L’anonymat… un texte de Clémence Tombereau…

16 février 2017

 Chronique de Milan

 

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L’anonymat lui sied à merveille. Pas de crainte de tomber sur un de ces indésirables, ces gens qu’il croisait malheureusement trop souvent à Paris, qui lui sautaient dessus pour le solliciter aussitôt, sans intérêt réel pour lui bien sûr, juste désireux qu’il parle d’eux dans une de ses pages, de leur spectacle, de leur livre, de leur nouvelle idée, nouvelle stupidité nécessitant l’appui des médias pour exister vraiment. Il était un peu Dieu et cela était loin, au début, de lui déplaire, avant de l’exaspérer quand le manège devenait quotidien, aboutissant à des formes de fourbes agressions par des personnes qu’il ne connaissait pas, mais qui étaient cousin, frère, neveu, femme, mère, d’un ami, d’un très bon ami à lui. Il avait été surpris de voir à quel point la plupart des gens souhaitaient plus que tout devenir publics, même un peu, même un quart d’heure comme disait Andy, un petit quart d’heure d’éternité, pour lequel on se damnerait, pour éviter l’insupportable mort des anonymes. Quelques lignes, une page dans un hebdomadaire devenaient alors un Graal pour lequel il aurait pu exiger ce qu’il voulait – il s’en gardait. Il prenait même un malin plaisir, par pur esprit de contradiction, à parler de personnes qui ne le sollicitaient jamais. Alors marcher en étant un pur inconnu, un insignifiant, avait sur lui le même effet que la reconnaissance sur d’autres : cela le gonflait de plaisir, le rendait vivant. Chaque pas comme un nouveau souffle, chaque regard sur le monde comme une petite mort, entre l’extase et la disparition.

Dans une petite église, il se recueille sur un banc, sans foi, seulement soucieux de repenser à ceux dont il était proche. Il fera cela tous les jours, pour les protéger, les faire vivre, au moins dans sa tête, oublier celui qu’il était, mais pas ceux qui, à leur manière, se démenaient pour l’aimer. Une pensée pour chacun comme une poupée vaudou, piquée par les aiguillons pernicieux du manque qu’ils creusent en lui. Ces personnes resteront sans prénom, seulement vêtues de ses souvenirs et les mots, trop pudiques pour poser sur ces êtres des sensations qui les rendraient intimes aux potentiels lecteurs, les mots sur ce point se tairont. K. sera bien sûr l’exception confirmant la règle, car, après tout, il se demande encore si ce qu’elle éprouvait pour lui était de l’amour ou une forme d’attachement rassurant, dénué de passion.

Autour de lui, d’autres personnes prient : les églises ici sont plus peuplées qu’en France. Jeunes, vieux, hommes, femmes, étrangers ou locaux, la religion imbibe encore leur vie à la manière d’un alcool familier dans lequel on confit confortablement.

Certains ont des préférences : une femme est agenouillée devant saint Antoine, tandis qu’une autre est contrite sous la Vierge. Les saints et la mère de Jésus sont autant d’amis et on choisit de se tourner vers l’un ou vers l’autre selon le souci qu’on souhaite leur confier – le meilleur ami de tous restant, évidemment, écorché sur sa croix et le visage toujours penché vers nous, Jésus.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie,Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

 


Chronique de Milan : S’abîmer, par Clémence Tombereau…

28 mai 2016

S’abîmer…

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Il y a toujours quelque subtilité dans le décrochage du monde. Cela ne tient à rien, à un fil peut-être, à une infime seconde, juste une sorte de gouffre au bord duquel flâne, l’air de rien, ce qui fait notre humanité. On sait bien que le gouffre résume tous les dangers. On sait que, normalement, notre constitution nous empêchera d’y sombrer. Les yeux regardent, plongent, le corps reste en retrait. On s’éloigne de quelques pas. On y revient, fatalement attiré, tiraillé entre un désir morbide de découvrir ces mondes inquiétants et un instinct de survie qui a jusqu’à présent bien réussi à l’homme. L’esprit divisé en deux parties égales, ce qu’on nomme libre arbitre se tient tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, toujours en équilibre au-dessus du vide. Puis on emprunte le fil, timidement, au-dessus de la plaie béante du monde.

Un pied. Puis l’autre. Parfois les yeux fermés, on joue à se faire peur. Parfois les yeux ouverts, le paysage en dessous de nous se révèle à la fois terrible et passionnant. Un pied. Puis l’autre. Rester sur le fil. Funambulisme inné. L’homme se tient droit, ses idées bien ancrées, son instinct de survie comme un balancier au bout de ses mains. Étrange agilité. Un pied. Puis l’autre. Les yeux au ciel, rassurant. Les yeux vers l’abîme, redoutable. Ne plus savoir lequel, du ciel ou de l’enfer, sera le plus à même de satisfaire nos désirs les plus fous. Rêver de prendre son envol. Rêver aussi de choir, comme un certain ange qui eut la prétention d’être Dieu.

Sur cet état d’équilibre précaire, différents souffles s’agitent, comme des inclinations, des choses qu’on a dans les tripes ou que le monde a cru bon de nous offrir. Des choses laides. Inhumaines peut-être. Innées ou acquises. Des choses qui font basculer les vies, des animaux facétieux qui s’enroulent à nos pieds et cherchent à nous faire tomber – par jeu, malice simple. Alors le pied les écrase ou les écarte d’un coup sec, répondant à une volonté solide de rester sur le fil, de résister au vide. Parfois, les bêtes s’accrochent. Les pieds s’agitent, on insulte les bêtes, on leur crache dessus, elles s’agrippent de plus belle à nos chevilles, trop faibles attaches. Elles s’enroulent. Les bêtes mordent même. Griffent. Lacèrent l’entendement. Le mastiquent et le broient jusqu’à nous faire devenir, nous-mêmes, bêtes. Chimères qui se croient ailées. Ce qu’on nomme humanité nous quitte et, quelque part, cela donne l’impression d’être drôlement, follement léger. Nos ailes imaginaires se déploient, rassurantes, et on choisit la chute. On choisit le mystère des gouffres. On fonce dans l’enfer en croyant que cela ressemble à un salut.

La suite n’est que folie.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

29 octobre 2015

Se méfier de l’auteur qui dort

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Il est par la suite amusant d’observer l’auteur qui dort.  Il est allongé, donc, sur son lit ou son canapé, ses yeux sont clos fermement, bien que quelques soubresauts viennent de temps en temps agiter les paupières – des tressaillements provoqués par les rêves, des preuves de sa vie endormie ; son abdomen se soulève lentement sous l’effet d’une respiration régulière, apaisée.  De loin, son corps ressemblerait à celui d’un gisant, d’un homme qui sommeille, d’un guerrier au repos ; l’ensemble est calme, rien ne bouge.  Approche-toi, cher ou pauvre lecteur, approche donc :  il dort, tu ne le réveilleras pas.  Approche et de tes yeux tu devineras un spectacle amusant avant d’être inquiétant.  Au milieu de ce corps qui illustre parfaitement la quiétude absolue, quelque chose s’agite.  Sur son torse, alors que ses bras son délicatement repliés comme ceux des morts, tu devines des frémissements, d’abord infimes et, non, tu ne rêves pas :  ses doigts bougent !  Mus par les gestes qu’ils enregistrent le jour, ses doigts sont en train de s’agiter, comme sur un piano, comme sur un clavier, de petits gestes vifs, frénétiques, presque obsessionnels.  Ses doigts tapent.  Ses doigts écrivent comme s’ils ne pouvaient pas s’en empêcher et, en voyant cette personne ainsi, on pourrait croire à quelque sortilège qui le rendrait mécanique, robotique, étrange ; il n’a plus rien d’humain.

Que se passe-t-il en lui ?  L’écriture a-t-elle pris possession de son inconscient autant que de son corps ?  Est-il en train de rêver qu’il écrit, ou est-il simplement dans un sommeil paradoxal où les gestes du jour s’impriment mécaniquement sur l’immobilité nocturne, comme ces chiens qu’on voit rêver en agitant les pattes, en poussant quelque soupir ?  Il ne s’en rend pas compte et le spectacle qu’il offre ainsi montre bien à quel point sa vie se résume.  À écrire.  À taper.  Les doigts pareils à des marionnettes malicieuses qui se libèrent la nuit pour écrire des romans qui jamais ne se lisent, qui jamais noir sur blanc n’impriment leurs affaires.

(…)

L’ensemble de ces danses, de ces fonctions digitales est propre à chaque auteur, à chaque clavier, selon qu’on soit de l’école Qwerty ou Azerty, grands maîtres devant l’éternel écran ; mais il est presque certain que chaque auteur, secrètement, rêve d’avoir des doigts en plus, une main cachée pour écrire non plus vite, mais avec plus de fluidité, une aisance absolue, écrire comme on respire.  N’être que doigts sur le clavier.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade (roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

20 juin 2015

Métier de bouche

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Le corps de l’auteur est, à l’instar de celui du roi, une drôle d’entité. Il est souvent pensé que l’auteur se résume à sa tête, son esprit, son cerveau, que son corps finalement pourrait se réduire à ses mains, ses doigts qui courent désespérément sur le clavier comme ils le feraient sur le monde.
L’immobilité quasi totale de l’auteur lorsqu’il écrit participe à l’échafaudage de cette idée. Le cul sur une chaise, le dos droit ou voûté, la tête penchée vers le clavier, l’écran, le carnet, seules ses mains en effet se meuvent, autant pour écrire que pour s’adonner à quelque diversion. Tapoter sur la table, se gratter le front, l’oreille, le genou, suspendre un index en l’air comme si on voulait sentir le sens du vent alors que rien ne souffle : lorsqu’il écrit, le corps de l’auteur s’efface, pris totalement par l’abyssal travail. Il pourrait ne pas avoir de corps. Il pourrait n’être qu’une tête, reliée par des fils à des mains et cela, semble-t-il, pourrait suffire. Il en serait heureux. Mais le corps fait partie de ces éléments difficiles à nier, impossibles à faire disparaître sans y laisser sa peau.
L’auteur a donc un corps, et cet organisme, qui continue de vivre lorsque seules la tête et les mains s’agitent, ce corps comme un poids mort éprouve un curieux besoin. Il veut dériver. Il ne peut se contenter de respirer, battre du cœur, fonctionner normalement. Il VEUT des échappatoires à la statique torture de celui qui écrit. Les mains ont soif d’évasion, la bouche veut plus que de l’air.

Rester assis pendant des heures alors que les jambes pourraient courir dans des champs, alors que les bras pourraient se livrer à une danse autre que celle, tarentelle pourtant endiablée, qui se joue sur le clavier, demeurer dans l’immobilité alors qu’à l’intérieur tout bout, tout s’agite, tout VEUT vivre : la chose est difficile, impossible, parfois insupportable. Alors les dérivatifs se présentent sous différentes formes, prenant le plus souvent le séduisant visage de l’addiction.
L’auteur fume. L’auteur boit. Tant qu’il s’agit de cigarettes et d’eau, le mal est moindre. Il arrive cependant que les cigarettes soient chargées de substances, que l’eau devienne café ou alcool. La bouche comme unique évasion. La bouche avide de téter autre chose que le monde inexistant que l’auteur s’acharne à faire exister.
Alors le cendrier se gonfle de noirceur. Alors les verres ou les bouteilles ou les tasses s’accumulent. On voit l’auteur se lever d’un coup, aller faire chauffer de l’eau, se servir un énième café ou thé ou autre, le siroter, le laisser refroidir, le boire, oublier qu’il l’a bu, regarder sa tasse vide d’un air interdit (mon roman vient de boire, ce n’est pas possible autrement !) et continuer le manège infernal de l’homme presque immobile qui a besoin d’action. La bouche se pose sur tout ce qui peut se boire, se fumer, tout ce qui dévie la respiration. La bouche veut du chaud, du feu, du glacé, elle veut juste, le temps d’une gorgée ou d’une bouffée de tabac, vivre tout en gardant le silence, parler autrement que par les doigts. Il est ainsi fréquent que l’auteur développe une addiction ou plusieurs, à la manière du peintre qui, le pinceau dans une main et le mégot dans l’autre, s’absente tellement du monde qu’il n’y est relié que par ses pauvres doigts. La cigarette souvent se fume toute seule, oubliée dans une réalité que le rêve recouvre, devenue autonome par la grâce de l’auteur qui, peut-être, cherche à se foutre le feu. Comme si cette fumée extérieure pouvait compenser les nombreux incendies qui se jouent en lui lorsqu’il écrit, lorsqu’il crée un monde noir sur blanc plus inflammable que tout.
Ainsi la corporalité de l’auteur en action se résume en une bouche, d’incendie.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade (roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

25 avril 2015

Le creuset des vies sombres

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 […] Mais, avant d’arriver à cet état de grâce, il en aura fallu, des heures, des jours, des nuits, du temps perdu pour certains, du temps qu’on ne donne pas aux autres, du temps qui saigne aussi – écrire peut être une douleur, quoique délicieuse, d’insignifiantes pelletées de matière grise qu’on jette vaillamment dans le vide, dans cette plaie qui n’en peut plus de suinter.

Les auteurs ne sont pas originellement blessés, comme veut le faire croire l’idée dévoyée du poète maudit, mais tout de même, il y a un gouffre, une jolie faille en eux, des abysses bleutés dans lesquels ils s’efforcent de balancer la lumière – sans jamais vraiment y parvenir. L’écriture ne peut tout remplir, elle se contente d’orner la crevasse à défaut de sauver la carcasse qui la couvre.

Car l’auteur creuse en lui autant que dans le monde. Il déterre des oublis, nettoie des idées fausses et tend malicieusement à la vie un étrange miroir : ce qu’elle y voit dedans, ce n’est pas que son reflet, c’est aussi son squelette, ses tripes, ses poussières. Elle n’aime pas forcément. – Suis-je donc ainsi faite ? Suis-je donc aussi moche, moi qu’on chante partout ? Mais elle se résigne. La vie accepte la torsion, la distorsion violente que lui infligent les mots. Elle se plie aux effets détestables dont un homme l’affuble. Elle ne rechigne pas. Pas le choix. Elle se tord et, de cet essorage fait d’une main vigoureuse, sort un jus sombre, épais comme une essence. Ne reste pour elle qu’à couler dans les trous blancs des pages.

 Il faut plus que du temps. Il faut une surprenante opiniâtreté, un acharnement bestial, une inconscience presque suicidaire pour se frotter ainsi au blanc de la page, pour se croire assez fort afin de la remplir. Il y a un mélange d’humilité, de servilité et de mégalomanie aiguë dans l’obscur creuset qu’est l’auteur.  Or ou plomb, c’est tout comme, car ce qui sort de lui est avant tout matière à réfléchir.

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10 avril 2015

La lente dissolution de l’auteur dans son oeuvre

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Seul. Face à la machine, l’auteur a de temps en temps un comportement curieux. Après des heures de tapage digital, une espèce d’abrutissement peut l’engourdir et les doigts se suspendent. Il regarde l’écran et son air est hagard, voire bien plus que ça. Il regarde. Il questionne. On pourrait croire qu’il a en face de lui une personne qu’il ne comprend pas, et c’est un peu le cas. Il a devant lui son œuvre, ses pages, il les fait défiler, les lit d’un œil absent, et, tout dans son attitude le fait ressembler à un point d’interrogation fait homme. Il se peut que sa bouche s’entrouvre légèrement pour achever le portrait d’un être perdu pour la race humaine.

 Il reste ainsi quelques minutes déguisées en éternités. Il est là sans y être. Absent. S’il était possible à l’œil humain de voir naturellement les mouvements de l’intelligence, on observerait de subtils lambeaux se détachant de lui, lentement, une matière entre la poussière et l’étoile, de minuscules rubans, liquides ou aériens, qui s’engouffrent gentiment dans l’écran.

 Ses yeux voient au-delà des mots ; ils ne voient pas du noir sur blanc, mais bien un monde entier, nouveau, atrocement sublime.

 Par sa bouche s’échappent des myriades de joies, de questions enchevêtrées dans l’air en tourbillons brûlants. Si on s’approche un peu, ce souffle-là, qui sort de ces lèvres en feu, ce souffle est une infernale fournaise – il se prend pour un Styx charriant les âmes mortes : le roman est fini (pour aujourd’hui), on peut mourir tranquille.

 Non, vous ne rêvez pas : ce tableau que vous voyez là, c’est bien la Lente dissolution de l’auteur dans son œuvre. On raconte que, si ce phénomène dure trop, certains auteurs disparaissent. On ne retrouve qu’un écran, un roman achevé, un soupir, car l’homme, finalement, a su se délester de toute forme d’importance.

  Entre ces phases de frénésie et d’abrutissement total, l’auteur prend soin de vivre, d’essayer. Il ferme l’ordinateur comme une gueule morte, ôte ses lunettes, frotte ses cernes à l’aide de ses index tendus, range ses lunettes, se lève. Dans ses tempes un rythme se fait sentir, lourd : ce n’est que le retour au monde, comme si son sang se remettait soudain à circuler, son cœur à battre, après un coma épuisant au cours duquel il a cru voir la lumière. Ou Dieu. Ou n’importe quoi – possiblement des lettres noires sur fond blanc.

 Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

28 mars 2015

Personnages en quête de pudeur

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   Seul au milieu des hommes, l’auteur n’a qu’un recours, aussi contraignant qu’agréable : ses personnages.  Il s’avère difficile de savoir ce qui a pu, en lui, faire émerger de tels êtres qui acquièrent une surprenante autonomie au fur et à mesure qu’ils existent.  Ils craignent l’effacement mais l’affrontent sans broncher.

Ils sont là, c’est tout.  Même si on les efface, même si on les corrige, même si on les torture gaiement pour en extraire la sève, ils s’obstinent à exister, assez peu soucieux, finalement, du regard des autres.  On les crée, ils vivent, meurent, se laissent embarquer dans des histoires dont ils sont eux-mêmes les héros et ils ne sont que ça, des personnages, mieux que des personnes.  Voués à nager dans de l’encre, à flotter sur les pages.
On les prend pour des pantins alors qu’ils sont ficelles.  Ils font l’auteur, et non l’inverse.

Aussi, quand il arrive qu’on demande à ce genre d’auteur dans quelles entrailles il est allé chercher ces êtres, la réponse peut se résumer en une bouche béante, une ignorance absolue, un air un peu stupide.  Car un des drames de cet auteur se résume à cela : IL NE SAIT PAS.

Posez-lui toutes les questions que vous voulez sur la genèse de son œuvre (la pire d’entre toutes étant le fameux POURQUOI ?), il vous regardera comme on regarde le vide, balbutiera deux ou trois ornements que son esprit loufoque viendra tout juste d’inventer cependant qu’en lui-même, un frisson alarmé le chatouillera et criera : « la réponse est pourtant simple : tu es juste fou ».

D’aucuns sont plus doués pour fournir moult explications, décortiquant leur création comme on dissèque une grenouille ; ceux-là parlent tellement bien de leur œuvre qu’il est superflu de la lire.  Ils se plient aux questions, racontent la naissance de leurs personnages (« Je rêvassais sous un arbre et, en voyant passer une colombe, j’ai décidé d’appeler mon héroïne Colombe, etc. ») Fin du mystère.  Fin de l’histoire.  Et le lecteur ne pourra s’empêcher, s’il lit les aventures de Colombe, de voir des oiseaux blancs venir polluer l’encre des lignes.

Quelle importance, après tout, de savoir l’origine de ces mondes qui ne crépitent que dans les romans ?  Savoir que tel parent, tel souvenir est devenu cela, un personnage, oui, un héros douteux, le même, mais différent, vous comprenez, le truchement de la fiction, etc.  Creuser les origines peut être intéressant en ce qui concerne l’humanité, mais les personnages de roman ont droit à leurs limbes, même boueuses, même, surtout, inavouables.  Les personnages méritent leur zone d’ombre, celle des vides.  Car c’est dans l’interligne qu’ils existent vraiment.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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18 janvier 2015

Lexique des corps flottants !

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Ils flottent à la surface de sa vaste imagination. Ils flottent, drôles de corps pleins de promesses, pleins de sens – ils ne sont pas morts. Ils n’émettent aucun son et en contiennent tant, en attente, latents, prêts à sonner, à signifier, prêts à changer le monde – vœu pieux.

Assise sur une rive, rêveuse, elle les regarde, tous ces corps, amoureuse et embêtée. Lesquels choisir ? Desquels se priver ? Les prendre tous est impossible : cela ne voudrait rien dire, une énumération, un dictionnaire, et encore…

Attraper les plus sensés, les plus musicaux, ceux qui frappent et la tâche, assurément, se pare du costume sombre de l’insurmontable.

Il faut pourtant. Les aimer tous et devoir en choisir, en préférer certains. Préférer – cela est inhumain.

Alors, lentement, il faut se déchausser, se dévêtir, inspirer un grand coup comme si on voulait naïvement avaler le monde. Et plonger. La peau prend tout son sens.

Y aller. S’amuser avec l’un, le saisir, le faire tourner entre ses doigts, l’observer sous ses délicates coutures, le presser et voir que, finalement, passés les premiers émois que provoque l’apparence, ce petit corps ne donne pas grand-chose – pas assez. En snober d’autres, trop simples ou trop complexes, pas assez justes. Superflus.

Nager. Sous la ligne de flottaison, les oublier. Puis remonter vers eux, l’esprit rendu plus clair par la fraîcheur liquide. Se décider. Choisir. Allez ! Ne pas avoir peur. Des mots.

Ses mains en saisissent plusieurs. Pas si nombreux finalement. Beaucoup resteront là, flottant à la surface à peine troublée de sa vaste imagination.

Elle sort de l’eau, ruisselant d’une sorte de certitude galvanisante. Ils sont entre ses mains. Elle va les assembler. La phrase idéale verra le jour, incognito, sur cette rive oubliée. La phrase idéale. Les mots évidents. Illisibles peut-être. Personne ne lira. Le monde entier lira.

Les mots dans les poches, mieux que des pierres, mieux que des corps flottants.

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2 janvier 2015

Rêve insulaire

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Photo : AL

Au bout de la petite île, de grands oiseaux montent la garde sur différents poteaux. Noirs, le bec et le cou très longs, ils semblent regarder le vide et y chercher quelque salut. Leur immobilité leur confère la grâce des statues et leur silhouette élégante charme le regard. Qu’il est bon de se retrouver dans la nature, éloigné des hommes, de leur bruit impossible, de leurs rêves démesurés et de leur propension à coloniser le monde en étant intimement persuadés que cela est la meilleure des choses. Tu te rêves chat, oiseau ou canard, satisfaisant des bonheurs essentiels, ne cherchant rien d’autre que la vie, pure et dure, plutôt que cet ersatz d’existence que l’homme croit mener. On ne sait pas vraiment, après tout, si les canards, les oiseaux et les chats sont dénués de réflexion. Peut-être philosophent-ils, du haut de leur perchoir, peut-être creusent-ils le monde, l’air de rien, l’air sauvage, pour en trouver la moelle et l’analyser sous toutes ses coutures, avant de la mâcher, la digérer, la comprendre pour en sortir une pensée sublime, profonde et folle comme celle de ton ami de papier pouvait l’être. Tu repenses à la volonté de puissance, cette impétueuse force qui, sans réfléchir, se glisse dans le costume étrange de la vie sur terre, l’ajuste à sa taille et n’est là que pour une chose : vivre, seulement vivre, c’est-à-dire, quelque part, battre la mort, l’écraser d’un pied lourd jusqu’à ce que, fatalement, cette dernière trouve la force de se relever et d’anéantir l’être.

Pris par une soif de liberté, ou par une faim de poisson, un des oiseaux prend soudain son envol, majestueux, jusqu’au bout de son immense envergure, giflant lentement de ses lourdes ailes l’air gonflé d’humidité. Il est si proche de toi que tu entends le souffle lourd de son vol et tu donnerais bien quelques années de ta vie pour le suivre, voler, plonger et donner à l’air une belle leçon d’humilité.

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Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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27 septembre 2014

Le voyageur nocturne

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Tirée du blogue de La Bienveillante

 Lorsqu’il ne portait pas ses lunettes de soleil, ses yeux couleur jetlag trahissaient en silence toutes les nuits passées à l’autre bout du monde. Il se pensait atteint d’un curieux syndrome : il était, désespérément et sans pouvoir en expliquer la cause, voyageur immobile. Aussi loin qu’il remonte dans sa mémoire, chacune de ses nuits était peuplée d’exotisme, de paysages lointains, de contrées irréelles qui, il le croyait fermement, existaient forcément, ailleurs. Et, comme ces personnes qui passent leur temps réellement ailleurs et ne reviennent que ponctuellement dans leur pays d’origine, il trainait sur son visage cet air constamment éloigné, une sorte d’indifférence au monde. Jamais vraiment là, jamais vraiment ailleurs. Si, durant ses journées, il trainait sa langueur dans la ville banale, la nuit tout devenait spectacle ahurissant. Se déroulaient alors des forêts tropicales, luxuriantes, dont les teintes injuriaient le monde par leur splendeur brillante. Des feuilles vertes, plus que vertes, outre-vertes, sous des pluies chaudes intenses, des corolles colorées de fleurs imaginaires, des odeurs chamarrées, lourdes comme des orages, une moiteur caressante, des chants d’oiseaux déments, des océans profonds dans lesquels tout son corps se confondait avec l’idée même de fraicheur, des vagues enveloppantes : les éléments dilués dans ses sens offraient, à l’ombre délicate de ses paupières lourdes, l’impression délicieuse de flotter, pareil à un nuage mouvant, sur des mers étrangères.

 Ses yeux couleur jetlag reflétaient, le jour, ces évasions – sa bouche pouvait bien se taire.

 

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan maykan2 alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

24 mai 2014

Baby’s on Fire

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Son corps danse – volupté crépitante. Elle flotte dans l’obscurité, se meut allègrement, indifférente à tout, sauf au souffle ambiant qui l’enlace, la soulève et l’enivre. Son corps danse et semble fou, possédé par quelque sortilège, quasiment impossible à suivre des yeux qui doivent s’habituer à l’éblouissement. Insaisissable et prêt à dévorer le monde, à détruire lentement tout ce qui est solide, ce corps lumineux n’a plus rien d’humain. Elle ne pense qu’à danser, supérieure aux regards qu’elle brûle, prise dans une transe, dans des rêves connus d’elle seule. Personne ne vient dans sa danse, personne ne s’approche – le monde entier soumis à une peur archaïque, le monde ne serait, finalement, qu’un animal craintif qu’elle dompte avec aisance par ses lointaines caresses.

Les gestes rythmés, les courbes fluctuantes, la gracieuse subtilité de l’ensemble – envie de la toucher, mais peur, à chaque fois, de s’y brûler les doigts. Et mes doigts me démangent, mes mains comme indépendantes de ma volonté, n’obéissant qu’au désir qu’elle fait naitre en dansant. Rêver de l’attraper et savoir, savoir terriblement, que rien, finalement ne trouvera de refuge entre mes doigts déçus. Il n’y aura qu’un vide, ou une douleur rouge. Alors je la regarde, comme si la danse hypnotique n’allait jamais finir.

Plus je regarde cette flamme, plus je vois danser ma femme. Il faudra bien que je souffle dessus ; le bruit mat que fera la nuit en chutant sera pareil à celui d’un corps lourd. Pendant quelques arrogantes secondes une petite incandescence demeurera, avant de s’engouffrer, tenace et malicieuse, dans ma mémoire rétinienne. Derrière mes paupières, elle dansera encore. L’ombre ne gagne pas toujours au fond de nos yeux clos.

Image :  http://fr.freepik.com/photos-libre/flamme-d&-39;une-bougie-rouge_602888.htm

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

10 mai 2014

Ados

Tu regardes encore l’incessant défilé de la vie citadine, tentant de deviner, à partir d’un détail, d’une écharpe, d’un sourire, ados-3207_371x268quelle beauté peuvent avoir ces existences qui s’agitent, indifférentes les unes aux autres. Un petit groupe d’adolescents t’inspire une profonde tendresse. Leurs traits inachevés, parfois ingrats, leurs tenues qui semblent avoir pour unique dessein l’exaspération des parents – pantalons au-dessous des fesses pour les garçons, maquillage douteux pour les filles – leurs peaux imparfaites, le fait, simplement, qu’ils ne sont pas encore des adultes, mais des enfants en train de mourir avec joie : tout cela te ravit.

 Ils rient, chahutent, se font des blagues, se regardent à la dérobée ; un immense gaillard dégingandé a les paupières qui tremblent lorsqu’il s’approche un peu trop d’une petite brune au sourire rouge. Leur danse t’hypnotise. Ils mangent, rient, vivent, bienheureux inconscients de la terrible existence qui peut-être les attend, de la perte de leurs rêves, de ces souvenirs qu’ils sont en train de fabriquer avec l’insouciance de jeunes animaux, joueurs, farceurs, malheureux par moments, incertains, découvrant sans trop comprendre les vicissitudes, les états d’âme ; ils brisent lentement leur coquille, l’enfant les quitte et ils ont peur certainement de ce grand gouffre dans lequel, sans autre alternative, ils vont se jeter, cette vie adulte qui, si elle ressemble à celle de leurs parents, ne leur dit pas grand-chose. Alors ils accordent de l’importance à ce qui n’en a pas – et en cela ils ont raison. La coupe de cheveux. La bouche de la brune. Les baskets que leurs parents refusent d’acheter. Les cours durant lesquels leur imagination s’en donne à cœur joie, les yeux vers la fenêtre, les yeux vers l’intérieur ou rivés sur le portable savamment caché sous le bureau, les yeux partout ailleurs que vers le réel morne. Ils sont bruyants, indifférents au monde et leurs rires emmaillotent ta solitude. Tu revois le jeune que tu as été et qui, comme la plupart, ne remarquait pas la chance qu’il avait de ne pas être encore totalement pris dans les filets de la vie normalisée. Il y avait des doutes, des tristesses, des échecs, mais aussi cette sève nouvelle, dévorante, qui te rendait affamé du monde, et tu avais bouffé le monde, tu l’avais gobé sans même le mâcher, et tu l’avais vomi, pris par des spasmes qui révélaient son insipidité.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

26 avril 2014

Duomo

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 L’espace conserve en son sein l’ombre et la fraicheur, où filtre seulement la lumière teintée des vitraux murmurant d’héroïques histoires. Les vitraux sont bavards, leur logorrhée moirée assaille la vision.

Dans un transept au fond de la cathédrale, une effrayante statue – étrangement méprisée par les touristes – semble n’attendre que lui. Déhanché, dédaigneux, théâtralement écorché, saint Barthélémy tient pour l’éternité un livre ouvert dans la main gauche, nonchalamment bloqué par sa cuisse, comme interrompu dans une fascinante lecture par un visiteur impromptu. Ses jambes, comme l’ensemble de son corps, ne sont que tendons, nerfs à vif, chair dénudée, muscles de marbre. Sur son épaule est jetée une étoffe : sa peau, fraîchement plissée, vient s’enrouler en volute de marbre pour couvrir pudiquement l’innommable bas-ventre.

Au pied de la statue, le spectre spectateur s’abîme dans une contemplation peuplée de rêves morts, alors que sur sa peau – encore vive, encore voluptueuse – frissonne la peur muette : il sera bientôt lui aussi écorché et sa chair en pâture à l’amour carnassier.

 Chien de rue

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 Son verre sur la table est comme lui : presque vide. Tandis que le crépuscule coule sur la ville ses teintes jaune et bleu, il reprend son chemin, chemin de peine au bout duquel, assurément, il ne trouvera rien de bon. La grâce du soir d’été contraste tragiquement avec son état. Les jupes sont courtes, les sourires larges et la plaie sur son âme suinte encore plus.

Sur le Corso Venezia, ignorant les infernaux borborygmes des véhicules, il lève les yeux pour admirer les statues trônant sur le dernier étage d’un palazzo classique. Des femmes et des hommes de pierre, des déesses, des héros prennent la pose dans de souples mouvements. Un genou fléchi, un arc dans la main, une chevelure à peine retenue qui coule sur l’épaule. Figés. Du sol il ne peut distinguer leur visage, leurs yeux. Il les devine beaux, la bouche ourlée – comme celle de sa maîtresse, gonflée, arquée et toujours entr’ouverte sur des mots mystérieux qui se heurtent au silence.

Il s’arrête un instant, au milieu du trottoir, sans se soucier de la gêne qu’il incarne pour les passants pressés. Il s’abîme dans la contemplation, fait défiler les mythes dans son esprit lassé. À ces mythes s’accrochent des lambeaux de sa vie. La rencontre d’Anna, la jeunesse oubliée – regrettée parfois, la naissance de ses enfants, sa gloire, sa maîtresse, les étreintes et les coups, les injures qui crachent, le chien qu’il est devenu.

On le bouscule, on grommelle en lui rentrant dedans ; il ne s’excuse pas. Il est sûrement, à ce moment, sorti de son corps, de son existence et son âme plane dolemment pour rejoindre les cieux. Il aimerait tant ne pas être lui-même. Il aimerait tant la simplicité, qui toujours se dérobe à ses bras désolés. Il voudrait être ailleurs. Autre ville. Autre personne. Sans enfants, sans attaches, sans elle finalement, voguer sur le monde dans un ballon d’indifférence. Il aimerait ne pas détester les heures qui arrivent, ne pas les craindre. Que ses désirs ne soient que des rêves lointains, plutôt que ces corbeaux qui bouffent ses entrailles. Être sage. Comme les autres. Ne pas être un chien. Ne pas sentir la laisse façonnée avec soin par sa maîtresse, ce collier trop serré qui l’étrangle toujours, trop solide, impossible à ôter. Aboyer. Mordre. Sentir sous ses mâchoires se briser son enfer. Il n’est qu’homme et, parfois, les hommes sont moins libres que les plus dociles chiens.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

22 mars 2014

Gésir

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Il jette un œil triste au cardinal gisant, enfermé dans sa boite de verre dans un coin de la cathédrale.  Sur son visage, un masque d’argent éloigne dignement le spectre de la mort, assure une belle présentation, mais sa main, calmement posée sur son torse, éternellement figée, sa main est nue, main de cadavre momifiée, noire, maigre à outrance, doigts qui ne servent plus à rien, doigts morts qui semblent rire au nez du masque d’argent, qui semblent lui dire que, oui, la mort est là, et tous les nobles métaux du monde n’y changeront rien, car sous le masque il y a l’effroyable vide, le crâne noir comme la main, le crâne vide qui n’a plus rien d’humain.  La main morte, ornée d’une ridicule, quoique grosse, bague n’est là que pour rappeler l’issue de toute vie, homme d’Église, archevêque, pape ou moins que rien : la mort cueille le monde de sa main qui pourrit tout ce qu’elle touche.

Il sait que cette main ne se remarque pas :  la plupart des touristes, même ceux qui photographient le cadavre embaumé et recouvert d’étoffe blanche, ne voient pas – ne veulent pas voir – la mort.  Ce n’est qu’une fois chez eux, avec un peu de chance, s’ils prennent assez de temps pour observer le détail de leurs photos souvenirs, qu’ils distingueront avec quelque crainte cette main qui parle plus que n’importe quel cri.  Perdu dans sa contemplation, il se laisse bousculer par un groupe de personnes assoiffées de connaissance qui s’accrochent à leur audioguide avec un air concentré et ravi.

Il se rêve touriste.  Un autre pays.  Une autre vie.  Une langue inconnue.  Tout à refaire, à rêver, à créer.  S’échapper, comme la main, quitter la vie terriblement lourde qu’il s’est construite ici.  Abandonner les enfants – il en serait triste, un peu.  Le journal.  Sa femme.  Enterrer tout cela dans un coin de sa tête, dans un coin de sa vie, poser dessus la lourde pierre de l’oubli, et renaître.  Mais S.  Comme une drogue.  Il ne sait plus comment s’en désintoxiquer.  Besoin de souffrir peut-être.  Pour se sentir en vie.  Quel vide en lui nécessite ces coups.  Quelle culpabilité.  Quelle ratée dans son existence. Il n’a jamais développé d’addiction.  Un verre de whisky pour regarder les photos – où diable a-t-il mis ce classeur ? – une cigarette en soirée, ponctuellement, jamais d’addiction.  Seule la violence.  Sentiment aigre-doux, coupable, sorte de plaisir honteux, il ne sait pas.  Il aurait préféré être alcoolique ou héroïnomane :  au moins sa drogue ne s’incarnerait pas dans une personne.  Être accro à une substance, il n’était pas contre.  Mais à une femme, à une maîtresse folle, il se foutrait des claques – elle s’en chargeait.

(Photo :  http://it.wikipedia.org/wiki/Andrea_Carlo_Ferrari)

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

15 mars 2014

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 La nuit vraie.  Quelle heure ?  Ne pas regarder.  Il viendra.  Il va appeler.  Il appelle rarement – vos rendez-vous sont tacites.  Il sait que.  Il sait que tous les vendredis, quand l’heure hésite entre la lumière et l’ombre, le reste est sans importance.  Il sait et ne vient pas.  Tu ne sais rien et tu attends.  Il est dans les bras d’une autre.  Il est en train de regarder tes photos – tu sais qu’il a ce genre de manies.  Il t’a oubliée.  Il veut t’oublier.  Il en a marre.  Il court pour venir.  Il court pour te rejoindre, même s’il est tard, car il n’y a que toi qui comptes dans sa vie.  Il te le dit tout le temps.  Il te le dit et tu le crois, crédule comme si tu avais quinze ans.  Il court et tu attends.  Il veut te quitter et tu attends.  Il délaisse à regret les bras d’une autre femme, même pas la sienne, pour venir.  Il n’a pas vraiment envie, juste un peu de pitié, un fond d’amour comme l’eau douteuse que laisse un glaçon en fondant, une eau qui hésite, solide, liquide, elle se demande.  Il rentre vite chez lui prendre une douche, soucieux de ne pas rapporter en nuage autour de lui les souvenirs odorants d’une autre.  Il est capable de ce genre de précautions.  Il est capable de tant de choses pour ne pas te blesser.  Il compatit tellement à cette souffrance qui te ronge de l’intérieur et qui suppure sur ta jambe ; il la prend, cette souffrance, il la

Attente éternelle II, par Miss Elain, tiré de deviantart

Attente éternelle II, par Miss Elain, tiré de deviantart

fouette à grands coups de caresses, il prend sa tête difforme, la plonge dans les eaux lourdes de la passion, l’empêche de respirer, lui sort la tête, lui fait cracher son venin, le boit, et il la replonge, indéfiniment.  Torturer la souffrance pour lui faire avouer ce qu’elle cache profondément : une trop grande douceur, une trop grande soif de tout, une envie de bouffer le monde.  Il la ligote de ses mains majestueuses, il la boxe, il combat, et ta souffrance chancelle, tombe, face contre terre, se régalant de poussière, le sourire sur ses lèvres, car elle sait, dans le fond, elle sait qu’il ne peut rien contre elle – elle se relève toujours.  Tu aimais bien ça au début, cette façon qu’il avait de vouloir te sauver de toi-même.  Puis cela t’a lassée, avant qu’il finisse par s’en foutre complètement et n’agir ainsi que par réflexe, sans le cœur.  Mais tu l’attends quand même, toi aussi, par réflexe, comme un animal domestique attendrait son maître, car il a faim, et un peu besoin d’affection.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

7 décembre 2013

Sur la Cène

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De tout ce que tu avais entendu sur la Cène, tu fus surpris, lorsque tu pénétras enfin l’antre sacré, de découvrir un état dont finalement peu de photos, reproductions ou personnes – artistes, écrivains, analystes en tout genre, tellement obsédés par le sens caché qu’ils en oublient le corps de l’œuvre – rendaient compte.

Tu n’avais pas une fresque sous les yeux, mais véritablement un fantôme de fresque, vaporeuse, éthérée, semblant s’effacer subtilement un peu plus chaque minute.  Le dispositif de conservation était tel que le temps, pour accomplir son ouvrage d’effacement et de destruction sournoise, était ralenti, mais, tout de même, ces apôtres et ce christ peints sur la pierre par la main d’un surhomme semblaient eux-mêmes douter de leur propre pérennité.  L’œuvre des premiers temps, aux couleurs plus vives, aux contours plus nets, devait être magnifique, pourtant sa fragilité de vieille femme presque floutée par l’âge la rendait juste sublime : elle semblait avoir une âme.  Tu avais l’impression qu’elle flottait sur le mur plus qu’elle n’était peinte dessus.

Le Christ paraissait détaché de tout, en pleine introspection, le regard bas vers quelque chose d’invisible, tandis que les autres autour, par leurs gestes pourtant figés par les pinceaux, trahissaient une agitation profonde.  Les touristes chinois à tes côtés étaient eux aussi subjugués par l’œuvre, la bouche ouverte d’admiration et tu pouvais lire sur leur visage, à la dérobée, un profond respect pour le travail de l’artiste.  Les teintes, subtiles, se paraient de mystère et de nuances : elles n’étaient plus des couleurs, mais des souvenirs de couleurs, pareilles à des songes qui s’effacent lentement lorsque la conscience se réveille.

Tu te moques de ce que de Vinci a voulu cacher ou révéler, du visage trop féminin de Jean (après tout ne voyons-nous pas tous les jours des hommes aux traits féminins ?) ou des sourires énigmatiques de certains apôtres.  Non, ce qui compte pour toi, ce qui prend le dessus sur toutes les gloses possibles à propos de cette œuvre, c’est véritablement la scène, sa profondeur et sa fragilité, et plus encore le sentiment de fouler du pied le même sol que ce génie qui ne pensait pas que sa peinture aurait plus de postérité que ses inventions scientifiques.  Les quinze minutes réglementaires sont presque écoulées ; tu t’approches au plus près du mur, malgré la distance de sécurité imposée et surveillée.  Tu observes avidement le miracle de l’art, supérieur peut-être à celui de la vie – car la vie meurt, et l’art résiste souvent – et une ineffable joie envahit lentement ton être.  Qu’importe la mort.  Qu’importe la douleur tant qu’on peut contempler de telles choses qui dépassent l’humain, l’appellent de leur beauté à sonder des sphères supérieures, à la fois inquiétantes et sublimes.  De Vinci n’existe plus, mais quelque chose au-dessus de lui existe : une beauté, une transe qui traverse les siècles, a miraculeusement échappé aux bombardements et aux effets des hommes, des couches de couleurs savamment superposées, invincibles, mues certainement par une volonté propre, n’appartenant presque plus à leur créateur, pareilles à des lambeaux de génies dispersés par un souffle sur un mur, mais profondément vivantes.  Avec une pensée pour le philosophe fou – qui savait, lui aussi, goûter aux délices profondes de l’art italien –, tu en viens à penser que sa chère volonté de puissance n’existe pas que chez l’homme ou le vivant : elle existe dans l’art, quand celui-ci décide de frôler le divin, de le caresser avec amour de ses pinceaux ou de ses mains amoureuses, acharnées, et cette volonté-là dépasse assurément toutes les horreurs que peut commettre l’homme.  Les apôtres sont morts, suivis par Dieu peut-être, le peintre est mort, et pourtant ils t’hypnotisent encore sur ce simple mur qui transcende sa condition de mur et qui est devenu, sous les coups d’un demi-dieu, plus vivant que le monde.

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Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.

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