…impossible, je le saurais, le sentirais.  Sent-on quelque chose, lorsque l’on meurt ?  Mais j’en sais rien moi, je ne suis jamais morte encore !

Je vois des formes au loin.  Ils sont vêtus de blanc, entièrement.  Ils sont sans visage.  Ou plutôt si, ils ont des visages, énormes, informes.  Des visages aux rictus effrayants.  Vêtus de blanc ? Non, ce doit être cette damnée lumière qui m’aveugle.  Mais où suis-je ?  Ces visages, ils me terrifient, sans que j’en comprenne la raison.  Je ne sens toujours pas mes membres, et pourtant je bouge dans ce tunnel, et me dirige droit sur ces… ces êtres.  Pas un son, pas un bruit, pas un mot.  Je n’entends rien, ou plutôt j’entends subtilement un bruissement.  Un léger souffle d’air, comme une brise, que je ne ressens pas.

Le tunnel est si sombre, et cette lumière si vive, je me retourne vers l’arrière, et ne vois que le noir.  Noir, tout est noir, des ténèbres de noirceur, je ne peux plus reculer.  Ces êtres semblent m’attendre, et puis bon, si je suis morte, ils ne peuvent rien me faire, non ?

Je continue d’avancer, à une vitesse de plus en plus rapide. Je ne contrôle pas mes pas, je ne contrôle plus où je vais, mais j’avance encore, rapidement, si rapidement que mon cœur bat la chamade dans ma poitrine.  Comment mon cœur peut-il battre ainsi, si je suis morte.  Anxieuse, terrifiée, je vois ces personnages aux visages informes s’approcher de plus en plus.  Inévitable, je m’en vais directement dans leur piège.

Qui sont-ils ?

Que me veulent-ils ?

Je suis tout près, et j’entends soudainement une voix.  Non, pas une voix, un murmure.

« Elle est éveillée. »

Je veux répondre, mais il semblerait que ma faculté à parler m’a été enlevée.  Aucun mot ne sort de ma bouche, je ne peux que les penser : « Oui, je suis éveillée.  Où suis-je ? »

Le murmure se poursuit, et j’entends : « Vous êtes la dernière.  Après vous, il n’y a plus d’espoir. »

Plus d’espoir ? D’espoir de quoi ?  Je ne comprends pas.  Dans le silence de mes mots, mes pensées voyagent à la vitesse de la lumière.  J’observe ces personnages, les scrutent.  Ils semblent vêtus de costumes d’astronautes, comme on peut voir dans les films.  Mais voilà, je m’imagine un film, mon esprit confus, à l’heure de la mort, je revois des scènes de cinéma.  Qui sait ce que l’esprit fait à l’heure de la mort, personne n’est jamais réellement revenu pour nous le dire, non ?

Encore ce murmure : « Non, vous n’êtes pas morte.  Vous êtes la dernière survivante terrestre.  De tous les sujets que nous avons sauvés, vous êtes la seule qui ait survécu à l’attaque.  Ne comprenez-vous pas, la mort n’existe pas réellement pour vous. »

« Non !  Je ne comprends pas », pensais-je, le plus fort que je le pus.  Je ne comprends pas, de quelle attaque ces êtres me parlent-ils ?  Où suis-je, que fais-je ici ?  J’ai vu le tunnel et des êtres bizarres, je suis certaine que je suis morte.  Tout le monde le raconte ainsi, ceux qui ont vécu des expériences de mort imminente.  Pourquoi ce serait différent pour moi ?  Je ne veux qu’aller reposer en paix, dans un semblant de paradis, un endroit paisible où passer l’éternité.  Je refuse de rester ici, à errer dans des limbes vides, sombres.  Je refuse !  Je suis morte, et je le sais ! hurlai-je dans ma tête.

« Cessez !  Vous êtes le dernier espoir de l’humanité.  Tous les gens vous précédant ont eu le même réflexe et nous les avons perdus !   Ne voyez-vous pas, vous êtes unique, précieuse, grâce à vous, nous ferons revivre les humains, nous recréerons une Terre peuplée de vos semblables.  Grâce à vous, tout est possible !  Regardez… »

Un énorme écran, comme un écran de cinéma (encore, tiens donc…), s’alluma sous mes yeux.  La Terre, ma Terre, en feu.  Plus de vie, plus d’humains, plus d’eau, plus rien.  Anéantie, morte…  Je suis sidérée.  Est-ce cela les réponses que l’on vous promet à l’heure de la mort ?  Je ne tenais pas à savoir cela…  La lumière dans la pièce se tamisa un peu, je pus voir les instruments médicinaux, scalpels et pinces de toutes sortes, incubateurs, seringues, et j’en passe.  Les êtres mystérieux m’observent avec intérêt, attendant une réponse de ma part.

Je ne sais que dire.  Je suis morte.  Je n’ai rien à dire.  Je ne veux que…mourir en paix.  À la vitesse de l’éclair, je me dirige vers la table contenant tous ces objets contondants.  J’empoigne un scalpel et m’entaille les poignets, en quelques secondes, mon sang gicle sur le sol.  Ce sol que je ne touche pas, car je flotte dans un espace intemporel.

« Nooooooooooonnnnnnn !!! » hurlent les créatures.

En quelques minutes, je me sens défaillir, et je sombre dans un profond sommeil, pour ne plus jamais me réveiller.  Je ne saurai jamais quel était cet endroit, ce pont entre la vie et la mort.  Je n’existe plus, maintenant.  Morte, je suis ; en paix, je repose, enfin.

« Nous les avons tous perdus maintenant, plus de chance de survie pour cette espèce ignorante.  Chacun leur tour, ils se sont tués, sans même prendre le temps de réaliser qu’ils n’étaient pas morts, mais bien sur la Planète Blue 2, la deuxième Terre.  Que nous  tentions de les sauver …    Au lieu de ça, ils ont tous cru à ces balivernes du tunnel de la mort.  Quelle désolation… »

(Montréalaise dans la trentaine débutante, Annie se perd dans l’écriture pour ne pas perdre la tête.  Elle  a passé sa vie à s’écrire des histoires, pour modifier sa réalité cruelle.  Elle erre sous un pseudonyme qui en dit long et se sert impunément des mots pour vivre, dans son monde de silence.  Vous pouvez l’appeler La Silencieuse ou tout simplement Annie.  Fin 2010, elle a publié la nouvelle Miroir, miroir…  au Chat Qui Louche.)


Une nouvelle d’Annie la Silencieuse…

26 décembre 2016

Miroir, miroir…

 alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

Annie

Je déteste les miroirs.

Je les déteste.  Le reflet qu’ils me renvoient n’est jamais  tout à fait moi.  Je m’observe et j’ai l’impression que quelqu’un ou quelque chose m’observe en retour, mais que ce n’est pas moi.  Lorsque je passe devant l’un de ces miroirs, j’ai l’impression qu’une ombre invisible me suit, bien au-delà de la surface miroitante.  Je ne m’y attarde pas, croyez-moi !

Des miroirs, dans ma nouvelle demeure, il y en a partout.

De l’immense miroir de la salle de bain au miroir de l’entrée, et des portes miroirs gigantesques dans le bureau   à celle dans la chambre à coucher.  Cette dernière  fait face à la fenêtre.  Dans sa glace, j’y aperçois  la fenêtre  sombre dont le  pourtour est illuminé par la lumière extérieure. La nuit, dans la  nuit noire, je dors du côté de la porte miroir, mais ce n’est pas moi que j’y vois.

La nuit, les miroirs semblent refléter à retardement les images qui leur sont présentées.

Lorsque le sommeil me prend, que je m’assoupis, les yeux clos, je sombre doucement dans les limbes doucereux, et le monde des rêves m’emporte.    Juste au moment où mon corps s’abandonne, un visage envahit mes pensées.

Un visage émergeant du miroir.

Il m’assaille, m’attaque mentalement.  Ses longues dents difformes, sa bouche ouverte, gorgée de sang rouge, noir, sombre, sale….  Son teint  alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québecblafard et ses yeux,  leurs orbites vides, ces trous noirs….  Il semble crier, hurler.  Vouloir me mordre, me dévorer.

Il semble vouloir s’échapper  du miroir.

Et moi, je fige, éveillée et endormie à la fois ; je fige, ne bouge pas.  Transie de peur, dans mon lit, dans le noir.  Je ne vois que ce visage qui prend toute la place dans mon esprit.  Je ne sais ni ce qu’il veut ni ce qu’il est, mais un seul mot me vient en tête : un démon ! Un démon dans le noir.

Un démon dans le miroir.

Puis, à bout de terreur, j’ouvre les yeux, aperçois  le miroir.  Je vois le miroir et l’image imprimée sur le tain, fade empreinte du passage du démon.  Je cligne des yeux, une, deux, trois fois… Le démon disparaît !  Mais la nuit prochaine et les suivantes, il  reviendra.

Je déteste les miroirs.  Auparavant,  je n’avais pas de raisons de les haïr à ce point.    Maintenant, oui !

(Montréalaise dans la trentaine débutante, Anne se perd dans l’écriture pour ne pas perdre la tête.  Elle  a passé sa vie à s’écrire des histoires, pour modifier sa réalité cruelle.  Elle erre sous un pseudonyme qui en dit long et se sert impunément des mots pour vivre, dans son monde de silence.  Vous pouvez l’appeler La Silencieuse ou tout simplement Annie.)

 


La gravure vive… une nouvelle de Richard Desgagné…

10 octobre 2016

La gravure vive…

Voici une gravure de Ducansson, sa plus achevée sans doute. Cet oiseau mort qui repose sur une table, on dirait que la vie vient à peine de le quitter ; j’aimais  alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québeccroire, il y a peu de temps encore, que le canon du fusil était brûlant et que le poignard planté dans le bois vibrait toujours. Hier, un visiteur est venu me demander la permission de prendre l’arme pour se défendre contre un chien qui le poursuivait. Je lui ai dit que cela était impossible ; il fut fort déçu, d’autant qu’il tenait déjà la crosse dans sa main. Je vous jure qu’il l’avait bien saisie et qu’il s’apprêtait à la sortir du dessin ; je l’ai même remise sur la table recouverte de velours. Nous nous sommes obstinés longuement, essayant chacun de nous convaincre du bon droit de l’autre. Quand il devint menaçant, je lui montrai mon revolver pour qu’il gardât ses distances et me laissât à mes occupations. Cet homme-là ne craignait rien, il s’avança et je dus le mettre en joue. Il insista. Plutôt que de tirer, je le blessai en lui donnant un coup de crosse sur le front. Le sang coulait, je rangeai mon arme. Il me vint comme un dégoût d’avoir blessé un pauvre bonhomme qui demandait de l’aide. Écrasé sur une chaise, il séchait son front. Je m’approchai de lui : la blessure était mineure. Il geignait en me fixant de façon bizarre.

            – Vous n’en êtes pas, qu’il me dit.

            – À quoi faites-vous allusion, monsieur ?

            – Si vous en aviez été, vous m’auriez permis de prendre le fusil et de tuer ce chien qui me poursuivait. Vous n’en êtes pas.

            – Je ne comprends pas…

            – Vous travaillez dans un musée et vous ne savez pas.

            – Monsieur, pourriez-vous être plus clair ?

            – Ce n’est rien. Vous ne rencontrez jamais personne quand vous faites votre tournée de nuit ?

            – Non. Le musée a un excellent système d’alarme qui se déclencherait sitôt qu’il détecterait une présence suspecte.

            – Je travaillais ici avant. C’était le bon temps. Il m’arriverait de parler avec les personnages des tableaux que je regardais. Parfois, j’entrais dans une pièce et je me mêlais à des créatures qui m’apprenaient plein de choses sur les siècles passés.

            Il avait l’air si sincère et si malheureux que tout ce monde-là se fût évanoui et qu’il dût le regretter devant celui qui l’avait agressé. Je crus qu’il délirait, tant son histoire ne tenait pas debout. Depuis que je travaillais dans ce musée, je n’avais jamais vécu d’aventures étranges ; de plus, je voyais le monde comme une réalité matérielle, absolument dépourvue de la plus infime distorsion. Pourtant, j’avais bien vu cet homme saisir une arme dans un dessin de Ducansson, et j’avais encore la sensation de la lui avoir enlevée des mains pour la déposer dans le même dessin ! Je me défendais bien mal contre les intrusions de la folie dans ma tâche de gardien de nuit.

            – Comment êtes-vous entré ?

            – J’ai ouvert la porte avec mon passe-partout. Votre système n’a rien senti.

            – Ça m’inquiète. Donnez-moi cette clé, monsieur. (Il me la remit sans hésitation.) Vous allez me suivre. Il m’est impossible de vous garder plus longtemps. Vous devez partir.

            – Mais le chien ! Il m’attend dehors, j’en suis sûr.

            – Je vous accompagne. S’il le faut, je l’abattrai.

             alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecLe chien n’était pas là, l’homme sortit et se perdit dans la nuit. Aussitôt, et pour la première fois, je me sentis mal à l’aise dans le musée, il me semblait que des personnages vivants sous leur croûte me regardaient et attendaient le moment opportun pour m’attaquer. « Allons, pas d’hystérie, Frédéric, ce ne sont que des figures d’une autre époque, des morts oubliés, des créatures sans vigueur, des masques funèbres. »

            Je revins devant le dessin de Ducansson. L’œil ouvert de l’oie reflétait un autre monde dans lequel je me sentis obligé de plonger ; je tentai de me retenir à des certitudes. Peine perdue, quelque chose voulait m’avaler, des ombres me couvraient. Une faim monstrueuse me prit de manger l’oie encore chaude. Je n’eus qu’à approcher ma main pour la saisir, l’extraire de son milieu pictural et la tenir contre mon cœur comme un bien précieux. « Ça n’a aucun sens ! Je ne peux la manger toute crue ! Comment faire pour enlever ces plumes ? » Pourtant, malgré mes appréhensions, je réussis sans peine à déshabiller l’oiseau de son duvet, à l’ouvrir avec le poignard qui m’attendait planté dans la table de Ducansson et à le vider de ses bas morceaux. Je dépeçai la dépouille et commençai à la manger sans me soucier du sang qui coulait sur le marbre de la Salle des gravures. Je mâchais chaque bouchée avec appétit. Je ne regrettais rien. La viande avait bon goût ; je me dis que l’oie avait vécu en liberté, avait été nourrie des meilleurs grains, d’herbes odoriférantes et ne s’était abreuvée que d’eau pure.

            Je regardai le dessin bafoué : le fusil était appuyé contre une chaise, une plume blanche reposait sur la table, je pus voir que la nuit descendait sur la scène alors qu’il y a peu un soleil éclatant jaillissait par la fenêtre de la pièce. Par terre, sur le plancher lustré, une cruche de vin attira mon attention. J’avais soif. Je la pris, en approchai le goulot de mes lèvres pour boire ce que je supposai être du vin. C’en était, et des plus merveilleux, un vin corsé, d’un rouge écarlate, sentant la framboise, l’amande et les fruits, que je bus jusqu’à plus soif, jusqu’à me souler. Je n’avais pas fini de découvrir la gravure de Ducansson.

            Tout au fond, contre un mur, il y avait un lit défait sur lequel je rêvai de m’étendre pour me reposer ; quelques instants plus tard, j’étais étendu, totalement alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec abandonné et heureux comme un loir.  Je dormis jusqu’au matin. Sans y songer, j’ouvris une porte et me retrouvai dehors, dans une cour ensoleillée, fraîche, où un chien dormait, la tête entre ses deux pattes, où un chat se reposait sur le rebord d’une fenêtre. Une femme étendait des pièces de vêtements sur une corde en chantant une mélodie dans une langue inconnue. Je pris conscience que j’étais passé de l’autre côté de la gravure, à l’abri du regard de Ducansson, dans un moment d’un extrême passé, intrus inquiet. Ainsi, tout un monde vivait hors du mien ; l’art permettait à la vie d’aller au-delà de la réalité banale ; l’art n’était pas que la tentative de reproduire ce qui est avec plus ou moins de génie ; l’art est la vraie vie, l’unique, parallèle à l’existence des êtres et des choses, qui la côtoie, qui se perpétue hors de mon regard. Ni le chien, ni le chat ne sentirent ma présence ; je m’approchai de la femme qui ne me vit pas venir. J’étais là, présent, absent, fantôme d’un autre temps. Désireux d’entrer en contact, je ramassai dans le panier à linge un grand drap de toile blanche et m’en recouvrit pour montrer la forme que j’étais qui n’avait plus d’assise. La femme m’aperçut enfin et, aussitôt, se mit à lancer des cris, à gesticuler comme une possédée ; elle courut pour échapper à cette apparition soudaine. Le chien grogna, le chat fit le dos rond, poils dressés ; un homme apparut, qui ressemblait à mon visiteur mystérieux, armé d’un fusil, le même que dans la gravure de Ducansson, qu’il pointa sur moi. Il tira et m’atteignit en plein cœur. Je ne mourus pas, je m’échappai par une porte et me retrouvai dans la pièce que j’avais quittée et où j’avais si bien dormi. Je me débarrassai du drap, remis ma veste de gardien et sortis de la gravure. Je la décrochai parce qu’il y manquait l’oie et la déposai dans le bac à ordures.

            Je déclarai la gravure de Ducansson dérobée, le conservateur me reprocha de n’avoir pu empêcher le vol, je m’excusai avec la plus grande sincérité. Depuis ce temps, quand j’entre dans un tableau pour visiter des mondes, je ne touche plus à rien. Je regarde, j’observe, je prends des notes pour mes mémoires.

Notice biographique

 alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecRichard Desgagné est écrivain et comédien depuis plus de trente ans. Il a interprété des personnages de Molière, Ionesco, Dubé, Chaurette, Vian, Shakespeare, Pinter, etc., pour différentes troupes (Les Têtes heureuses, La Rubrique) et a participé à des tournages de publicités, de vidéos d’entreprise et de films ; il a été également lecteur, scénariste et auteur pour Télé-Québec (Les Pays du Québec) et Radio-Canada (émissions dramatiques).  Jouer est pour lui une passion, que ce soit sur scène, devant une caméra ou un micro.  Il a écrit une trentaine de pièces de théâtre, quatre recueils de nouvelles, quatre de poésie, deux romans, une soixantaine de chroniques dans Lubie, défunt mensuel culturel du Saguenay-Lac-Saint-Jean.  En 1994, il a remporté le premier prix du concours La Plume saguenéenne et, en 1998, les deux premiers prix du concours  de La Bonante de l’UQAC. Il a publié, pendant cinq ans, des textes dans le collectif Un Lac, un Fjord de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES). Il est membre du Centre des auteurs dramatiques. Il a été boursier du ministère de la Culture du Québec et de la fondation TIMI.  Pour des raisons qui vous convaincront, tout comme elles m’ont convaincu, je tiens à partager avec vous cette nouvelle qu’il a la gentillesse de nous offrir.

 


Notes de lecture : Lovecraft, maître de l’horreur et du fantastique, par Alain Gagnon… »

8 février 2016

Lovecraft et le mot Pendrifter… 

 

Une autre nuit écourtée à cause de la lecture, mon vieux péché.

Howard Phillips Lovecraft, une fois de plus : relecture de Celui qui chuchotait dans les ténèbres… J’y trouve ce mot auquel je ne m’étais jamais arrêté : Pendrifter. C’est le pseudonyme qu’utilise un chroniqueur du Brattleboro Reformer, qui appuyait les conclusions sceptiques du personnage central au sujet des événements qui se produisaient dans les collines isolées du Vermont.

Le mot n’existe pas dans le Merriam-Webster en ligne.  Pen est un des premiers mots que nous avons appris en anglais : plume, crayon ou stylo.  Drifter : celui qui erre sans but.  Pendrifter est donc un pseudonyme qui signifie : plume errante ou celui qui écrit et laisse sa plume dériver ; ou l’écrivain sans attache, l’écrivain vagabond, la plume qui n’a pas d’attaches….

Une partie de la nuit, j’ai cherché un mot, un seul, pour traduire ce pseudonyme d’où fusent les images.  Je n’y suis pas arrivé.

Parmi nos diligents visiteurs, si quelqu’un a une idée, une trouvaille qu’il me la transmette, que je m’instruise et instruise les autres.

Pour ceux qui ne connaissent pas ou peu Lovecraft, quelques indications :

Notice biographique :

Howard Phillips Lovecraft (1890 et 1937) est un écrivain américain connu pour ses récits d’horreur (fantastique) et de science-fiction.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecSes sources d’inspiration : l’horreur cosmique, l’idée selon laquelle l’homme ne peut pas comprendre l’existence et selon laquelle l’univers lui est profondément étranger. Ceux qui cherchent et raisonnent véritablement, comme ses personnages, mettent en péril leur santé mentale. Lovecraft est devenu l’objet d’un culte grâce au Mythe de Cthulhu, une suite de récits, plus ou moins en rapport les uns avec les autres, dans lesquels on parle de divers dieux hostiles au genre humain, ainsi que du Necronomicon (un grimoire fictif compilant des rites et savoirs interdits). Ses écrits sont profondément pessimistes, voire cyniques, et remettent en question le Siècle des Lumières, le romantisme, ainsi que l’humanisme chrétien.

Bien que le lectorat de Lovecraft ait été  limité de son vivant, sa réputation  s’affirmera au fil des décennies et il est à présent considéré comme l’un des écrivains d’horreur et de fantastique les plus influents du vingtième  siècle.  On le compare à Poe ; et Stephen King dira de lui qu’il est « le plus grand artisan du récit classique d’horreur du vingtième siècle ». (Inspiré partiellement de Wikipédia.)

Voici ses textes les plus célèbres traduits en français et trouvables dans des collections de poche :

Dagon (Dagon, 1917)

La Maison maudite (The Shunned House, 1924)

Je suis d’ailleurs (The Outsider, 1926)

L’Appel de Cthulhu (The Call of Cthulhu, 1926)

La Couleur tombée du ciel (The Colour out of Space, 1927)

L’Abomination de Dunwich (The Dunwich Horror, 1928)

L’Affaire Charles Dexter Ward (The Case of Charles Dexter Ward, 1928)

Celui qui chuchotait dans les ténèbres (The Whisperer in Darkness, 1930)

Les Montagnes hallucinées (At the Mountains of Madness, 1931)

La Maison de la sorcière (The Dreams in the Witch-House, 1932)

Le Cauchemar d’Innsmouth (The Shadow over Innsmouth, 1932)

Dans l’abîme du temps (The Shadow out of Time, 1935)

L’auteur…

Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon du Livre dualain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998). Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013). Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011). En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010). Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet). On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL. De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue. Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


La gravure vive, une nouvelle de Richard Desgagné…

21 décembre 2015

La gravure vive…

Voici une gravure de Ducansson, sa plus achevée sans doute. Cet oiseau mort qui repose sur une table, on dirait que la vie vient à peine de le quitter ; j’aimais alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québeccroire, il y a peu de temps encore, que le canon du fusil était brûlant et que le poignard planté dans le bois vibrait toujours. Hier, un visiteur est venu me demander la permission de prendre l’arme pour se défendre contre un chien qui le poursuivait. Je lui ai dit que cela était impossible ; il fut fort déçu, d’autant qu’il tenait déjà la crosse dans sa main. Je vous jure qu’il l’avait bien saisie et qu’il s’apprêtait à la sortir du dessin ; je l’ai même remise sur la table recouverte de velours. Nous nous sommes obstinés longuement, essayant chacun de nous convaincre du bon droit de l’autre. Quand il devint menaçant, je lui montrai mon revolver pour qu’il gardât ses distances et me laissât à mes occupations. Cet homme-là ne craignait rien, il s’avança et je dus le mettre en joue. Il insista. Plutôt que de tirer, je le blessai en lui donnant un coup de crosse sur le front. Le sang coulait, je rangeai mon arme. Il me vint comme un dégoût d’avoir blessé un pauvre bonhomme qui demandait de l’aide. Écrasé sur une chaise, il séchait son front. Je m’approchai de lui : la blessure était mineure. Il geignait en me fixant de façon bizarre.

            – Vous n’en êtes pas, qu’il me dit.

            – À quoi faites-vous allusion, monsieur ?

            – Si vous en aviez été, vous m’auriez permis de prendre le fusil et de tuer ce chien qui me poursuivait. Vous n’en êtes pas.

            – Je ne comprends pas…

            – Vous travaillez dans un musée et vous ne savez pas.

            – Monsieur, pourriez-vous être plus clair ?

            – Ce n’est rien. Vous ne rencontrez jamais personne quand vous faites votre tournée de nuit ?

            – Non. Le musée a un excellent système d’alarme qui se déclencherait sitôt qu’il détecterait une présence suspecte.

            – Je travaillais ici avant. C’était le bon temps. Il m’arriverait de parler avec les personnages des tableaux que je regardais. Parfois, j’entrais dans une pièce et je me mêlais à des créatures qui m’apprenaient plein de choses sur les siècles passés.

            Il avait l’air si sincère et si malheureux que tout ce monde-là se fût évanoui et qu’il dût le regretter devant celui qui l’avait agressé. Je crus qu’il délirait, tant son histoire ne tenait pas debout. Depuis que je travaillais dans ce musée, je n’avais jamais vécu d’aventures étranges ; de plus, je voyais le monde comme une réalité matérielle, absolument dépourvue de la plus infime distorsion. Pourtant, j’avais bien vu cet homme saisir une arme dans un dessin de Ducansson, et j’avais encore la sensation de la lui avoir enlevée des mains pour la déposer dans le même dessin ! Je me défendais bien mal contre les intrusions de la folie dans ma tâche de gardien de nuit.

            – Comment êtes-vous entré ?

            – J’ai ouvert la porte avec mon passe-partout. Votre système n’a rien senti.

            – Ça m’inquiète. Donnez-moi cette clé, monsieur. (Il me la remit sans hésitation.) Vous allez me suivre. Il m’est impossible de vous garder plus longtemps. Vous devez partir.

            – Mais le chien ! Il m’attend dehors, j’en suis sûr.

            – Je vous accompagne. S’il le faut, je l’abattrai.

            alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecLe chien n’était pas là, l’homme sortit et se perdit dans la nuit. Aussitôt, et pour la première fois, je me sentis mal à l’aise dans le musée, il me semblait que des personnages vivants sous leur croûte me regardaient et attendaient le moment opportun pour m’attaquer. « Allons, pas d’hystérie, Frédéric, ce ne sont que des figures d’une autre époque, des morts oubliés, des créatures sans vigueur, des masques funèbres. »

            Je revins devant le dessin de Ducansson. L’œil ouvert de l’oie reflétait un autre monde dans lequel je me sentis obligé de plonger ; je tentai de me retenir à des certitudes. Peine perdue, quelque chose voulait m’avaler, des ombres me couvraient. Une faim monstrueuse me prit de manger l’oie encore chaude. Je n’eus qu’à approcher ma main pour la saisir, l’extraire de son milieu pictural et la tenir contre mon cœur comme un bien précieux. « Ça n’a aucun sens ! Je ne peux la manger toute crue ! Comment faire pour enlever ces plumes ? » Pourtant, malgré mes appréhensions, je réussis sans peine à déshabiller l’oiseau de son duvet, à l’ouvrir avec le poignard qui m’attendait planté dans la table de Ducansson et à le vider de ses bas morceaux. Je dépeçai la dépouille et commençai à la manger sans me soucier du sang qui coulait sur le marbre de la Salle des gravures. Je mâchais chaque bouchée avec appétit. Je ne regrettais rien. La viande avait bon goût ; je me dis que l’oie avait vécu en liberté, avait été nourrie des meilleurs grains, d’herbes odoriférantes et ne s’était abreuvée que d’eau pure.

            Je regardai le dessin bafoué : le fusil était appuyé contre une chaise, une plume blanche reposait sur la table, je pus voir que la nuit descendait sur la scène alors qu’il y a peu un soleil éclatant jaillissait par la fenêtre de la pièce. Par terre, sur le plancher lustré, une cruche de vin attira mon attention. J’avais soif. Je la pris, en approchai le goulot de mes lèvres pour boire ce que je supposai être du vin. C’en était, et des plus merveilleux, un vin corsé, d’un rouge écarlate, sentant la framboise, l’amande et les fruits, que je bus jusqu’à plus soif, jusqu’à me souler. Je n’avais pas fini de découvrir la gravure de Ducansson.

            Tout au fond, contre un mur, il y avait un lit défait sur lequel je rêvai de m’étendre pour me reposer ; quelques instants plus tard, j’étais étendu, totalementalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec abandonné et heureux comme un loir.  Je dormis jusqu’au matin. Sans y songer, j’ouvris une porte et me retrouvai dehors, dans une cour ensoleillée, fraîche, où un chien dormait, la tête entre ses deux pattes, où un chat se reposait sur le rebord d’une fenêtre. Une femme étendait des pièces de vêtements sur une corde en chantant une mélodie dans une langue inconnue. Je pris conscience que j’étais passé de l’autre côté de la gravure, à l’abri du regard de Ducansson, dans un moment d’un extrême passé, intrus inquiet. Ainsi, tout un monde vivait hors du mien ; l’art permettait à la vie d’aller au-delà de la réalité banale ; l’art n’était pas que la tentative de reproduire ce qui est avec plus ou moins de génie ; l’art est la vraie vie, l’unique, parallèle à l’existence des êtres et des choses, qui la côtoie, qui se perpétue hors de mon regard. Ni le chien, ni le chat ne sentirent ma présence ; je m’approchai de la femme qui ne me vit pas venir. J’étais là, présent, absent, fantôme d’un autre temps. Désireux d’entrer en contact, je ramassai dans le panier à linge un grand drap de toile blanche et m’en recouvrit pour montrer la forme que j’étais qui n’avait plus d’assise. La femme m’aperçut enfin et, aussitôt, se mit à lancer des cris, à gesticuler comme une possédée ; elle courut pour échapper à cette apparition soudaine. Le chien grogna, le chat fit le dos rond, poils dressés ; un homme apparut, qui ressemblait à mon visiteur mystérieux, armé d’un fusil, le même que dans la gravure de Ducansson, qu’il pointa sur moi. Il tira et m’atteignit en plein cœur. Je ne mourus pas, je m’échappai par une porte et me retrouvai dans la pièce que j’avais quittée et où j’avais si bien dormi. Je me débarrassai du drap, remis ma veste de gardien et sortis de la gravure. Je la décrochai parce qu’il y manquait l’oie et la déposai dans le bac à ordures.

            Je déclarai la gravure de Ducansson dérobée, le conservateur me reprocha de n’avoir pu empêcher le vol, je m’excusai avec la plus grande sincérité. Depuis ce temps, quand j’entre dans un tableau pour visiter des mondes, je ne touche plus à rien. Je regarde, j’observe, je prends des notes pour mes mémoires.

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecRichard Desgagné est écrivain et comédien depuis plus de trente ans. Il a interprété des personnages de Molière, Ionesco, Dubé, Chaurette, Vian, Shakespeare, Pinter, etc., pour différentes troupes (Les Têtes heureuses, La Rubrique) et a participé à des tournages de publicités, de vidéos d’entreprise et de films ; il a été également lecteur, scénariste et auteur pour Télé-Québec (Les Pays du Québec) et Radio-Canada (émissions dramatiques).  Jouer est pour lui une passion, que ce soit sur scène, devant une caméra ou un micro.  Il a écrit une trentaine de pièces de théâtre, quatre recueils de nouvelles, quatre de poésie, deux romans, une soixantaine de chroniques dans Lubie, défunt mensuel culturel du Saguenay-Lac-Saint-Jean.  En 1994, il a remporté le premier prix du concours La Plume saguenéenne et, en 1998, les deux premiers prix du concours  de La Bonante de l’UQAC. Il a publié, pendant cinq ans, des textes dans le collectif Un Lac, un Fjord de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES). Il est membre du Centre des auteurs dramatiques. Il a été boursier du ministère de la Culture du Québec et de la fondation TIMI.  Pour des raisons qui vous convaincront, tout comme elles m’ont convaincu, je tiens à partager avec vous cette nouvelle qu’il a la gentillesse de nous offrir.

 


Mon frère Jack, une nouvelle d’Annie Perreault…

7 juillet 2015

Mon frère Jack

Samedi matin, 29 septembre 2035

Une forte brise souffle entre les pierres tombales du cimetière Taguill, fouettant les épitaphes chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie muettes, alors que les branches des cyprès centenaires, les gardiens des lieux, se balancent en sifflant une mélodie lancinante.  Dans l’allée centrale, des feuilles mortes tourbillonnent et bruissent, retenant prisonnière une plume blanche qui se débat.  Aidée par une soudaine rafale, la plume se libère, s’élève et flotte quelques secondes au-dessus des pierres.  À l’accalmie, elle retombe sur un tapis d’épines brunes et de pommes de pin beiges, au pied d’une stèle funéraire noire, illuminée par les premiers rayons de soleil.  Dans le marbre, on peut lire l’épitaphe : « François Granmon, 1942-2020. » La pierre tremble.  D’immenses camions transportant des chargeuses-pelleteuses grondent en roulant vers le cimetière.

À dix minutes du cimetière, une petite fille bondit dans la chambre de sa mère et la presse pour qu’elle se lève.  « Maman !  Maman !  Réveille-toi, allez, vite, on doit se rendre au cimetière ! » Elle veut voir la tombe de son grand-père qu’elle n’a jamais connu, même si elle raconte à tout le monde qu’elle le connaît depuis toujours et qu’il est son frère.  Les grandes personnes rient de ses mots d’enfants, mais Aurélie, avec le plus grand sérieux, les sermonne en leur disant qu’ils devraient ouvrir leurs oreilles pour entendre les vraies choses et qu’elle en sait bien plus qu’ils pourraient en savoir.

Depuis l’âge de deux ans, l’âge où elle a commencé à parler, elle raconte à sa mère que son frère Jack joue avec elle dans sa chambre tous les soirs.  Tous les soirs, précise-t-elle avec un accent français qui fait bien rire sa mère.   Son frère Jack a les cheveux bruns, les yeux verts et un nez rond comme un clown, mais pas rouge, toutefois.  Et il l’aime…  « Moi aussi, je t’aime, la rassure sa mère.   Nous t’aimons tous, ma chérie. » Mais lui l’aime encore plus, car il est revenu…  À ces propos qu’elle débite presque tous les jours, sa mère, Marilyn, demeure perplexe, mais calme, sachant qu’à cet âge, les enfants ont des amis imaginaires.  Et l’ami imaginaire de sa fille s’appelle « mon frère Jack ».

Marilyn a commencé à s’inquiéter lorsqu’un soir d’été, elle et sa fille regardaient les photos de son vieil album.  En pointant le portrait d’un homme de six pieds, aux cheveux bruns et yeux verts, se tenant debout, devant une galerie, Aurélie s’est écriée : « C’est lui, maman !  C’est mon frère Jack ! » Aurélie avait alors quatre ans.  « Mais non, ma chérie, ce monsieur est mon père.  C’est François Granmon, et il est mort… » Aurélie a dévisagé sa mère comme si elle venait de lui dire le pire des mensonges.  « Maman, voyons !  C’est lui qui joue avec moi tous les soirs.  Il est vivant et gentil.  C’est vrai… » Marilyn a froncé les sourcils, en soupirant : son père…

Quand il est décédé, quinze années auparavant, Marilyn avait senti un énorme soulagement, une libération.  François Granmon avait toujours forcé sa fille à faire ce qu’il voulait, entre autres à devenir la comptable agréée qu’il n’avait pas réussi à devenir, à acheter la maison que lui rêvait d’obtenir, à épouser le fils de son meilleur ami…        François Granmon ne l’avait pas aimée pour ce qu’elle était, mais pour l’image qu’il avait d’elle.  Il avait longtemps dévalorisé son rêve de devenir une grande pianiste, ne le prenant pas au sérieux, lui disant que le piano n’était qu’un simple passe-temps, qu’elle ne gagnerait pas sa vie avec la musique.  Non, François Granmon n’avait pas été un bon père : il n’avait pas su l’écouter ni s’intéresser à ce qu’elle aimait, à ce qu’elle était réellement, trop obnubilé qu’il fût par sa vision de la vie, convaincu de tenir LA vérité.  Lui, un homme si pragmatique, si rationnel, si à l’opposé d’elle.  Elle, une fille qui n’avait pas su lui tenir tête, qui avait un besoin insatiable de reconnaissance et d’approbation, de se sentir aimée…  Maudite dépendance affective !

Et là, il hanterait leur maison et viendrait rendre visite à Aurélie.  Marilyn eut peur.  Pour sa fille.  Une rage l’envahit.  NON !  Cet homme ne viendra pas gâcher la vie de ma fille comme il l’a fait avec moi !  Elle ferait tout pour l’en empêcher.  Mais comment s’y prendrait-elle ?  Il était mort !

 chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie« De quoi parlez-vous, ton frère Jack et toi ? » a-t-elle demandé à Aurélie, un matin, alors que la fillette dégustait ses Crispy Rices, l’oreille au-dessus de son bol.  « De toi… » Sa mère l’a fixée, la bouche ouverte.  Puis la petite a ajouté : « Mais aussi du temps d’avant, quand j’étais grande.   Ton papa et moi, on était frères et sœurs.  Il s’appelait Jacques, mais il préfère qu’on le nomme Jack ; et moi, je m’appelais France.  On habitait une maison comme… » Elle a couru à sa chambre et est revenue avec une feuille qu’elle a montrée à sa mère.  « Comme celle-là : elle est belle, hein ? » Sa mère a jeté un œil sur le papier bleu.  Aurélie avait dessiné une petite maison de ville, avec des volets jaunes, entourée de grands sapins verts.  Les traits de l’esquisse étaient irréguliers, la forme des fenêtres, disproportionnée, et les couleurs, vives.  « On vivait à Paris », a conclu la gamine, tout naturellement.  Puis elle a bu le reste de son lait, à même le bol, sous le regard étonné de Marilyn.

Le jour de la fête de ses cinq ans, Aurélie avait invité quatre amies.  Elles ont joué dehors tout l’après-midi, à cache-cache, à la chasse au trésor et à plein d’autres jeux de petites filles.  Au menu du souper : hamburger et frites, plus un énorme gâteau au chocolat avec des framboises.  « Fais un vœu », lui a demandé l’une de ses amies avant qu’elle souffle sur les chandelles.  Aurélie a regardé sa mère avec des yeux remplis d’une grande douceur et a dit : « Je souhaite que ma maman soit heureuse. » Puis elle a soufflé de toutes ses forces.  Marilyn est restée pantoise.  Le soir, en bordant sa fille, elle lui a murmuré à l’oreille : « Je suis heureuse, ma chérie.  J’ai la meilleure petite fille du monde. » Aurélie l’a fixée, en faisant glisser entre ses doigts potelés les longs cheveux blonds de sa mère.  « Non, maman, tes yeux sont souvent tristes ; tu m’aimes, mais tu voudrais être ailleurs… »

               Deux mois plus tard, Aurélie s’est levée avec le désir de visiter la tombe de son grand-père.  « Maman, je veux voir où François est enterré.  Allez, on y va, aujourd’hui… » Elle insistait, mais Marilyn hésitait : elle n’était pas retournée au cimetière Taguill depuis la mort de son père.  Trop de colère, dans son ventre, envers lui, envers elle.  Elle haïssait ce côté mollasse de sa personne qui avait un tel besoin de plaire !  Qui n’avait pas su tenir tête à ce François.   Elle n’avait pas réussi à lui pardonner.  Incapable.  Il avait détruit une partie de sa vie, celle qu’elle regrettait le plus, surtout lors des jours de pluie ou quand elle entendait une sonate de piano à la radio, lui rappelant un rêve qu’elle n’avait jamais pu réaliser.  « Non, ma chérie, répondit-elle à sa fille qui agrippait sa manche.   Une autre fois.  Maman refuse d’y aller. »  « Il veut qu’on y aille : c’est important !  Maman… »  Aurélie l’implorait des yeux.  De ses petits yeux bleus pétillants, intenses, rieurs.  Marilyn a failli céder, mais s’est ravisée au dernier instant : « Non, c’est non !  Compris ? »  Aurélie lui a tiré la langue, puis est partie bouder dans sa chambre.  « JE TE DÉTESTE ! » a-t-elle crié de derrière la porte.

            Le soir même, Aurélie s’est couchée toute seule : sans histoires, sans câlins, sans bisous.  Une heure plus tard, Marilyn a voulu voir si sa fille s’était endormie, mais elle s’est butée à une porte verrouillée.  Doucement, elle a collé son oreille contre la porte, pour écouter.  Sa fille ne dormait pas, elle parlait.  « Je suis désolée, disait sa voix.  Maman a refusé.  Je crois qu’elle a peur de toi. » Un silence a suivi.  « Moi aussi, je t’aime.  Bonne nuit. » Marilyn a fait un pas vers l’arrière, une main sur la bouche, et s’est mise à trembler.   « Aurélie ? a-t-elle lancé un peu trop fort à son goût.  C’est maman.   Allez, ouvre !  Je sais que tu ne dors pas, je t’ai entendue. » « On écoute aux portes ?  C’est impoli ! a sèchement répliqué la voix de sa fille. »  Marilyn a soupiré : « Si tu n’ouvres pas, je vais crocheter la serrure et entrer de force.  Qu’est-ce que tu choisis ? » Un court moment silencieux a suivi, puis la porte s’est ouverte.  « Qu’est-ce que tu veux ? lui a demandé Aurélie, les poings sur les hanches. »  Marilyn a hésité un moment : « Euh… écoute. » Elle s’est accroupie aux pieds de sa fille, pour être à sa hauteur, puis elle l’a regardée droit dans les yeux : « Je suis désolée de t’avoir déçue, aujourd’hui, lui a-t-elle confié, mais il faut que tu saches que ton grand-papa n’a pas toujours été un bon papa pour moi…  Jamais il ne m’a dit “je t’aime”.  Je ne suis pas encore prête à visiter sa tombe : il y a cette grosse boule, toute dure dans ma gorge…  Si tu savais tout ce que j’ai sacrifié pour n’avoir qu’un seul “je t’aime” de sa part. Jusqu’à le laisser prendre le contrôle de ma vie !  Et même sur son lit de mort, j’espérais un “je t’aime”, mais rien, il n’a rien dit, il est parti sans me voir, alors que j’étais juste à ses côtés. » Aurélie s’est jetée dans les bras de sa mère : « Je t’aime, moi, maman.  Je t’aime.  Je t’aime…  Je ne te déteste pas, excuse-moi pour tout à l’heure, j’étais fâchée, mais là, je comprends. »

            Deux matins plus tard, soit le samedi 29 septembre 2035, d’immenses camions traversent la ville en direction du cimetière Taguill.

Aurélie entre en trombe dans la chambre de sa mère, l’air complètement paniqué.  « Maman !  Maman !  Réveille-toi, allez, vite, on doit aller au cimetière ! » Marilyn se redresse sur ses coudes et lance un regard courroucé à sa fille : « Quelle heure est-il ? » Aurélie tire sur les couvertures et tente de soulever sa mère par le bras : « Vite !  Ne pose pas de questions. » Marilyn s’arrache péniblement de son lit.  Quand sa fille a de quoi en tête, il n’y a pas moyen de la faire changer d’avis !  « Mets ton pantalon : celui-là », ordonne Aurélie en ramassant le vêtement qui traîne sur le plancher.  Pendant que sa mère s’habille, Aurélie attend impatiemment sur le seuil, les poings sur les hanches, balançant son corps sur une jambe, puis sur l’autre.  Elles partent, enfin.

Une fois arrivées au cimetière, la mère et la fille aperçoivent des chargeuses-pelleteuses qui transportent de la terre, des roches, des touffes de gazon.  « Oh !  Oh !  Ils sont en train de tout démolir, là ! » s’inquiète Marilyn.  Aurélie se tortille sur son siège : « C’est pour ça qu’il faut se dépêcher.  Mon frère Jack m’a dit : “Le cimetière, la tombe de ta grand-mère, le cyprès, sous la racine, vite…”   Allons-y.  Il n’arrêtait pas de crier ça.  Il était nerveux. »

Marilyn gare la voiture à l’orée de la forêt, derrière laquelle s’étend l’immense cimetière de Taguill.  La petite s’éjecte de la voiture et court dans le sentier menant vers les rangées de pierres tombales, puis s’arrêtent, et fait volte-face.  Elle s’assoit sur le gazon et se met à parler toute seule.  Craintive, Marilyn va la rejoindre : « Aurélie !  Qu’est-ce que tu fais ?  Lève-toi ! »  « Chut ! lui réplique sèchement sa fille. »

Marilyn s’impatiente et jette des regards nerveux autour d’elle.  Les chargeuses-pelleteuses approchent de plus en plus de la tombe de son père : elle peut les voir au-dessus de la haie de rosiers sauvages.  Après un moment, la petite se remet debout et lui prend la main : Aurélie la guide vers le cimetière.  Pendant qu’elles marchent rapidement dans l’allée centrale, une brise souffle entre les stèles funéraires, soulevant les feuilles mortes en un tourbillon qui danse à leurs pieds et transportant les odeurs des roses jusqu’à elles.  Le bruit menaçant des camions et des pelles mécaniques à l’œuvre se propage dans le sol, sous leurs pas.  Avec assurance, Aurélie progresse dans le cimetière, comme si elle y était venue plusieurs fois.  « Mon frère Jack me dit où aller, déclare-t-elle soudain, mais sois sans crainte, tout va bien. » Tout va bien, mon œil !  Depuis qu’elles ont pénétré en ce lieu lugubre, Marilyn sent la boule de détresse grossir dans sa gorge.  Plus elle approche de la tombe de son père, plus son ventre se durcit ; sa respiration s’accélère ; la panique l’envahit ; la colère…  Non !  Elle n’est pas prête !  Elle lui en veut tellement !  Il a brisé sa vie !  SA VIE !  Elle veut partir.  Elle s’arrête, elle en a assez de cette situation vraiment trop idiote.  « Allez, Aurélie, ça suffit !  On s’en va… » Elle tire sa fille par le bras vers la sortie.  La fillette proteste : « Non, tu dois venir, maman, fais-moi confiance, s’il te plaît… » Marilyn soupire et se résigne.  La boule est si immense dans sa gorge qu’elle a l’impression d’avoir avalé un ballon de soccer.

            La tombe est enfin là, devant elle : noire et froide.  Marilyn se surprend à ne rien ressentir.  Pourquoi ressentirait-elle ne serait-ce qu’une once d’un quelconque sentiment ?  Jamais il ne lui a accordé l’attention qu’elle souhaitait.  L’attention d’un père aimant et compréhensif.  Jamais.

Une plume blanche, gisant au centre d’un amas de pommes de pin et d’épines, attire soudain son regard : une plume comme elle en a si souvent vu durant son enfance.           Elle la prend et des images de son passé défilent en rafale dans sa tête : son père penché au-dessus d’une immense cage, en train de nourrir ses trois colombes ; ses mots doux ; son rire ; son père qui sirote un café en lisant son journal alors que le roucoulement des colombes envahit la cuisine ; son père qui lit des livres sur les oiseaux, en se berçant près de la cage…  Son père et ses maudites colombes !  D’un geste rageur, elle lance la plume par terre et l’écrase de son pied.

            « Maman, viens m’aider ! » crie soudain Aurélie, sortant Marilyn de ses réflexions.  Assise sous chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie le cyprès, derrière la tombe de sa grand-mère, Aurélie creuse dans la tourbe avec frénésie de ses petits doigts.  « Vite, il faut se dépêcher avant qu’il ne soit trop tard.  Aurélie !  Mon Dieu !  Mais qu’est-ce que tu fais ?  Ton pantalon…  Allez, arrête-moi ça, tout de suite.  Viens, on s’en va.  C’est dangereux, ici, avec ces gros camions qui approchent… » Aurélie s’immobilise un moment et l’observe avec ses grands yeux lumineux : « Non, Maman.  C’est important ce que mon frère Jack a dit, et c’est pour toi : un trésor ! » Marilyn soupire : doit-elle croire sa fille ?  Aurélie va finir par la rendre dingue, avec toutes ses histoires !  Elle hoche la tête, négativement.  Un trésor !  Et quoi d’autre ?  Inquiète pour sa fille, et voulant en finir au plus vite, elle se met à creuser avec elle jusqu’à ce que leurs doigts touchent une boîte métallique.  Aurélie l’extrait du sol et la tient d’une main ; de l’autre, elle enlève le surplus de terre, sous les yeux de Marilyn qui reste muette, figée.  La petite tend l’oreille vers une personne invisible, écoute ses mots.  Marilyn ne s’en rend pas compte, trop obnubilée qu’elle est par la vue de ce coffret en métal.  Elle le reconnaît ; il appartenait à sa mère et avait disparu le jour où elle était décédée.  C’était deux ans avant la mort de son père.  Elle y rangeait ses bouts de fleurs desséchées qu’elle cueillait chaque été et les pierres blanches, incrustées de quartz, qu’elle trouvait dans les ruisseaux de la forêt : c’était son trésor !

            Aurélie ouvre doucement la boîte.  À l’intérieur, des rouleaux de billets de cent dollars sont entassés, serrés.  Marilyn écarquille les yeux : « Aurélie, veux-tu bien me dire à qui est tout cet argent ? » Sa fille sourit et la regarde avec tendresse en lui remettant la boîte.  « C’est pour toi, maman, pour acheter ton piano…  C’est mon frère Jack qui te le donne.  Il t’aime et t’a toujours aimée… »

Notice biographique

 L’auteure Annie Perrault se présente ainsi : chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie

« Elle est une âme, une femme, une créativité débordante vivant sur deux pattes, c’est comme vous voulez.  Elle tente désespérément de trouver un équilibre, un sens à sa vie, grâce à l’écriture.  Elle ne peut vivre sans.  C’est comme cela, et elle doit s’y faire.

 « Dans cette vie, et dans ce corps, ses parents lui ont donné le nom d’Annie Perreault.  Mais elle pourrait être prénommée de bien des façons, dépendamment de qui prend les rênes lorsqu’elle écrit…  Elle n’a pas toujours le contrôle, et cela est bien ainsi !  Eh oui !  Elle, qui a longtemps eu le contrôle de presque tout dans sa vie, doit donc apprendre à lâcher-prise quand elle se tient devant une page blanche.

 « Ce qui la passionne est d’autant écrire librement que d’écrire avec une pensée dominante.  Écrire sans contraintes lui permet de se libérer, raison pour laquelle elle a créé son blogue Moi, et ce qu’il y a en dedans…  Cependant, pour être compris de ses lecteurs et lectrices, l’auteur a avantage à structurer son récit, à y réfléchir, à respecter la logique inhérente de son histoire…  Ce qu’Annie a tenté de faire, jusqu’à ce jour, comme apprenante active de l’écriture, en ayant écrit plusieurs nouvelles littéraires et une dizaine de romans, dont un seul a été publié : Adeline, porteuse de l’améthyste, aux éditions Pierre Tisseyre, en 2008.

 «  Annie est, avant tout, une exploratrice qui s’ouvre à son inconscient, mais surtout à la partie divine et créative qui l’anime, cette étincelle de vie et de lumière jouant sa mélodie dans les univers, cette énergie appelée ‘Âme’, l’Esprit de l’esprit… »


Rétro : Une nouvelle de Patrice Cazeault…

7 mai 2015

(Richard Tremblay, L’ermite de Rigaud, a envoyé dans notre direction plusieurs nouvelliers qui ont plu au Chat Qui Louche.  Nous l’en remercions, le félicitons pour son concours littéraire annuel Les mille mots et invitons nos lecteurs à visiter son blogue : http://www.lermitederigaud.blogspot.com/)

Tiède et un brin diffus

 — Pourquoi ça ne fonctionne pas ?
Il s’agissait d’une toute petite voix. Une voix aiguë. Celle d’une enfant. Il y avait toutefois dans le timbre les intonations d’une voix  chat qui louche maykan alain gagnon francophoniehabituée à commander. À se faire obéir.
Puis, un tout autre registre. Un ton aigre, un débit calculé et un tantinet lancinant.
— Je l’ignore, Votre Altesse. J’ai pourtant prononcé tous les mots de la litanie et effectué avec grâce les mouvements rituels…
La gamine à qui il s’adressait se cala plus profondément dans le large fauteuil sombre. Celui-ci dominait la pièce, démesurément grand, avec les excroissances informes et grotesques qui s’en échappaient. Elle y paraissait encore plus petite qu’elle ne l’était en réalité.
Elle tapota impatiemment du pied sur les cageots usés qu’on avait solennellement placés à la base du trône pour lui permettre d’y grimper seule.
— Vous m’aviez promis que le sortilège fonctionnerait… reprit-elle.
— Je vous assure, majesté, que l’exécution était magistrale. Si problème il y a, je vous suggère de vérifier la qualité des composantes réunies par Ochrémonium.
Les regards pivotèrent vers la forme grossière qui occupait le siège d’en face. À moitié prisonnier des barreaux de chaise qui déformaient ses masses adipeuses surdimensionnées, Ochrémonium se secoua dans un soubresaut désagréable à observer de si près.
— Sale lézard… commença-t-il
Il se tut, car Son Altesse venait de quitter son trône pour passer en revue les objets et mixtures hétéroclites qui gisaient dans un chaos calculé sur la table. Il pria silencieusement pour que la gamine ne sache pas différencier le quartz du cristal.
— Qu’est-ce que ce truc ? demanda-t-elle impérieusement.
— Un orphéolage molossal, majesté, énonça Ochrémonium.
— Il s’agit d’un vison… précisa la silhouette aigre et décharnée. Un vison dont vous avez maladroitement remplacé la dentition.
— Allons donc ! Quelle idée grotesque !
Nerveux, il matérialisa depuis les replis infestés de ses habits une petite baguette de pain chocolaté qu’il s’empressa de grignoter. Son Altesse ignora l’altercation et poursuivit son inspection. Elle pointa un assemblage de tiges d’ébènes et posa sur Ochrémonium un regard inquisiteur.
— Un prisme catalyseur des matières éthérées.
— Soyons sérieux, l’interrompit son rival. Ma nièce de 10 ans bricole des boîtes à pain plus catalysantes que cette pièce brouillonne.
Il réalisa tout à coup la portée de ses paroles et s’excusa auprès son maître. Celle-ci haussa les épaules et tourna encore autour de la table. Elle s’étira pour tâter une pâte visqueuse et mauve.
— Qu’est-ce ? fit-elle en reniflant la substance d’un air dédaigneux.
— D’authentiques baies de saumâgeuses sous-marines, claironna Ochrémonium, visiblement confiant.
L’autre conseiller leva les bras en l’air et gloussa d’ironie.
— Si ! Ce sont des vraies, réagit le grassouillet personnage. Je le sais parce qu’elles proviennent du même plant qu’il y a deux ans.
Cette réplique tomba sur la sinistre assemblée comme une lourde stèle de marbre. Une étrange chorégraphie de sourcils froncés et de gestes étouffés se livra à l’insu de la gamine. Celle-ci avait laissé son regard dériver sur la longue boîte d’ébène qui gisait à quelques pas, trônant au centre d’un fouillis d’inscriptions inquiétantes.
— Alors pourquoi cette fois ça ne fonctionne pas ? murmura Son Altesse en sourdine.
Les deux silhouettes diamétralement opposées reprirent leur concert d’accusations, s’injuriant mutuellement jusqu’à ce qu’une troisième voix  vienne les interrompre.
— Il ne manque que l’étincelle, bande d’idiots…
Ochrémonium et Voral conclurent une trêve momentanée et concertèrent leurs efforts pour réserver un accueil froid à l’ancien vizir de leur défunt maître.
— Tout est là, Majesté, reprit toutefois la forme dans l’ombre. Par contre, peu importe les babioles et les simagrées de vos assistants, il manque encore l’ingrédient essentiel, l’étincelle nécessaire pour embraser le dispositif, pour activer le sortilège et canaliser les énergies sombres…
— Quel est cet ingrédient, vizir ?
— Le souvenir le plus marquant, le plus vivant, le plus puissant que vous évoque la vie de votre défunt père. Quelque chose qui déclenche une violente émotion en vous. La plus grande joie que vous pouvez imaginer, ou la plus profonde haine qu’il suscite en votre cœur.
La gamine prit quelques secondes pour réfléchir.
— Et qu’arrive-t-il à ce souvenir ensuite ?
— Consumé, consommé par les forces obscures qui œuvreront à extirper votre père de l’abysse. Ce morceau de mémoire vous sera extirpé, arraché et annihilé à jamais.
Un courant d’air parcourut la salle humide.
Une seule petite joie, pensa Naïa, jeune héritière orpheline de la Couronne du Sombre Monde. Ça ne devait pas être si difficile à dénicher, non ?
— Je dois trouver ça là et maintenant ? s’énerva-t-elle devant les trois paires d’yeux qui la fixaient.
Ochrémonium se libéra péniblement de sa chaise tandis que Voral s’inclina de toute sa hauteur.
— Nous nous tiendrons à votre entière disposition, Votre Altesse…
Ils claudiquèrent tous les deux sur les dalles suintantes et disparurent par la lourde porte de bois.
— Naïa, reprit le vieil homme. Je sais que c’est difficile, mais…
— Taisez-vous, lui intima la gamine.
Elle se hissa sur la table et dévisagea méchamment le cercueil de son père. Sous son crâne paradait une série de longues absences hivernales, de silences embarrassants et de scènes d’intimité artificielle.
— Il y a bien une chose dont je me souviens, commença-t-elle. Je me souviens de sa chaleur, de son odeur alors qu’il m’enveloppait contre lui dans sa grande cape et que nous galopions sur le domaine à la tombée du jour. C’est… mièvre. Tiède et un brin diffus… Je ne crois pas que ça suffise…
Son regard darda le vizir.
— Pourquoi n’y a-t-il rien de plus éclatant ? Pourquoi n’y a-t-il jamais rien eu de plus entre lui et moi ?
Le vizir, dans l’ombre, soupira.
— Parce que votre père a dû se livrer au même exercice, il y a un peu plus de deux ans. Après que le corps piétiné de sa fille unique fut retrouvé sur la plaine.
Naïa laissa ses jambes balancer lentement dans le vide, l’empreinte d’une chute brutale ressurgissant en filigrane dans son esprit.
— Votre père vous aimait profondément, Naïa. Seulement… il ne se rappelait plus vraiment pourquoi.
Un long silence assombrit le visage de Naïa.

— Annulez le rituel, vizir…

Notice biographique

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Photo Patrick Lemay

Patrice est né en 1985 et, hier encore, il s’amusait à se dépeindre comme un écrivain miséreux dont personne ne veut. Pourtant, il publiera en 2012 sa double série de science-fiction, Averia / Tharisia, sous la bannière des Éditions ADA. La nuit, entre deux séances de correction, entouré de chats qui ne louchent pas tant que ça, il se demande souvent s’il n’a pas rêvé toute cette aventure. Toujours à la recherche de ce qui fait vibrer et résonner ce petit quelque chose dans ses entrailles, Patrice tient le blogue http://avisdexpulsion.blogspot.com. Il aimerait beaucoup vous y accueillir.


Chronique du livre… par Lolita Leblanc

9 décembre 2014

Nephilim par Asa Schwarz

 

Juste le mot porte à réflexion. Certains en ont entendu parler, d’autres croient à leur existence et plusieurs ignorent complètement à quoi le mot fait allusion.  Alors, avant de poursuivre,  je préfère vous donner la définition la plus souvent utilisée :

NEPHILIM : Le mot nephilim apparaît deux fois dans la Bible (Genèse 6:4 et Nombres 13:33). Il est souvent traduit par Géants mais parfois rendu tel quel. C’est la forme plurielle du mot hébreu nāphîl. Certains biblistes et historiens pensent que le terme signifie ceux qui font tomber les autres. D’autres pensent, sur la base de (או כנפל טמון), qu’il s’agit d’avortons. Avortons d’anges déchus.

Mais qui dit vrai ? Existent-ils réellement ?

C’est ce dont traite le roman d’Asa Schartz.

En résumé, le récit tourne autour d’une jeune femme, Nova Barakel, qui a récemment perdu sa mère dans un accident tragique. L’orpheline fait partie de l’organisme mondial Greenpeace et s’y investit avec conviction. Cette association, qui prône de protéger la planète à tout prix, a rédigé une liste de grands responsables de la destruction de l’environnement. Pour donner une leçon à ces magnats, les membres posent des gestes concrets, sans violence,  et ce,  directement chez les ciblés.

Pour leur malheur.  L’orpheline tombera sur les restes d’un crime sordide, tout droit inspiré par les gravures d’un maître disparu. Des exemplaires de ces ouvrages ornaient les murs de la demeure de sa mère… Choquée, dégoûtée, Nova en déverse le contenu de son estomac sur le plancher de la scène de meurtre. Un bel échantillon de son ADN pour les forces de l’ordre. Alors s’amorce une chasse à l’assassin dont elle devient la suspecte numéro un.

En même temps, des personnages se greffent à l’histoire, dont les légendaires Nephilims. Qui, parmi la race humaine, fait partie de ce clan fermé ? Et que veulent-ils, que cherchent-ils à faire ? Quelques questions qui fourmillent dans la tête de l’orpheline contrainte de fuir, de se terrer, seule pour résoudre ce grand mystère.

L’action est bien traitée. L’adrénaline circule sous la plume de l’auteure. La passion aussi. Elle nous ouvre des sentiers différents et nous oblige à nous interroger. À un moment, on se dit même : pourquoi pas ? Chaque personnage cache une histoire. Leurs secrets refont surface et certains ne plaisent pas aux Nephilims qui œuvrent pour éradiquer ceux qui pourraient les empêcher de demeurer sur terre. Aucune ressource pour les arrêter, aucun mortel assez important pour freiner leur rage de vivre.

Donc, si vous cherchez un volume empreint de mystères, où une jeune fille nous accroche à ses pas et, surtout, où l’auteure vadrouille sur des sentiers interdits, NEPHILIM est le livre pour vous. Moments divertissants… une promesse bien tenue.

Notice biographique :

Native de Montréal, Lolita Leblanc est l’aînée d’une famille de quatre enfants. Depuis l’âge de trois ans, elle habite le Saguenay.  Selon ses dires, la lecture fut et restera le plus beau cadeau qu’on lui ait fait. Enfant, elle dévorait livre après livre. Depuis sa première bouchée littéraire, elle savoure les romans fantastiques, se nourrissant d’images sujettes à l’inspirer. Toutes celles qui l’entraînent en des univers mystérieux.  Aventures trop envoûtantes pour les étouffer, elle narrait ses voyages noctambules à ses camarades. Puis l’âge adulte l’a rejointe. Et contre toute logique, jamais les rêves n’ont cessé. Dès qu’elle sautait du lit, une véritable frénésie s’emparait d’elle. Un jour, le goût de transcrire le fruit de ses voyages l’a contrainte à répondre à la pulsion de coucher ses aventures sur papier. La plume ne la quitte plus depuis.  Nous sommes heureux de la compter dans l’équipe des rédacteurs du Chat Qui Louche.

Son premier roman a paru en octobre 2010 :  La rédemption de l’ange, aux Éditions JKA.


Une nouvelle d’Annie la Silencieuse…

5 août 2014

Miroir, miroir…

Annie

Je déteste les miroirs.

Je les déteste.  Le reflet qu’ils me renvoient n’est jamais  tout à fait moi.  Je m’observe et j’ai l’impression que quelqu’un ou quelque chose m’observe en retour, mais que ce n’est pas moi.  Lorsque je passe devant l’un de ces miroirs, j’ai l’impression qu’une ombre invisible me suit, bien au-delà de la surface miroitante.  Je ne m’y attarde pas, croyez-moi !

Des miroirs, dans ma nouvelle demeure, il y en a partout.

De l’immense miroir de la salle de bain au miroir de l’entrée, et des portes miroirs gigantesques dans le bureau   à celle dans la chambre à coucher.  Cette dernière  fait face à la fenêtre.  Dans sa glace, j’y aperçois  la fenêtre  sombre dont le  pourtour est illuminé par la lumière extérieure. La nuit, dans la  nuit noire, je dors du côté de la porte miroir, mais ce n’est pas moi que j’y vois.

La nuit, les miroirs semblent refléter à retardement les images qui leur sont présentées.

Lorsque le sommeil me prend, que je m’assoupis, les yeux clos, je sombre doucement dans les limbes doucereux, et le monde des rêves m’emporte.    Juste au moment où mon corps s’abandonne, un visage envahit mes pensées.

Un visage émergeant du miroir.

Il m’assaille, m’attaque mentalement.  Ses longues dents difformes, sa bouche ouverte, gorgée de sang rouge, noir, sombre, sale….  Son teint blafard et ses yeux,  leurs orbites vides, ces trous noirs….  Il semble crier, hurler.  Vouloir me mordre, me dévorer.

Il semble vouloir s’échapper  du miroir.

Et moi, je fige, éveillée et endormie à la fois ; je fige, ne bouge pas.  Transie de peur, dans mon lit, dans le noir.  Je ne vois que ce visage qui prend toute la place dans mon esprit.  Je ne sais ni ce qu’il veut ni ce qu’il est, mais un seul mot me vient en tête : un démon ! Un démon dans le noir.

Un démon dans le miroir.

Puis, à bout de terreur, j’ouvre les yeux, aperçois  le miroir.  Je vois le miroir et l’image imprimée sur le tain, fade empreinte du passage du démon.  Je cligne des yeux, une, deux, trois fois… Le démon disparaît !  Mais la nuit prochaine et les suivantes, il  reviendra.

Je déteste les miroirs.  Auparavant,  je n’avais pas de raisons de les haïr à ce point.    Maintenant, oui !

(Montréalaise dans la trentaine débutante, Anne se perd dans l’écriture pour ne pas perdre la tête.  Elle  a passé sa vie à s’écrire des histoires, pour modifier sa réalité cruelle.  Elle erre sous un pseudonyme qui en dit long et se sert impunément des mots pour vivre, dans son monde de silence.  Vous pouvez l’appeler La Silencieuse ou tout simplement Annie.)

 


Une nouvelle primée d’Alexandre Babeanu…

9 juin 2014

Concours de nouvelles: Les Mille mots de l’Ermite de Rigaud — Richard Tremblay, écrivain

C’est le 18 avril 2010 que se terminait ce concours.  Pierre-Luc Lafrance et Alexandre Babeanu y ont remporté la seconde place ex-æquo.

Ci-dessous, la nouvelle d’Alexandre : « Une mécanique infernale, un découpage impeccable », pour reprendre les mots de l’organisateur du concours, Richard Tremblay.

La malédiction du petit matin d’Alexandre Babeanu…

Une heure avant l’accident, Lenny négociait avec le promoteur. L’homme  mesurait une tête de plus que lui, mais Lenny en avait vu d’autres. Il était sec et nerveux, et quand sa colère montait elle ne se taisait pas facilement.

Pendant ce temps, les musiciens de son groupe rangeaient leurs instruments tranquillement sur la scène, sans faire attention au tumulte qui naissait dans le coin de la salle. Le son de la voix de Lenny leur suffisait, ils savaient ce qui se passait sans même tourner la tête. Bien sûr que le promoteur refusait de les payer, c’était un mardi soir morne et pluvieux et le bar était resté obstinément vide la plupart du temps.

Et Lenny se démenait, criait même, comme d’habitude. Ils le comprenaient au fond, il avait besoin d’argent, lui. C’était un pro, un vrai, un de ceux qui refusaient les compromis et qui devaient vivoter de petits boulots miséreux. Lenny avait faim, il y avait son loyer et l’essence de son Astro 1986, il ne quitterait pas la salle sans être payé !

Mais le promoteur restait froidement indifférent.

Lenny serra les poings et laissa monter sa rage, encore quelques secondes et il frapperait ce sale type. Il regarda alors brièvement du côté de la scène, pour chercher un peu de support parmi ses musiciens.

La scène était vide.

Surpris, il regarda autour de lui.

Le bar était vide.

#

Six minutes avant l’accident, Lenny attendait que le feu passe au vert au coin de Clark Drive et de Venables. C’était un quartier d’entrepôts désaffectés entrecoupé d’un gros carrefour où les voitures s’entassaient habituellement à touche-touche, mais à deux heures un mercredi matin, ce n’était qu’un désert pluvieux.

Le feu passa enfin au vert et au moment de démarrer, Lenny sursauta. Un bolide surgit de la droite dans un crissement de pneus strident. Ses poils se hérissèrent, il appuya sur le frein par pur réflexe. Le conducteur de l’auto qui venait d’apparaître devant lui ne contrôlait déjà plus son véhicule. La voiture fit une embardée vers la droite et percuta de plein fouet un gros pylône en béton qui soutenait là une devanture. Le pare-brise explosa en une fine pluie de verre alors que le flanc gauche de l’auto se volatilisa en mille fragments, ouragan métallique qui se déversa aussitôt sur l’asphalte humide. Lenny resta paralysé pendant de longues secondes.

Lorsqu’il eut enfin reprit ses esprit, il descendit de son van et marcha vers l’épave fumante en regardant autour de lui. Personne… Il se mit à courir. Au milieu du carrefour, il faillit trébucher sur un gros sac de cuir noir. Il le ramassa machinalement, il avait sans doute été éjecté de la voiture.

Il atteignit bientôt l’arrière de l’épave, et y jeta un regard furtif à travers la lunette arrière. Vide, pas d’ombre, rien. Il était tard, et il ne se sentait pas le courage d’affronter ce que dissimulaient ces restes, il décida plutôt qu’il fallait appeler des professionnels. Il se mit donc à courir à toutes jambes vers sa voiture en maudissant ce cellulaire qu’il ne pouvait plus se payer.

#

Deux minutes avant l’accident, Lenny remontait Venables à toute vitesse en direction de Commercial Drive, où il connaissait un dépanneur ouvert toute la nuit. Il avait posé le sac de cuir noir à côté de lui, sur le siège du passager. Le sac semblait palpiter. Curieux, il l’ouvrit d’une main, et pila aussitôt.

Le sac était rempli à ras-bord de liasses de billets de cent dollars, proprement attachés par des élastiques roses, alignés et superposés avec précision dans tout le volume du sac. A vue d’œil, il devait y avoir dans les trente mille dollars.

Le cœur de Lenny partit en crescendo alors qu’une goutte de sueur froide dégoulina le long de son nez. Trente mille ! Il pourrait se la couler douce pendant un long moment ! Changer de van, inviter Janet au resto, celui avec les Dim-Sum à volonté, et même se payer un rack à effets… Il ne put refréner un sourire.

Il passa ainsi de longs moments dans une transe contemplative à énumérer ses fantasmes et ses rêves, que ce paquet de fric allait l’aider à concrétiser.

Mais il se souvint enfin de l’accident… Le type devait sûrement être mort, vu l’état de sa voiture, il n’aurait plus aucun besoin de ces liasses, personne ne saurait. Lenny enclencha la première en sifflotant et démarra en trombe vers Commercial.

Tout était rose et vert dans l’esprit de Lenny…

#

Trois secondes avant l’accident, Lenny déboucha en trombe sur Commercial sans vraiment s’en rendre compte. La rue s’arrêtait là en un carrefour en « T ». La circulation était ici divisée par un terre-plein central au milieu duquel trônait un lampadaire décoré d’un feu de signalisation.

Une seconde avant l’accident, Lenny se rendit compte, bien trop tard, qu’il était au milieu du croisement, il n’eut même pas le temps de crier.

Crash !

Son Astro percuta le poteau de plein fouet dans un fracas épouvantable. Lenny n’avait pas pris le temps de boucler sa ceinture, il fut projeté à travers son pare-brise et s’envola, répandant dans son vol un long sillage écarlate. Son corps inanimé s’écrasa cinq mètres plus loin au milieu de la chaussée, il ne se releva pas.

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Somnolant derrière le comptoir de sa supérette, Rajeev sursauta en entendant le bruit de l’accident. Il se rua dehors aussitôt pour voir ce qui se passait. Alors qu’il traversait Commercial pour aider le ou les occupants du van embouti dans le lampadaire, son regard fut attiré par un sac de cuir noir qui trônait au milieu de la route. Il s’arrêta, le ramassa sans réfléchir et s’empressa de l’ouvrir. Il resta cloué sur place au milieu de la chaussée. Tous ces billets… Il n’entendit même pas la voiture qui venait de déboucher sur la rue un peu plus bas, et qui accélérait déjà vers lui à plein gaz…

Notice biographique

Naissance à Bucarest le 12 octobre 1971.

Auteur, musicien, blogueur et informaticien, Alexandre Babeanu est né en Roumanie, a grandi à Paris et habite maintenant à Vancouver, où il a appris à aimer la pluie et les longues promenades en forêt. Touche-à-tout infatigable, il prépare même un court-métrage entre deux répétitions à la batterie.

Alexandre Babeanu a publié plusieurs nouvelles dans la revue Solaris, a même remporté en 2008 le prix Solaris pour L’Évasion. Il quitte l’univers cyberpunk le temps d’être finaliste au prix Radio-Canada 2008, avec une nouvelle Dans l’antre du dragon.  Ce texte sera publié dans la revue Alibis n° 33. » (Notice tirée de la revue en ligne k-Libre.)

http://maykan.wordpress.com/


Rétro : La nuit, un texte de Luc Lavoie…

20 novembre 2013

La nuit

… Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

Le corbeau

Edgar Allan Poe
Traduction de Charles Baudelaire

La nuit avale le jour.

Les ombres se répandent dans les taillis. L’obscurité resserre ses griffes : le jour s’éteint. Une fois de plus, des confins de la noirceur, d’étranges créatures s’échappent…

La lune grimpe un ciel ténébreux. Un noir oiseau se déploie au-dessus des arbres morts que les fourmis ravagent avec entrain. Le nécrophage s’élève. En passant devant l’astre, de ses ailes légères, sur sa face, il dessine un sourire qui se veut lugubre. Un reflet disgracieux qui se noie sous la surface des marécages, le temps d’un bouillon venu profaner l’eau morte. De là, entonne la chorale morbide des crapauds.

La noirceur se meut. Elle rampe, saute et marche. Naturellement malsaine. Elle libère ses bêtes enragées. Lamentations et hurlements épars forment sa voix. Silhouette furtive, elle alimente la peur, tandis que son hypnotique regard fige la proie. Rapide et sournoise, elle donne la chasse. Dans ce monde sauvage et sans merci, elle se rue sur sa victime… pour tuer. Dans ses yeux de glace se reflètent la lente agonie, puis la mort.

Derrière les roseaux, sur une branche de merisier, la mante religieuse découpe la tête du mâle qui vient tout juste de l’engrosser. La pénombre impitoyable agrippe, étrangle et dévore. De ses mâchoires tranchantes, dans la lueur de ses yeux insensibles, s’écoule le sang des carcasses démembrées. La mort est reine en ce lieu. Assise sur son trône d’animosité. On n’échappe pas à l’assaut brutal des carnassiers.

La chouette, d’un chicot, cligne des yeux. Sur son axe, sa tête tourne sur deux-cent-soixante-dix degrés. Un polatouche s’élance dans la nuit. Son corps cerf-volant plane au faîte des grands arbres. Le rapace allonge ses ailes et le suit. Cette ombre au vol silencieux glisse et fend l’air. Il intercepte sa proie.   Le choc lui est fatal. Les serres effilées perforent sa chair molle. Sa vie lui échappe. Ses petits yeux noirs s’emplissent de vide et son frêle corps se relâche. Quelques coups de ses longues rémiges fouettent l’air, et l’augural volatile reprend de la hauteur. Il emporte sa pitance et bientôt disparaît aux abîmes. L’écho singulier de son hululement, ce cri insolite qui traverse les bûchers, est l’annonce incontestable qu’un festin sinistre aura lieu.

Des nuées lourdes roulent au ras des cimes. Le ciel menace. Même les étoiles se cachent derrière le rideau de cette mise en scène sinistre. Dans les montagnes d’épinettes et de savanes, les brumes s’étalent à nouveau. Elles s’entremêlent aventureuses. Sur les hauts plateaux ou sur les eaux de quelques lacs tranquilles, elles se risquent encore. Espiègles. Engeances fantomatiques ; errantes fumées issues de quelque royaume spectral oublié, elles sont devenues portes ouvertes sur d’autres univers ; des endroits clos où circulent péripéties et sagas d’époques évanouies. Elles osent même traverser de vieilles routes forestières, jadis achalandées ; passages devenus opaques à la lumière, même le jour, obstrués par les buissons d’aulnes et d’aubépines. Abandonnées des hommes. La nuit. Cédées aux revenants et aux esprits retors.

Sur ces voies difficiles d’accès, les mousses ont recouvert sols et constructions depuis longtemps. Elles s’y sont multipliées. Incrustées aux souches. Elles ont rongé les restes des campements qui les longent, témoins immobiles, ou presque, d’un passé depuis longtemps enseveli. Les brumes, elles, ont chuchoté et chuchoteront encore. Ad vitam aeternam. Elles rediront sans cesse ces mêmes phrases tout droit sorties des catacombes. Murmures et réverbérations sans consistance qui percent la toile nocturne, annonciatrice de terreur et d’épouvante. Ces embruns volubiles ont ramené aux yeux effrayés des rares perdus des légendes moribondes de colosses venus de lointains horizons. Géants trépassés de la terre ; héros aux mains équarries à la hache, aux bras veinés de la sève des grands conifères ; bûcherons massifs au sourire en dents de scie et à l’endurance de l’ours noir. Diables dévoreurs d’immenses forêts de sapins.

Ces malins brouillards leur ont chanté des ritournelles de chantiers forestiers animés, jonchés de troncs d’arbres qui se sont rompus et couchés avec fracas. Endroits habités de tous les mystères. D’énigmatiques images revenues du  lointain : on y aurait vu les loups de Satan, venus des tréfonds, enlever des hommes téméraires qui s’étaient égarés trop loin des camps. D’autres encore, libérés des profondeurs des eaux, entraînèrent en leurs royaumes des équilibristes aux jambes agiles ; flotteurs de pitounes ; de billes de bois en descente sur d’assourdissantes rivières. Revoir la disparition de grands maîtres-briseurs d’embâcles ; jongleurs engloutis sous de puissants remous. Draveurs emportés vers les gouffres de l’enfer. Régulateurs des flux, des routes liquides qui alimentaient jadis les bouches démoniaques, déchiqueteuses,  de ces machines aux mâchoires métalliques ; ogres affamés du règne infernal de la pâte et du papier…

Qu’une première lueur jaillisse enfin sur les agitations de l’eau trouble, que déjà un tout nouveau jour naisse… libéré des bras étouffants de Nyx.

Les chimères se seront tues. Après avoir parlé de vive voix, elles s’en seront retournées dans le précipice des âges. Visions ancestrales d’une ère  florissante, mais aujourd’hui vestiges d’une époque révolue.

Avec le temps et la végétation qui les ont englouties, seules les ombres auront subsisté dans les coins les plus reculés des pinèdes. Au fond des grottes obscures. Sous les eaux dormantes des étendues.

La lumière, encore une fois, aura dispersé les mythes. Fait fuir les fantômes des fables. Repoussé les esprits maléfiques.

Mais la nuit reviendra. Maligne. Pour sûr, elle n’a pas encore dit son dernier mot…

 

 Notice biographique

Âgé de 47 ans, Luc Lavoie vit à Roberval.  Il a suivi une formation en graphisme au Collège de Rivière-du-Loup.  Il est présentement courtier en alimentation. Auteur autodidacte, il écrit pour le plaisir depuis quinze ans.  Il privilégie la nouvelle fantastique, d’anticipation ou de science-fiction.

Il aime voyager à travers l’espace des mots et traverser avec eux le temps.  Il explore la page blanche – cette toile vierge de l’immensité –  comme un cosmonaute aux commandes de son clavier numérique, et qui s’est lancé, de son propre chef,  dans l’infini littéraire.

Son rêve ?  Être un jour remarqué et publié. Il prépare, à cette fin, un recueil de nouvelles.  Il envoie également des textes à des magazines spécialisés.

 


Chronique de Québec, par Jean-Marc Ouellet…*

8 novembre 2013

Cette semaine, une nouvelle : La cabane…

Une horreur blafarde pénètre mon âme vide. J’ai peur. Comme jamais.

Le ciel crache une eau épaisse, une trombe écrase la vie, et mon cœur s’agite. Entre là et néant, je cherche. Rien, tout, un chemin, un réconfort, de qui, de quoi, un sentiment oublié, parti jadis, jadis. Mais là où on ne devrait pas être, nulle consolation.

L’eau s’écrase sur la vitre. Je suis sec. Baume dérisoire. Je suis sec. Ha ha! Pour combien de temps? Minutes? Heures? Éternités. Tôt ou tard, je sortirai. Sortir. Fuir.

La carcasse métallique est enlisée. Le moteur s’est éteint, étouffé par l’eau qui monte, monte. Le fossé se noie, comme la route, comme mon courage.

Je sors dans les ténèbres. L’eau s’engouffre dans l’habitacle. Et moi je plonge, je me mouille, je cherche, j’espère, mais il n’y a rien, rien que le noir, et le clapotement des gouttes sur les feuilles, sur le torrent. La nuit gronde d’un râlement sinistre. Un trait de lumière fend le noir. Une lueur exsangue allume les alentours. Un instant, des fantômes m’entourent, des spectres humides et menaçants, lâches spectateurs. Leurs branches m’appellent, m’avertissent, me chassent. Je ne comprends pas. La vision est éphémère. Les ténèbres reviennent, couvrent la nuit. Et pourtant, j’avance. De longs bras m’agrippent, m’écorchent. Je fuis, mais d’autres arrivent, me tourmentent. Importun, je me hasarde plus loin, vers nulle part. Je trébuche. Les chicots m’enfargent,  m’accrochent. Je chute, je me relève, je tombe encore. Et je pleure. Mes larmes chaudes s’acoquinent avec les gouttes célestes. Froides. Cruelles. Il n’y plus de larmes. Que de l’acide ricanant sur mon épave.

Je tremble, je frissonne. De froid, d’effroi.

Au fond du noir, une lueur. Une étincelle dans l’obscurité. Elle scintille, fragile, tenace. Un espoir, comme l’étoile des rois. Je me faufile dans la moiteur végétale. À mon tour, je me laisse guider. J’avance. Je ne sens plus les égratignures, je survole les chicots, je me ris des vêtements imbibés. J’avance. Simplement. Espoir trouble.

Dans le bois, une cabane, une cabane noire dans les ténèbres, asile du fou, oasis du misérable. La lueur vient de là. Ou mirage.

J’approche, je touche. Il n’y a pas de rêve. La cabane est là, avec son bois pourri et sa puanteur moite.

À la hâte, je trouve la porte. Elle est entrouverte. J’hésite. Le vertige me fige. Je frappe. Enfin.

Pas de réponse.

Je hurle : — Il y a quelqu’un ?

Mon propre cri résonne dans ma tête. Le vent et l’orage me répondent. Une faible lumière émane de l’intérieur. J’ai froid. La nuit me pourchasse. Je n’en peux plus. J’entre.

Personne. Une seule pièce. Une table de bois, une chaise. Un feu éclaire l’âtre d’un foyer. La lumière danse une valse brouillonne. Les ombres se bousculent. Sur un mur, une bibliothèque attend. Un comptoir retient son évier près d’une autre paroi. Un lit est défait. Des draps propres y sont ouverts, comme une invitation, un sortilège.

— Il y a quelqu’un ?

Personne ne répond.

L’air est lourd, et pourtant, il réconforte. L’orage s’apaise. La crainte s’assoupit, mais le doute prend la place.

Appuyée contre le mur, il y a une guitare. Comme la mienne. Sur la table de nuit, il y a un livre. Un roman. Le même que je lis, là-bas, à la maison, là où je devrais être. Je le prends, je le feuillette. Un signet tombe sur le sol. Un signet blanc, une photo l’agrémente. Des enfants. Mes enfants! Ma fille, mes garçons. Une note à la fin du livre. Mon écriture. Des mots de ma main, des mots qui ne furent jamais écrits.

Près d’une fenêtre, il y a une commode. Un cadre s’y repose. Je m’approche. Je prends l’artéfact, l’examine. Il y a une femme, un homme. Béatrice, ma femme, et… moi. Plus jeunes. Nous, il y a quelques années. C’est le même cliché. Le nôtre. Celui qui attend sur ma table de chevet, près de notre lit, chez nous, là où je ne suis pas.

Comment? Comment!

Rien ici n’existe. Ce n’est qu’un rêve, un cauchemar. Rien ici ne peut exister. Je me pince le bras. J’ai mal. Pourtant, rien ne disparaît. Tout reste. Odieux. Absurde. Je fuis, je me précipite vers la sortie, vers les ténèbres. J’affronte la tempête, celle du dehors, celle de mon âme. Je cours, je cours.

Enfin, je croise la route. Une voiture arrive. Je suis sauvé!

***

J’ouvre la porte. Un homme en uniforme se tient là, austère. Des sons sortent de sa bouche. Des mots nauséabonds, aux sens faméliques, ou maléfiques. Autour de moi, ces bruits flottent, graves, insensés. Des larmes jaillissent, roulent sur mes joues dérisoires.

L’homme n’est plus là. Je referme la porte. Je suis mort. Anéanti. Il n’y a plus de vie. Il n’y a que chimère et folie. Rien. Je ne suis rien. Qu’une image délavée d’un peut-être évanoui, qu’un probable qui ne sera jamais, qui ne sera plus qu’allusion et souvenir.

Oui. C’est ça. Oublier. Je dois oublier. Pour me rappeler. Seul. Seul.

Notice biographique

Jean-Marc Ouellet est né le 11 septembre 1959 à Rimouski.  Il a grandi sur une ferme du Lac-des-Aigles, petite municipalité du Bas-du-Fleuve, jusqu’à l’âge de 15 ans. Après l’obtention de son diplôme de médecine à l’Université Laval, il a reçu une formation en anesthésiologie à Québec, puis à Montréal. Il a amorcé sa carrière médicale à Saint-Hyacinthe, pour la poursuivre ensuite à Québec jusqu’à ce jour. Féru de sciences et de philosophie, il s’intéresse à toutes les littératures, mais il avoue son faible pour la fiction. Chaque année, depuis le début de sa pratique médicale, pour du dépannage, il passe plusieurs semaines en région ; il s’accorde alors un peu de solitude pour lire et écrire. L’homme des jours oubliés, son premier roman, sortira en avril aux Éditions de la Grenouillère.  Il est maintenant chroniqueur régulier pour le magazine littéraire Le Chat Qui Louche où il avait déjà publié des nouvelles


Une nouvelle primée d’Alexandre Babeanu…**

15 octobre 2013

Concours de nouvelles : Les Mille mots de l’Ermite de Rigaud — Richard Tremblay, écrivain

C’est le 18 avril 2010 que se terminait ce concours.  Pierre-Luc Lafrance et Alexandre Babeanu y ont remporté la seconde place ex-æquo.

Ci-dessous, la nouvelle d’Alexandre Babeanu : « Une mécanique infernale, un découpage impeccable », pour reprendre les mots de l’organisateur du concours, Richard Tremblay.

La malédiction du petit matin d’Alexandre Babeanu…

Une heure avant l’accident, Lenny négociait avec le promoteur. L’homme  mesurait une tête de plus que lui, mais Lenny en avait vu d’autres. Il était sec et nerveux, et quand sa colère montait elle ne se taisait pas facilement.

Pendant ce temps, les musiciens de son groupe rangeaient leurs instruments tranquillement sur la scène, sans faire attention au tumulte qui naissait dans le coin de la salle. Le son de la voix de Lenny leur suffisait, ils savaient ce qui se passait sans même tourner la tête. Bien sûr que le promoteur refusait de les payer, c’était un mardi soir morne et pluvieux et le bar était resté obstinément vide la plupart du temps.

Et Lenny se démenait, criait même, comme d’habitude. Ils le comprenaient au fond, il avait besoin d’argent, lui. C’était un pro, un vrai, un de ceux qui refusaient les compromis et qui devaient vivoter de petits boulots miséreux. Lenny avait faim, il y avait son loyer et l’essence de son Astro 1986, il ne quitterait pas la salle sans être payé !

Mais le promoteur restait froidement indifférent.

Lenny serra les poings et laissa monter sa rage, encore quelques secondes et il frapperait ce sale type. Il regarda alors brièvement du côté de la scène, pour chercher un peu de support parmi ses musiciens.

La scène était vide.

Surpris, il regarda autour de lui.

Le bar était vide.

#

Six minutes avant l’accident, Lenny attendait que le feu passe au vert au coin de Clark Drive et de Venables. C’était un quartier d’entrepôts désaffectés entrecoupé d’un gros carrefour où les voitures s’entassaient habituellement à touche-touche, mais à deux heures un mercredi matin, ce n’était qu’un désert pluvieux.

Le feu passa enfin au vert et au moment de démarrer, Lenny sursauta. Un bolide surgit de la droite dans un crissement de pneus strident. Ses poils se hérissèrent, il appuya sur le frein par pur réflexe. Le conducteur de l’auto qui venait d’apparaître devant lui ne contrôlait déjà plus son véhicule. La voiture fit une embardée vers la droite et percuta de plein fouet un gros pylône en béton qui soutenait là une devanture. Le pare-brise explosa en une fine pluie de verre alors que le flanc gauche de l’auto se volatilisa en mille fragments, ouragan métallique qui se déversa aussitôt sur l’asphalte humide. Lenny resta paralysé pendant de longues secondes.

Lorsqu’il eut enfin reprit ses esprit, il descendit de son van et marcha vers l’épave fumante en regardant autour de lui. Personne… Il se mit à courir. Au milieu du carrefour, il faillit trébucher sur un gros sac de cuir noir. Il le ramassa machinalement, il avait sans doute été éjecté de la voiture.

Il atteignit bientôt l’arrière de l’épave, et y jeta un regard furtif à travers la lunette arrière. Vide, pas d’ombre, rien. Il était tard, et il ne se sentait pas le courage d’affronter ce que dissimulaient ces restes, il décida plutôt qu’il fallait appeler des professionnels. Il se mit donc à courir à toutes jambes vers sa voiture en maudissant ce cellulaire qu’il ne pouvait plus se payer.

#

Deux minutes avant l’accident, Lenny remontait Venables à toute vitesse en direction de Commercial Drive, où il connaissait un dépanneur ouvert toute la nuit. Il avait posé le sac de cuir noir à côté de lui, sur le siège du passager. Le sac semblait palpiter. Curieux, il l’ouvrit d’une main, et pila aussitôt.

Le sac était rempli à ras-bord de liasses de billets de cent dollars, proprement attachés par des élastiques roses, alignés et superposés avec précision dans tout le volume du sac. A vue d’œil, il devait y avoir dans les trente mille dollars.

Le cœur de Lenny partit en crescendo alors qu’une goutte de sueur froide dégoulina le long de son nez. Trente mille ! Il pourrait se la couler douce pendant un long moment ! Changer de van, inviter Janet au resto, celui avec les Dim-Sum à volonté, et même se payer un rack à effets… Il ne put refréner un sourire.

Il passa ainsi de longs moments dans une transe contemplative à énumérer ses fantasmes et ses rêves, que ce paquet de fric allait l’aider à concrétiser.

Mais il se souvint enfin de l’accident… Le type devait sûrement être mort, vu l’état de sa voiture, il n’aurait plus aucun besoin de ces liasses, personne ne saurait. Lenny enclencha la première en sifflotant et démarra en trombe vers Commercial.

Tout était rose et vert dans l’esprit de Lenny…

#

Trois secondes avant l’accident, Lenny déboucha en trombe sur Commercial sans vraiment s’en rendre compte. La rue s’arrêtait là en un carrefour en « T ». La circulation était ici divisée par un terre-plein central au milieu duquel trônait un lampadaire décoré d’un feu de signalisation.

Une seconde avant l’accident, Lenny se rendit compte, bien trop tard, qu’il était au milieu du croisement, il n’eut même pas le temps de crier.

Crash !

Son Astro percuta le poteau de plein fouet dans un fracas épouvantable. Lenny n’avait pas pris le temps de boucler sa ceinture, il fut projeté à travers son pare-brise et s’envola, répandant dans son vol un long sillage écarlate. Son corps inanimé s’écrasa cinq mètres plus loin au milieu de la chaussée, il ne se releva pas.

#

Somnolant derrière le comptoir de sa supérette, Rajeev sursauta en entendant le bruit de l’accident. Il se rua dehors aussitôt pour voir ce qui se passait. Alors qu’il traversait Commercial pour aider le ou les occupants du van embouti dans le lampadaire, son regard fut attiré par un sac de cuir noir qui trônait au milieu de la route. Il s’arrêta, le ramassa sans réfléchir et s’empressa de l’ouvrir. Il resta cloué sur place au milieu de la chaussée. Tous ces billets… Il n’entendit même pas la voiture qui venait de déboucher sur la rue un peu plus bas, et qui accélérait déjà vers lui à plein gaz…

Notice biographique

Naissance à Bucarest le 12 octobre 1971.

Auteur, musicien, blogueur et informaticien, Alexandre Babeanu est né en Roumanie, a grandi à Paris et habite maintenant à Vancouver, où il a appris à aimer la pluie et les longues promenades en forêt. Touche-à-tout infatigable, il prépare même un court-métrage entre deux répétitions à la batterie.

Alexandre Babeanu a publié plusieurs nouvelles dans la revue Solaris, a même remporté en 2008 le prix Solaris pour L’Évasion. Il quitte l’univers cyberpunk le temps d’être finaliste au prix Radio-Canada 2008, avec une nouvelle Dans l’antre du dragon.  Ce texte sera publié dans la revue Alibis n° 33. » (Notice tirée de la revue en ligne k-Libre.)

http://maykan.wordpress.com/


Une nouvelle fantastique de Luc Lavoie…

6 août 2013

Le petit roi

Je suis couché sur la paille fraîche.  Le souffle court.  Un brin d’herbe serré entre les dents.  Ma main crispée sur la poignée de ma fidèle épée.  Mon visage affiche sans doute un sourire bizarre.  Quelques gouttelettes coulent encore sur mon front.  De la sueur ou de la pluie ?

Difficile à dire…

Ouf !  Je l’ai échappé belle.  Tout tourne autour de moi.  Mais je n’ai plus peur.  Non !  Mon épée magique m’a sauvé.

La porte de l’entrée claque.  La force du monstre pousse contre elle.  Le seuil est quand même robuste ; il ne cèdera pas.  Comme mon père.  Un vrai rempart.  Une forteresse.  Normal, le charpentier du royaume, ça trime dur, toujours.  De plus, c’est lui qui l’avait réparée ce printemps lorsque je l’avais un peu esquintée en manœuvrant avec le tracteur.  Elle tient bon.  Elle empêche le souffle et le corps de la bête de pénétrer l’enceinte.  Mon château.  Mon domaine.  De s’introduire en ce lieu fortifié dont je suis pour l’instant le seul défenseur.  De tout mettre sens dessus dessous.  De m’attraper.

En haut, dans l’ombre, les poutrelles d’épinettes, qui forment les arêtes du plafond ouvert, m’invitent, par le montant central, à l’escalade.  Une autre aventure vers les confins du passé.

C’est moi, Richard Cœur de Lion.  Je suis le héros victorieux des grandes Croisades.  Je me déplace au rythme des craquements sournois, sur les planches embouvetées.  J’explore des endroits nouveaux à la découverte d’objets de légende.  De reliques recouvertes de la poussière d’un temps révolu.  D’envahisseurs, de conquérants.  Halte-là ! crierais-je à l’ennemi qui me tendrait une embuscade, me barrerait la route.  Ces bandits de grand chemin n’auraient qu’à bien se tenir.  Sinon, ils goûteraient à la lame de mon épée légendaire.

Sur la pointe des pieds, je me vois franchir les pièces garnies de toiles d’araignées.  À la recherche de squelettes ou de fantômes.  Le cœur battant, je traverse dans la pénombre le grenier recouvert de bran de scie, à l’affut du moindre bruit suspect.  Je m’assois près des nids de pigeons dans les lucarnes et je touche les œufs encore chauds des premières couvaisons.  Tels les régents ou les princes, il me faut regarder le monde de haut.  À l’abri dans ma tourelle.  Mes quartiers.

Me voici donc, roi des rois des contreforts.  Fier représentant de l’ordre des Templiers, monarque incontesté qui surplombe ses territoires bordés d’eaux bleutées et de forêts magiques.  Je règne sur les esplanades de mon domaine.  Une vieille chaise berçante brisée me sert de trône.  Une couverture rouge que maman m’a donnée me revêt comme une cape.  Une gamelle en acier inoxydable épouse la courbe de ma petite tête et me sert de couronne.  Enfin, dans son fourreau, à la taille, ma fidèle épée, sculptée dans l’odoriférant bois d’érable.

Je ne suis pas un roi de pacotille, moi !

Toute ma richesse est cachée ici, dans un antique coffret dissimulé sous un amoncellement de vieilleries.  J’ouvre le boitier avec précaution.  Mes yeux de gamin brillent.  Fasciné, j’en sors, une à une, pour les observer, les pièces qui constituent mon trésor.  À commencer par une longue plume d’une aile d’aigle – si lisse qu’elle me chatouille si je la passe sous mon nez.  Je m’en sers pour écrire des messages que j’attache aux pattes de mes pigeons voyageurs.  Un jour, mes preux chevaliers qui chevauchent encore leur monture dans le lointain, les recevront et reviendront au galop vers leur souverain.  Ce sont de fiers et valeureux combattants.  De loyaux serviteurs du roi.

Il y a aussi un pot de confiture au couvercle troué.  À l’intérieur attendent trois magnifiques papillons aux ailes safranées.  Ce sont des fées.  J’en suis certain.  Les fées exaucent les vœux.  Je les laisserai partir tout à l’heure, lorsque j’aurai fait fuir le Dragon.  J’obtiendrai alors mes trois souhaits.  C’est vrai !  Je l’ai lu dans mes livres de contes.

Pour finir, une magnifique bague en or.  Le joyau des joyaux du roi.  Celui qui la possède et la porte à son doigt peut brandir l’épée qui terrasse les dragons en furie et devient immortel…
J’aime à me rendre dans le fenil par les solives du toit.  Voir les particules légères danser dans les stries de lumière.  Je me sens alors invincible.  J’empoigne mon épée et je combats, moi aussi, pour la liberté.  Enfin ! je m’écris d’une voix provocatrice, voici un adversaire digne de mon rang.

L’orage menaçait.  La pénombre au grenier était inhabituelle.  J’avançai vers l’ennemi, épée pointée en sa direction, et le sommai de s’immobiliser : Prépare-toi à périr pour avoir osé pénétrer ce lieu interdit, infâme Chevalier noir, gardien et protecteur du Dragon !

N’écoutant que mon courage, je m’élançai vers le sac de paille suspendu au bâti central et, en un mouvement de ma lame sacrée, lui transperçai le cœur.  Un puissant éclair zigzagua alors le long du pilier central, dans lequel s’était fichée mon arme.  Je me sentis secoué, transpercé de toute part.  Le coup de tonnerre qui suivit fut terrifiant.  Il était déjà trop tard.

Je m’en souviens maintenant : les parfums de l’été se dissipent ; celui de la saison des fourrages avec eux ; l’odeur des balles cordées les unes sur les autres dans le grenier, entassées comme des briques qu’on empile en des murs qu’on gravit.  L’effluve particulier, mélangé à celui du bois sec, excite mes narines qui inspirent l’air encore chaud.  Tout ça me rappelle un peu l’odeur des galettes qui sortent du fourneau de ma mère.  Cela me donne faim.

Ma tignasse de mouton noir recouverte de brindilles et de feuilles séchées ressemble à un voyage de foin, dirait grand-père, s’il me voyait ainsi affublé.  Les yeux fixes, corps inerte, je songe.  J’ai trop chaud et je me sens las.  Si fatigué…  Mon cœur bat irrégulièrement.  Les bruits de milliers de clous qui heurtent la toiture de métal, juste au-dessus de moi, confinent mes sens à un isolement quasi total.  Comme si je m’éloignais d’ici.  Passager d’une bulle de rêve…

Le monstre gronde encore au-dehors.  Il se fâche.  Il en a toujours après moi.  Je le sens.  Dans sa colère, furieux de ne pas m’avoir attrapé, il libère bourrasques, pluie et même grêlons.  Il s’acharne.  J’imagine ses sourcils froncés, sa face sombre et sa bouche en cul-de-poule.  Il souffle.  Souffle…  Il déchaîne sa puissance contre le bâtiment, contre les éléments.  Dans les prés et les champs, où paissent nonchalantes les vaches, où poussent les récoltes de mon père, les jeunes plants se rient de lui et boivent.  La terre se gave.  Elle festoie.  Se désaltère.  Se saoule.

Je ne m’inquiète plus.  Je me sens si léger.  Libéré.  Un fin rayon de lumière chargé de la poussière de l’endroit vient toucher ma joue noircie.  La foudre s’est éloignée.  Les grondements de la bête avec elle.  Pour poursuivre d’autres enfants… d’autres petits rois.  Garnements téméraires en armures en d’autres contrées.

Gna, gna, gna, gna, gnaaaaa ! 

La porte de la grange est tombée avec fracas.  Le soleil est revenu.  Plus vif que jamais.  Il m’apaise.  Me réconforte.  M’aveugle aussi.  Je voudrais fermer les yeux, mais je ne le peux pas.  Poser ma main sur mon visage.  Me lever, j’en suis incapable.  Mes membres demeurent inflexibles.

Je vois papa, sa silhouette découpée dans l’éclat du jour ; il s’élance en de grandes enjambées vers moi.  Il crie mon nom.  Il m’étreint de ses bras musclés.  La voix submergée d’émotion, l’air désespéré, il me parle du fil qui descendait le long du bâti central :

— Richard !  Reviens !  Je t’avais prévenu…  Le paratonnerre installé au  faîte de la toiture…  Le fil…  Papa déglutit.  La vue du corps noirci de son enfant lui brise le cœur.

— Tu l’as vue, toi aussi, la flamme du Dragon, hein, Papa ?  Je l’ai vaincu par l’épée, n’est-ce pas ?  Il est parti maintenant ! lui avais-je répondu, en gosse de douze ans que j’étais.

— Oui, mon garçon.  Tu es… un digne et courageux chevalier.

 Une larme avait coulé sur la joue de mon père.  C’était la première fois que je le voyais pleurer.  La lumière s’était mise à danser dans mes yeux.  Jamais auparavant elle ne m’avait fait cet effet.  J’étais bien.  Blotti contre son cœur.

Je ne revis jamais mon père ni la vieille grange ; ni mon château fort…  Seulement grand-papa, superbe sur sa monture, qui portait l’armure étincelante et la robe blanche traversée de la Sainte-Croix rouge, celle des chevaliers des Croisades.  Il me tendait sa main gantée dans la lumière vive, et moi, je lui présentais la mienne, qui montrait la magnifique bague qu’il m’avait offerte quelque temps avant de partir au loin.

Grand-père me souleva sur son cheval blanc et me dit avec tendresse ces quelques mots : Viens, Richard, j’ai reçu ton message par-delà les campagnes.  Sache que ton cœur s’est revêtu de pureté.  De la pureté des valeureux chevaliers.  Il est temps de partir.  Les grandes Croisades nous attendent.  Puis il ajouta : Le mort et le prisonnier n’ont plus ni ami ni parent en ce monde. 

Je sautai derrière mon grand-père sur l’étalon et m’agrippai à lui.  Nous galopions et je me demandais : Qui donc, un beau jour, a bien pu prononcer cette phrase ?

 Notice biographique

Âgé de 47 ans, Luc Lavoie vit à Roberval.  Il a suivi une formation en graphisme au Collège de Rivière-photo-luc-ecrivain-1du-Loup.  Il est présentement courtier en alimentation. Auteur autodidacte, il écrit pour le plaisir depuis quinze ans.  Il privilégie la nouvelle fantastique, d’anticipation ou de science-fiction.

Il aime voyager à travers l’espace des mots et traverser avec eux le temps.  Il explore la page blanche – cette toile vierge de l’immensité –  comme un cosmonaute aux commandes de son clavier numérique, et qui s’est lancé, de son propre chef,  dans l’infini littéraire.

Son rêve ?  Être un jour remarqué et publié. Il prépare, à cette fin, un recueil de nouvelles.  Il envoie également des textes à des magazines spécialisés.

 (Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)

 

 


 


Reprise : Une nouvelle d’Annie la Silencieuse…

4 juillet 2013

Miroir, miroir…

Annie

Je déteste les miroirs.

Je les déteste.  Le reflet qu’ils me renvoient n’est jamais  tout à fait moi.  Je m’observe et j’ai l’impression que quelqu’un ou quelque chose m’observe en retour, mais que ce n’est pas moi.  Lorsque je passe devant l’un de ces miroirs, j’ai l’impression qu’une ombre invisible me suit, bien au-delà de la surface miroitante.  Je ne m’y attarde pas, croyez-moi !

Des miroirs, dans ma nouvelle demeure, il y en a partout.

De l’immense miroir de la salle de bain au miroir de l’entrée, et des portes miroirs gigantesques dans le bureau   à celle dans la chambre à coucher.  Cette dernière  fait face à la fenêtre.  Dans sa glace, j’y aperçois  la fenêtre  sombre dont le  pourtour est illuminé par la lumière extérieure. La nuit, dans la  nuit noire, je dors du côté de la porte miroir, mais ce n’est pas moi que j’y vois.

La nuit, les miroirs semblent refléter à retardement les images qui leur sont présentées.

Lorsque le sommeil me prend, que je m’assoupis, les yeux clos, je sombre doucement dans les limbes doucereux, et le monde des rêves m’emporte.    Juste au moment où mon corps s’abandonne, un visage envahit mes pensées.

Un visage émergeant du miroir.

Il m’assaille, m’attaque mentalement.  Ses longues dents difformes, sa bouche ouverte, gorgée de sang rouge, noir, sombre, sale….  Son teint blafard et ses yeux,  leurs orbites vides, ces trous noirs….  Il semble crier, hurler.  Vouloir me mordre, me dévorer.

Il semble vouloir s’échapper  du miroir.

Et moi, je fige, éveillée et endormie à la fois ; je fige, ne bouge pas.  Transie de peur, dans mon lit, dans le noir.  Je ne vois que ce visage qui prend toute la place dans mon esprit.  Je ne sais ni ce qu’il veut ni ce qu’il est, mais un seul mot me vient en tête : un démon ! Un démon dans le noir.

Un démon dans le miroir.

Puis, à bout de terreur, j’ouvre les yeux, aperçois  le miroir.  Je vois le miroir et l’image imprimée sur le tain, fade empreinte du passage du démon.  Je cligne des yeux, une, deux, trois fois… Le démon disparaît !  Mais la nuit prochaine et les suivantes, il  reviendra.

Je déteste les miroirs.  Auparavant,  je n’avais pas de raisons de les haïr à ce point.    Maintenant, oui !

(Montréalaise dans la trentaine débutante, Anne se perd dans l’écriture pour ne pas perdre la tête.  Elle  a passé sa vie à s’écrire des histoires, pour modifier sa réalité cruelle.  Elle erre sous un pseudonyme qui en dit long et se sert impunément des mots pour vivre, dans son monde de silence.  Vous pouvez l’appeler La Silencieuse ou tout simplement Annie.)


Rétrospective : Une nouvelle de Geneviève Blouin…

7 mars 2013

(Richard Tremblay, L’ermite de Rigaud, a envoyé dans notre direction plusieurs nouvelliers qui ont plu au Chat Qui Louche.  Nous l’en remercions, le félicitons pour son concours littéraire annuel Les mille mots et invitons nos lecteurs, amateurs de fantastique et de fantasy, à visiter son blogue : http://www.lermitederigaud.blogspot.com/) 

 

Sang, cendre et poussière

 

Lumière crue.

Douleur.

Ouvrir les yeux sur l’obscurité.

Paniquer.

Coincée. Impossible de bouger.

Crier. Hurler. Où suis-je ? Hurler encore.

Du bruit autour de moi. Des chocs. La gorge me brûle à force de m’époumoner.

Un craquement de bois qui se fend. De la terre tombe sur mon visage. La lumière glauque me blesse les yeux. Des mains se tendent. On m’empoigne. On me tire. Hors de terre. Hors d’un cercueil. Mon cercueil. Hurler à nouveau.

Des bras me bercent. Des doigts timides effleurent mes cheveux. Lent retour à la raison. Agenouillée dans la cendre. Entourée d’hommes et de femmes en haillons. Efflanqués, peaux livides, yeux affamés. On dirait des monstres. Cependant leurs gestes sont doux, attentionnés.

« Prophète, disent-ils. Prophète, dis-nous comment est le monde bleu. »

Bleu. Lever la tête vers le ciel. Il est foncé, presque noir, couvert de nuages de tempête opaques et immobiles. Ceux-ci filtrent férocement la lumière du jour, la réduisent  à la ressemblance d’un crépuscule malsain. Il n’y a pas un souffle de vent. Pas un cri d’oiseau. Silence. Mortelle quiétude.

« Prophète, murmure un vieil homme. Prophète, raconte-nous le bruit des feuilles et le son des rivières. »

Prophète. Ce n’est pas mon nom. Pourquoi me nomment-ils ainsi ? Mon nom est… Un blanc. Réfléchir. Danielle. Voilà. Je m’appelle Danielle.

Me redresser péniblement sur un genou. Le mouvement dérange l’épaisse couche de cendre qui recouvre le sol. La poussière calcinée se soulève en une petite gerbe qui prend son temps pour retomber. Me mettre debout. On me tend une loque qui fut une robe. Stupeur.      Je suis nue. M’emparer du vêtement. L’enfiler sur ma peau déjà tachée de suie. Pourquoi suis-je dévêtue ?

« Tous naissent nus », répond-on. Je dois avoir posé la question à haute voix.

Le groupe m’entraîne doucement à sa suite. La cendre s’effrite sous les pieds, volette au ras du sol. Avancer dans un nuage gris. Les ruines d’une cité, au loin. Elles semblent être notre destination.

De temps à autre, une main amaigrie se pose sur mon bras ou mon épaule. Mes étranges compagnons me murmurent des encouragements à rester avec eux. Ils ne veulent pas perdre leur prophète.

Étrange. Le paysage est si dévasté. Ce n’est qu’une longue plaine cendreuse, piquetée de ruines, d’arbres distordus et de petites bornes usées. L’horizon de plomb est proche, étouffant. Pourquoi fuir ? Où aller ? Seule, je ne saurais où me diriger.

Les vestiges de la cité se rapprochent. Colonnades brisées, remparts effondrés, tours montrant leurs entrailles. Reliquats d’une gloire passée.

Notre route croise celle d’individus à demi nus qui avancent en rang. Ébahie en les voyant porter  leur avant-bras à leur bouche et y mordre jusqu’à ce que la chair cède et que le sang coule. Sang dont ils abreuvent ensuite la terre aride et desséchée. Ils font quelques pas. Le flot venu de leurs veines se tarit. Ils plongent les dents dans leur blessure pour la rouvrir. M’arrêter. Demander.

« Ils arrosent les champs », dit-on. Les mutilations continuent. Le sol n’est même pas marqué de sillons. Demander à nouveau. « Ce qui meurt ailleurs pousse ici, ce qu’on arrose ici pousse ailleurs. »

Feindre la compréhension. Remarquer les bras couturés de cicatrices de mes guides. Ouvrir la bouche pour demander… Un cri. Étouffé, qui semble venir du sol. La petite troupe qui m’accompagne se précipite. Ils tombent à genoux, grattent la terre de leurs mains. La cendre s’élève en un nuage étouffant. La terre craquelée blesse les mains décharnées, boit encore du sang. Le cri se renouvelle, plus aigu.

Les contours d’une boîte de bois apparaissent. Un cercueil. Tout petit. Le cri se fait pleurs d’enfant. Le couvercle est dégagé. On l’ouvre. Le petit être, à l’intérieur, devrait être encore taché du sang de sa mère, relié par un cordon. Mais non, il est propre, avec un nombril sec malgré sa taille minuscule. Une femme le prend dans ses mains sales et le berce. L’enfant cesse de pleurer. Il semble déjà plus âgé.

Le petit groupe se réjouit de sa découverte. Ceux qui arrosaient les champs s’approchent. Ils regardent le nourrisson en souriant de leurs bouches barbouillées de rouge. Un poignet dégoulinant de sang est tendu au bébé, qui s’en empare et le tète. Nausée.

« C’est tout ce qu’il y a, dit-on. Les plantes sont trop rares. Sang, cendre et poussière remplissent nos ventres vides. De cela, nous ne manquons jamais. »

« Quelques jours encore, poursuit un autre,  Et il pourra abreuver les champs. Peut-être ferons-nous meilleure récolte. Nous manquons tellement de bras ! »

Quelques jours ? L’enfant semble grandir à vue d’œil. Pourquoi s’étonner ? Il est né dans un cercueil. Pourquoi est-il enfant, lui, et pas moi?

« Ce n’est pas un prophète. » Bien sûr. Pourquoi attendre une répondre logique ?

Quelque chose effleure mes cheveux. Porter une main à mon crâne, la retirer pleine de flocons gris. De la cendre, encore, qui tombe du ciel cette fois. Lugubre neige.

Chacun s’enroule dans ses haillons.

« Pauvres fous, murmure un vieil homme. Ce qui brûle ailleurs ne renaît pas. »

On m’invite à les suivre en ville. La ville qu’aucun prophète n’a vue. Marcher à leur suite. Un étourdissement, soudain.

Noirceur.

Douleur.

Ouvrir les yeux sur la lumière crue.

Paniquer.

Une main chaude se pose sur mon front, me retient contre un lit. Le bip des machines. La blancheur des murs. L’hôpital.

« Danielle ! » Un visage se penche sur moi. Connu, rond, rose et aimé. Mon amant. Les souvenirs. La voiture. L’accident.

« J’ai eu si peur de te perdre ! Je n’aurais pas su quoi faire… »

Incinérée. Me racler la gorge, utiliser la moindre parcelle de force pour le dire. Je veux être incinérée.

Mieux vaut renaître en pluie de cendre qu’en spectre condamné à s’ouvrir les veines pour une terre ingrate. Même si les champs des vivants en souffriront, privés de la manne du sang des morts.

(texte finaliste aux 1000 mots de l’Ermite, édition 2010)

Notice biographique

Patrick Lemay, studio Humanoid

Geneviève Blouin est fascinée par les affrontements, qu’ils soient combats ultimes, guerres historiques ou assauts psychologiques. Titulaire d’une maîtrise en histoire, elle a publié une demi-douzaine de nouvelles, de styles et de genres variés, avant de donner le jour à son premier roman, Hanaken, la lignée du sabre, paru en août 2011 aux Éditions Trampoline. Son blogue, www.laplumeetlepoing.blogspot.com, permet de la suivre au quotidien.



Rétrospective : Notes de lecture… Lovecraft, maître de l’horreur et du fantastique…

7 août 2012

Lovecraft et le mot Pendrifter… (publié en janvier 2010)

Lovecraft

Une autre nuit écourtée à cause de la lecture, mon vieux péché.

Howard Phillips Lovecraft, une fois de plus : relecture de Celui qui chuchotait dans les ténèbres… J’y trouve ce mot auquel je ne m’étais jamais arrêté : Pendrifter. C’est le pseudonyme qu’utilise un chroniqueur du Brattleboro Reformer, qui appuyait les conclusions sceptiques du personnage central au sujet des événements qui se produisaient dans les collines isolées du Vermont.

Le mot n’existe pas dans le Merriam-Webster en ligne.  Pen est un des premiers mots que nous avons appris en anglais : plume, crayon ou stylo.  Drifter : celui qui erre sans but.  Pendrifter est donc un pseudonyme qui signifie : plume errante ou celui qui écrit et laisse sa plume dériver ; ou l’écrivain sans attache, l’écrivain vagabond, la plume qui n’a pas d’attaches….

Une partie de la nuit, j’ai cherché un mot, un seul, pour traduire ce pseudonyme d’où fusent les images.  Je n’y suis pas arrivé.

Parmi nos diligents visiteurs, si quelqu’un a une idée, une trouvaille qu’il me la transmette, que je m’instruise et instruise les autres.

Pour ceux qui ne connaissent pas ou peu Lovecraft, quelques indications :

Notice biographique :

Howard Phillips Lovecraft (1890 et 1937) est un écrivain américain connu pour ses récits d’horreur (fantastique) et de science-fiction.

Ses sources d’inspiration : l’horreur cosmique, l’idée selon laquelle l’homme ne peut pas comprendre l’existence et selon laquelle l’univers lui est profondément étranger. Ceux qui cherchent et raisonnent véritablement, comme ses personnages, mettent en péril leur santé mentale. Lovecraft est devenu l’objet d’un culte grâce au Mythe de Cthulhu, une suite de récits, plus ou moins en rapport les uns avec les autres, dans lesquels on parle de divers dieux hostiles au genre humain, ainsi que du Necronomicon (un grimoire fictif compilant des rites et savoirs interdits). Ses écrits sont profondément pessimistes, voire cyniques, et remettent en question le Siècle des Lumières, le romantisme, ainsi que l’humanisme chrétien.

Bien que le lectorat de Lovecraft ait été  limité de son vivant, sa réputation  s’affirmera au fil des décennies et il est à présent considéré comme l’un des écrivains d’horreur et de fantastique les plus influents du vingtième  siècle.  On le compare à Poe ; et Stephen King dira de lui qu’il est « le plus grand artisan du récit classique d’horreur du vingtième siècle ». (Inspiré partiellement de Wikipédia.)

Voici ses textes les plus célèbres traduits en français et trouvables dans des collections de poche :

Dagon (Dagon, 1917)

La Maison maudite (The Shunned House, 1924)

Je suis d’ailleurs (The Outsider, 1926)

L’Appel de Cthulhu (The Call of Cthulhu, 1926)

La Couleur tombée du ciel (The Colour out of Space, 1927)

L’Abomination de Dunwich (The Dunwich Horror, 1928)

L’Affaire Charles Dexter Ward (The Case of Charles Dexter Ward, 1928)

Celui qui chuchotait dans les ténèbres (The Whisperer in Darkness, 1930)

Les Montagnes hallucinées (At the Mountains of Madness, 1931)

La Maison de la sorcière (The Dreams in the Witch-House, 1932)

Le Cauchemar d’Innsmouth (The Shadow over Innsmouth, 1932)

Dans l’abîme du temps (The Shadow out of Time, 1935)


Rétrospective : Une nouvelle d’Annie la Silencieuse…

22 juin 2012

Le Tunnel

Je m’éveille en douceur, comme sortie d’un éternel sommeil.  Engourdie.  Je suis engourdie.  Mes membres semblent handicapés soudainement.  Je regarde autour, rien ne m’est familier. Je ne comprends pas…  La mémoire, cette faculté que j’ai et qui oublie que trop ne m’a pas avertie qu’elle ferait des siennes, encore.  À gauche, rien en vue.  À droite, même chose.  Mais devant, devant, la lumière.  Une lumière vive, iridescente qui me crie au visage de la regarder.  Et je la regarde, intensément, comme envoûtée.

La lumière, le néon de la table d’opération.  L’opération !  Bien sûre !  Je dois être en train de me faire opérer à cœur ouvert.  Je dois être endormie, j’imagine.  Le néon étant fort, je le vois même si j’ai les paupières fermées.  Il m’aveugle, même.  Voilà !  Mais, comment est-ce possible que j’en  aie conscience ?  Est-ce que je rêve ?  Je hallucine ?  Non… Ça doit être les médicaments, ça m’affecte le cerveau, c’est un rêve inconscient, je ne m’en souviendrai plus au réveil.  De toute manière, moi et ma mémoire, hein !  Et cette table, je ne la sens pas sous moi, en réalité, je me sens bien debout, non plus couchée.  Me suis-je levée sans m’en rendre compte ?  Debout, je le suis, mais sans toucher le sol.  Et je ne vois que cette lumière au loin, qui m’attire comme un aimant.

Ce tunnel lumineux est tout droit devant.  Non, en fait, j’y suis déjà.  Bizarrement, j’ai l’impression d’être capable de bouger dans ce tunnel.  Comme si j’avais la faculté d’avancer, d’aller plus loin, de m’enfoncer dans celui-ci.  J’ai presque envie de le faire, juste pour voir.  Après tout, ce n’est que mon imagination, non ?   J’y vais.  J’avance doucement, puis réalise ; Je dois être morte !  C’est ça, je dois être morte là, sur la table d’opération, sous ce néon, non ?  Non…impossible, je le saurais, le sentirais.  Sent-on quelque chose, lorsque l’on meurt ?  Mais j’en sais rien moi, je ne suis jamais morte encore !

Je vois des formes au loin.  Ils sont vêtus de blanc, entièrement.  Ils sont sans visage.  Ou plutôt si, ils ont des visages, énormes, informes.  Des visages aux rictus effrayants.  Vêtus de blanc ? Non, ce doit être cette damnée lumière qui m’aveugle.  Mais où suis-je ?  Ces visages, ils me terrifient, sans que j’en comprenne la raison.  Je ne sens toujours pas mes membres, et pourtant je bouge dans ce tunnel, et me dirige droit sur ces… ces êtres.  Pas un son, pas un bruit, pas un mot.  Je n’entends rien, ou plutôt j’entends subtilement un bruissement.  Un léger souffle d’air, comme une brise, que je ne ressens pas.

Le tunnel est si sombre, et cette lumière si vive, je me retourne vers l’arrière, et ne vois que le noir.  Noir, tout est noir, des ténèbres de noirceur, je ne peux plus reculer.  Ces êtres semblent m’attendre, et puis bon, si je suis morte, ils ne peuvent rien me faire, non ?

Je continue d’avancer, à une vitesse de plus en plus rapide. Je ne contrôle pas mes pas, je ne contrôle plus où je vais, mais j’avance encore, rapidement, si rapidement que mon cœur bat la chamade dans ma poitrine.  Comment mon cœur peut-il battre ainsi, si je suis morte.  Anxieuse, terrifiée, je vois ces personnages aux visages informes s’approcher de plus en plus.  Inévitable, je m’en vais directement dans leur piège.

Qui sont-ils ?

Que me veulent-ils ?

Je suis tout près, et j’entends soudainement une voix.  Non, pas une voix, un murmure.

« Elle est éveillée. »

Je veux répondre, mais il semblerait que ma faculté à parler m’a été enlevée.  Aucun mot ne sort de ma bouche, je ne peux que les penser : « Oui, je suis éveillée.  Où suis-je ? »

Le murmure se poursuit, et j’entends : « Vous êtes la dernière.  Après vous, il n’y a plus d’espoir. »

Plus d’espoir ? D’espoir de quoi ?  Je ne comprends pas.  Dans le silence de mes mots, mes pensées voyagent à la vitesse de la lumière.  J’observe ces personnages, les scrutent.  Ils semblent vêtus de costumes d’astronautes, comme on peut voir dans les films.  Mais voilà, je m’imagine un film, mon esprit confus, à l’heure de la mort, je revois des scènes de cinéma.  Qui sait ce que l’esprit fait à l’heure de la mort, personne n’est jamais réellement revenu pour nous le dire, non ?

Encore ce murmure : « Non, vous n’êtes pas morte.  Vous êtes la dernière survivante terrestre.  De tous les sujets que nous avons sauvés, vous êtes la seule qui ait survécu à l’attaque.  Ne comprenez-vous pas, la mort n’existe pas réellement pour vous. »

« Non !  Je ne comprends pas », pensais-je, le plus fort que je le pus.  Je ne comprends pas, de quelle attaque ces êtres me parlent-ils ?  Où suis-je, que fais-je ici ?  J’ai vu le tunnel et des êtres bizarres, je suis certaine que je suis morte.  Tout le monde le raconte ainsi, ceux qui ont vécu des expériences de mort imminente.  Pourquoi ce serait différent pour moi ?  Je ne veux qu’aller reposer en paix, dans un semblant de paradis, un endroit paisible où passer l’éternité.  Je refuse de rester ici, à errer dans des limbes vides, sombres.  Je refuse !  Je suis morte, et je le sais ! hurlai-je dans ma tête.

« Cessez !  Vous êtes le dernier espoir de l’humanité.  Tous les gens vous précédant ont eu le même réflexe et nous les avons perdus !   Ne voyez-vous pas, vous êtes unique, précieuse, grâce à vous, nous ferons revivre les humains, nous recréerons une Terre peuplée de vos semblables.  Grâce à vous, tout est possible !  Regardez… »

Un énorme écran, comme un écran de cinéma (encore, tiens donc…), s’alluma sous mes yeux.  La Terre, ma Terre, en feu.  Plus de vie, plus d’humains, plus d’eau, plus rien.  Anéantie, morte…  Je suis sidérée.  Est-ce cela les réponses que l’on vous promet à l’heure de la mort ?  Je ne tenais pas à savoir cela…  La lumière dans la pièce se tamisa un peu, je pus voir les instruments médicinaux, scalpels et pinces de toutes sortes, incubateurs, seringues, et j’en passe.  Les êtres mystérieux m’observent avec intérêt, attendant une réponse de ma part.

Je ne sais que dire.  Je suis morte.  Je n’ai rien à dire.  Je ne veux que…mourir en paix.  À la vitesse de l’éclair, je me dirige vers la table contenant tous ces objets contondants.  J’empoigne un scalpel et m’entaille les poignets, en quelques secondes, mon sang gicle sur le sol.  Ce sol que je ne touche pas, car je flotte dans un espace intemporel.

« Nooooooooooonnnnnnn !!! » hurlent les créatures.

En quelques minutes, je me sens défaillir, et je sombre dans un profond sommeil, pour ne plus jamais me réveiller.  Je ne saurai jamais quel était cet endroit, ce pont entre la vie et la mort.  Je n’existe plus, maintenant.  Morte, je suis ; en paix, je repose, enfin.

« Nous les avons tous perdus maintenant, plus de chance de survie pour cette espèce ignorante.  Chacun leur tour, ils se sont tués, sans même prendre le temps de réaliser qu’ils n’étaient pas morts, mais bien sur la Planète Blue 2, la deuxième Terre.  Que nous  tentions de les sauver …    Au lieu de ça, ils ont tous cru à ces balivernes du tunnel de la mort.  Quelle désolation… »

(Montréalaise dans la trentaine débutante, Annie se perd dans l’écriture pour ne pas perdre la tête.  Elle  a passé sa vie à s’écrire des histoires, pour modifier sa réalité cruelle.  Elle erre sous un pseudonyme qui en dit long et se sert impunément des mots pour vivre, dans son monde de silence.  Vous pouvez l’appeler La Silencieuse ou tout simplement Annie.  Fin 2010, elle a publié la nouvelle Miroir, miroir…  au Chat Qui Louche.)