Le corbeau, Edgar Allan Poe…

7 juin 2017

Voici la traduction par Charles Baudelaire  de son chef-d’œuvre The Raven.

Le corbeau


« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Edgar Allan Poe

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »

Lenore

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

(Si vous voulez entendre Le Corbeau en anglais — une gracieuseté de Jean-François Tremblay : http://www.youtube.com/watch?v=LqlzElvN95g)


Les trésors du Chat : Poe, Le corbeau…

15 mai 2015

POE, Edgar Allan – Le Corbeau…  

(trad. de Stéphane Mallarmé)chat qui louche maykan alain gagnon francophonie

Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre, — cela seul et rien de plus.

Ah ! distinctement je me souviens que c’était en le glacial Décembre : et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol. Ardemment je souhaitais le jour ; — vainement j’avais cherché d’emprunter à mes livres un sursis au chagrin — au chagrin de la Lénore perdue — de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore, — de nom ! pour elle ici, non, jamais plus !

Et de la soie l’incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural me traversait — m’emplissait de fantastiques terreurs pas senties encore : si bien que, pour calmer le battement de mon cœur, je demeurais maintenant à répéter : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre — quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre ; c’est cela et rien de plus. »

Mon âme se fit subitement plus forte et, n’hésitant davantage : « Monsieur, dis-je, ou madame, j’implore véritablement votre pardon ; mais le fait est que je somnolais, et vous vîntes si doucement frapper, et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre, que j’étais à peine sûr de vous avoir
entendu. » — Ici j’ouvris grande la porte : les ténèbres et rien de plus.

Loin dans l’ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m’étonner et craindre, à rêver des rêves qu’aucun mortel n’avait osé rêver encore ; mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe : et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté « Lénore ! » Je le chuchotai — et un écho murmura de retour le mot « Lénore ! » purement cela et rien de plus.

Rentrant dans la chambre, toute mon âme en feu, j’entendis bientôt un heurt en quelque sorte plus fort qu’auparavant. « Sûrement, dis-je, sûrement c’est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc ce qu’il y a et explorons ce mystère ; — que mon cœur se calme un moment et explore ce mystère : c’est le vent et rien de plus. »

chat qui louche maykan alain gagnon francophonie

Mallarmé

Au large je poussai le volet, quand, avec maints enjouement et agitation d’ailes, entra un majestueux corbeau des saints jours de jadis. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta ni n’hésita un instant : mais, avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de ma chambre, — se percha sur un buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre — se percha, siégea et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène induisant ma triste imagination au sourire, par le grave et sévère décorum de la contenance qu’il eut : « Quoique ta crête soit chenue et rase, non ! dis-je, tu n’es pas pour sûr, un poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de Nuit — dis-moi quel est ton nom seigneurial au rivage plutonien de Nuit. » Le Corbeau dit : « Jamais plus. »

Je m’émerveillai fort d’entendre ce disgracieux volatile s’énoncer aussi clairement, quoique sa réponse n’eût que peu de sens et peu d’à-propos ; car on ne peut s’empêcher de convenir que nul homme vivant n’eut encore l’heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, — un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté, au-dessus de la porte de sa chambre, — avec un nom tel que : « Jamais plus. »

Mais le Corbeau perché solitairement sur ce buste placide, parla ce seul mot comme si son âme, en ce seul mot, il la répandait. Je ne proférai donc rien de plus ; il n’agita donc pas de plume, — jusqu’à ce que je fis à peine davantage que marmotter : « D’autres amis déjà ont pris leur vol, — demain il me laissera comme mes espérances déjà ont pris leur vol. » Alors l’oiseau dit : « Jamais plus. »

Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : « Sans doute, dis-je, ce qu’il profère est tout son fonds et son bagage, pris à quelque malheureux maître que l’impitoyable Désastre suivit de près et de très près suivit jusqu’à ce que ses chansons comportassent un unique refrain ; jusqu’à ce que les chants funèbres de son Espérance comportassent le mélancolique refrain de : « Jamais — jamais plus. »

Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai soudain un siège à coussins en face de l’oiseau, et du buste, et de la porte ; et m’enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis, — à ce que ce sombre, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau de jadis signifiait en croassant : « Jamais plus. »

Cela, je m’assis occupé à le conjecturer, mais n’adressant pas une syllabe à l’oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au fond de mon sein ; cela et plus encore, je m’assis pour le deviner, ma tête reposant à l’aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière de la lampe, housse violette de velours qu’Elle ne pressera plus, ah ! jamais plus.

L’air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute, tintait sur l’étoffe du parquet. « Misérable ! m’écriai-je, ton Dieu t’a prêté — il t’a envoyé, par ces anges le répit — le répit et le népenthès dans ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette Lénore perdue ! » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Que si le Tentateur t’envoya ou la tempête t’échoua vers ces bords, désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée, — vers ce logis par l’horreur hanté : dis-moi véritablement, je t’implore ! y a-t-il du baume en Judée ? — Dis-moi, je t’implore. » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète, dis-je, être de malheur, prophète, oui, oiseau ou démon ! Par les cieux sur nous épars, — et le Dieu que nous adorons tous deux, — dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Éden, elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore, — embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore. » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin esprit », hurlai-je en me dressant. « Recule en la tempête et le rivage plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage du mensonge qu’a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon cœur et jette ta forme loin de ma porte ! » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le Corbeau, sans voleter, siège encore, — siège encore sur le buste pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve, et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera — jamais plus.

Edgar Allan Poe (Boston, 19 janvier 1809 – Baltimore, 7 octobre 1849) est un poète, romancier, nouvelliste, critiqueEdgar Allan Poe (Boston, 19 janvier 1809 – Baltimore, 7 octobre 1849) est un poète, romancier, nouvelliste, critique littéraire, dramaturge1 et éditeur américain, ainsi que l'une des principales figures du romantisme américain. Connu surtout pour ses contes — genre dont la brièveté lui permet de mettre en valeur sa théorie de l'effet, suivant laquelle tous les éléments du texte doivent concourir à la réalisation d'un effet unique— il a donné à la nouvelle ses lettres de noblesse et est considéré comme l’inventeur du roman policier. Nombre de ses récits préfigurent les genres de la science-fiction et du fantastique. littéraire, dramaturge et éditeur américain, ainsi que l’une des principales figures du romantisme américain. Connu surtout pour ses contes — genre dont la brièveté lui permet de mettre en valeur sa théorie de l’effet, suivant laquelle tous les éléments du texte doivent concourir à la réalisation d’un effet unique— il a donné à la nouvelle ses lettres de noblesse et est considéré comme l’inventeur du roman policier. Nombre de ses récits préfigurent les genres de la science-fiction et du fantastique. (Wikipédia)


Billet de Québec, par Jean-Marc Ouellet… »

21 février 2014

La plume du corbeau

 Elle git sur le sol.  Noire.  Seule.  Les autres, où sont-elles ?  Pour quelle chair agissent-elles ?  Elles protègent, glissent sur l’air, se laissent emporter par le vent, planent au-dessus des regards méfiants.

Plume sur le bitume, pourquoi mérites-tu mon œil soupçonneux ?  Noire tu es, comme l’obscurité, comme la nuit.  Tu n’as fait aucun crime, mais mon mépris passe par ce que tu es.  Tu es noire.  N’est-ce pas assez ?!  N’étais-tu pas sur cet oiseau, ce rapace, qui rôde sur la mort, qui plane en quête de mort, qui se nourrit de mort ?  Je n’aime pas les ténèbres, je n’aime pas la mort.  Et de toujours, l’ombre volante a mauvais renom.  Exécutions, cimetières, voilà ses domaines.  Jadis, les Anglais soutenaient que cette chair fuyant la Tour de Londres, la mort frapperait la famille royale, ou le royaume chuterait devant l’ennemi.  On a dit que l’esprit du Roi Arthur habite cette chair.  La tuer prêterait au sacrilège, et à la malchance.  Les Indiens d’Amérique l’appelaient « messager de la mort ».  Poe, ce grand poète, mit en vers sa sinistre nature.  Tout ça, parce qu’un roi de la dynastie des Hapsburgs extermina la horde qui avait trouvé refuge dans une tour de son château.  Depuis, vous avez croassé au-dessus de Marie-Antoinette et de sa guillotine ; vous avez nargué l’Empereur Maximilien tué par balle au Mexique ; vous avez pleuré au-dessus du Prince Rudolf d’Autriche et de l’amour de sa vie, la Comtesse Maria Vetsera, alors qu’ils consommaient leur pacte de suicide ; vous avez tremblé au-dessus de l’archiduc Ferdinand assassiné à Sarajevo, événement qui catalysa la Première Grande Guerre et mena à l’extinction de la dynastie des Hapsburg.  (1)

Pourtant cette chair est sociable.  À la mort d’un membre de la bande, vous respectez un rituel funéraire, des protestations rauques s’étirent des heures et des heures.  Y aurait-il un cœur sous ce lugubre plumage ?  Noire relique, me méprendrai-je sur ta nature, sur celle de la chair qui t’a abandonnée ?

L’habit ne fait pas le moine, dit l’adage.  Le noir de ce plumage, de ce ramage, ne serait-il que fausse représentation ?  Y aurait-il du bon sous ces sinistres attributs ?  Rares les Hitler chez les moustachus.  Rares les Magniotta chez les gais.  Et les cheveux blancs n’assurent pas la sagesse.

Cette chair est si proche de la mienne.  Elle a des yeux, un cou et des pattes, son estomac digère, son foie purifie, ses poumons respirent, son cœur bat.  Comme moi, elle se nourrit de viande, fraîche ou morte, elle boit.  Comme elle, je chante faux, je croasse mes objections, je pleure la perte d’un semblable.  Je plane sur une société cruelle, contrôlée par des forces obscures.  Comme cette chair, je profite des occasions qui se présentent à moi, et au surcroit, je gaspille les ressources, je détruis la Nature qui nous nourrit.  Je juge ma pilosité souveraine, et méprise la douteuse noirceur de ton plumage.  Mais… qui suis-je pour te juger ?  Plus digne que toi ? Ou mon regard n’est-il que l’instrument de ma propre noirceur ?

(1)    http://www.forteantimes.com/features/articles/879/myths_of_the_raven.html

© Jean-Marc Ouellet 2012

Notice biographique

Jean-Marc Ouellet a grandi sur une ferme du Lac-des-Aigles, petite municipalité du Bas-du-Fleuve, puis à Québec. Après avoir obtenu un diplôme de médecine de l’Université Laval, il a reçu une formation en anesthésiologie. Il exerce à Québec. Féru de sciences et de philosophie, il s’intéresse à toutes les  littératures, mais avoue son faible pour la fiction. Chaque année, depuis le début de sa pratique médicale, il contribue de quelques semaines de dépannage en région, et s’y accorde un peu de solitude pour lire et écrire. L’homme des jours oubliés, son premier roman, a paru en avril 2011 aux Éditions de la Grenouillère. Depuis janvier 2011, il publie un billet bimensuel dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche


Billet de Québec, par Jean-Marc Ouellet…*

8 janvier 2014

La plume du corbeau

 Elle git sur le sol.  Noire.  Seule.  Les autres, où sont-elles ?  Pour quelle chair agissent-elles ?  Elles protègent, glissent sur l’air, se laissent emporter par le vent, planent au-dessus des regards méfiants.

Plume sur le bitume, pourquoi mérites-tu mon œil soupçonneux ?  Noire tu es, comme l’obscurité, comme la nuit.  Tu n’as fait aucun crime, mais mon mépris passe par ce que tu es.  Tu es noire.  N’est-ce pas assez ?!  N’étais-tu pas sur cet oiseau, ce rapace, qui rôde sur la mort, qui plane en quête de mort, qui se nourrit de mort ?  Je n’aime pas les ténèbres, je n’aime pas la mort.  Et de toujours, l’ombre volante a mauvais renom.  Exécutions, cimetières, voilà ses domaines.  Jadis, les Anglais soutenaient que cette chair fuyant la Tour de Londres, la mort frapperait la famille royale, ou le royaume chuterait devant l’ennemi.  On a dit que l’esprit du Roi Arthur habite cette chair.  La tuer prêterait au sacrilège, et à la malchance.  Les Indiens d’Amérique l’appelaient « messager de la mort ».  Poe, ce grand poète, mit en vers sa sinistre nature.  Tout ça, parce qu’un roi de la dynastie des Hapsburgs extermina la horde qui avait trouvé refuge dans une tour de son château.  Depuis, vous avez croassé au-dessus de Marie-Antoinette et de sa guillotine ; vous avez nargué l’Empereur Maximilien tué par balle au Mexique ; vous avez pleuré au-dessus du Prince Rudolf d’Autriche et de l’amour de sa vie, la Comtesse Maria Vetsera, alors qu’ils consommaient leur pacte de suicide ; vous avez tremblé au-dessus de l’archiduc Ferdinand assassiné à Sarajevo, événement qui catalysa la Première Grande Guerre et mena à l’extinction de la dynastie des Hapsburg.  (1)

Pourtant cette chair est sociable.  À la mort d’un membre de la bande, vous respectez un rituel funéraire, des protestations rauques s’étirent des heures et des heures.  Y aurait-il un cœur sous ce lugubre plumage ?  Noire relique, me méprendrai-je sur ta nature, sur celle de la chair qui t’a abandonnée ?

L’habit ne fait pas le moine, dit l’adage.  Le noir de ce plumage, de ce ramage, ne serait-il que fausse représentation ?  Y aurait-il du bon sous ces sinistres attributs ?  Rares les Hitler chez les moustachus.  Rares les Magniotta chez les gais.  Et les cheveux blancs n’assurent pas la sagesse.

Cette chair est si proche de la mienne.  Elle a des yeux, un cou et des pattes, son estomac digère, son foie purifie, ses poumons respirent, son cœur bat.  Comme moi, elle se nourrit de viande, fraîche ou morte, elle boit.  Comme elle, je chante faux, je croasse mes objections, je pleure la perte d’un semblable.  Je plane sur une société cruelle, contrôlée par des forces obscures.  Comme cette chair, je profite des occasions qui se présentent à moi, et au surcroit, je gaspille les ressources, je détruis la Nature qui nous nourrit.  Je juge ma pilosité souveraine, et méprise la douteuse noirceur de ton plumage.  Mais… qui suis-je pour te juger ?  Plus digne que toi ? Ou mon regard n’est-il que l’instrument de ma propre noirceur ?

(1)    http://www.forteantimes.com/features/articles/879/myths_of_the_raven.html

© Jean-Marc Ouellet 2012

Notice biographique

Jean-Marc Ouellet a grandi sur une ferme du Lac-des-Aigles, petite municipalité du Bas-du-Fleuve, puis à Québec. Après avoir obtenu un diplôme de médecine de l’Université Laval, il a reçu une formation en anesthésiologie. Il exerce à Québec. Féru de sciences et de philosophie, il s’intéresse à toutes les  littératures, mais avoue son faible pour la fiction. Chaque année, depuis le début de sa pratique médicale, il contribue de quelques semaines de dépannage en région, et s’y accorde un peu de solitude pour lire et écrire. L’homme des jours oubliés, son premier roman, a paru en avril 2011 aux Éditions de la Grenouillère. Depuis janvier 2011, il publie un billet bimensuel dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche


Rétro : La nuit, un texte de Luc Lavoie…

20 novembre 2013

La nuit

… Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

Le corbeau

Edgar Allan Poe
Traduction de Charles Baudelaire

La nuit avale le jour.

Les ombres se répandent dans les taillis. L’obscurité resserre ses griffes : le jour s’éteint. Une fois de plus, des confins de la noirceur, d’étranges créatures s’échappent…

La lune grimpe un ciel ténébreux. Un noir oiseau se déploie au-dessus des arbres morts que les fourmis ravagent avec entrain. Le nécrophage s’élève. En passant devant l’astre, de ses ailes légères, sur sa face, il dessine un sourire qui se veut lugubre. Un reflet disgracieux qui se noie sous la surface des marécages, le temps d’un bouillon venu profaner l’eau morte. De là, entonne la chorale morbide des crapauds.

La noirceur se meut. Elle rampe, saute et marche. Naturellement malsaine. Elle libère ses bêtes enragées. Lamentations et hurlements épars forment sa voix. Silhouette furtive, elle alimente la peur, tandis que son hypnotique regard fige la proie. Rapide et sournoise, elle donne la chasse. Dans ce monde sauvage et sans merci, elle se rue sur sa victime… pour tuer. Dans ses yeux de glace se reflètent la lente agonie, puis la mort.

Derrière les roseaux, sur une branche de merisier, la mante religieuse découpe la tête du mâle qui vient tout juste de l’engrosser. La pénombre impitoyable agrippe, étrangle et dévore. De ses mâchoires tranchantes, dans la lueur de ses yeux insensibles, s’écoule le sang des carcasses démembrées. La mort est reine en ce lieu. Assise sur son trône d’animosité. On n’échappe pas à l’assaut brutal des carnassiers.

La chouette, d’un chicot, cligne des yeux. Sur son axe, sa tête tourne sur deux-cent-soixante-dix degrés. Un polatouche s’élance dans la nuit. Son corps cerf-volant plane au faîte des grands arbres. Le rapace allonge ses ailes et le suit. Cette ombre au vol silencieux glisse et fend l’air. Il intercepte sa proie.   Le choc lui est fatal. Les serres effilées perforent sa chair molle. Sa vie lui échappe. Ses petits yeux noirs s’emplissent de vide et son frêle corps se relâche. Quelques coups de ses longues rémiges fouettent l’air, et l’augural volatile reprend de la hauteur. Il emporte sa pitance et bientôt disparaît aux abîmes. L’écho singulier de son hululement, ce cri insolite qui traverse les bûchers, est l’annonce incontestable qu’un festin sinistre aura lieu.

Des nuées lourdes roulent au ras des cimes. Le ciel menace. Même les étoiles se cachent derrière le rideau de cette mise en scène sinistre. Dans les montagnes d’épinettes et de savanes, les brumes s’étalent à nouveau. Elles s’entremêlent aventureuses. Sur les hauts plateaux ou sur les eaux de quelques lacs tranquilles, elles se risquent encore. Espiègles. Engeances fantomatiques ; errantes fumées issues de quelque royaume spectral oublié, elles sont devenues portes ouvertes sur d’autres univers ; des endroits clos où circulent péripéties et sagas d’époques évanouies. Elles osent même traverser de vieilles routes forestières, jadis achalandées ; passages devenus opaques à la lumière, même le jour, obstrués par les buissons d’aulnes et d’aubépines. Abandonnées des hommes. La nuit. Cédées aux revenants et aux esprits retors.

Sur ces voies difficiles d’accès, les mousses ont recouvert sols et constructions depuis longtemps. Elles s’y sont multipliées. Incrustées aux souches. Elles ont rongé les restes des campements qui les longent, témoins immobiles, ou presque, d’un passé depuis longtemps enseveli. Les brumes, elles, ont chuchoté et chuchoteront encore. Ad vitam aeternam. Elles rediront sans cesse ces mêmes phrases tout droit sorties des catacombes. Murmures et réverbérations sans consistance qui percent la toile nocturne, annonciatrice de terreur et d’épouvante. Ces embruns volubiles ont ramené aux yeux effrayés des rares perdus des légendes moribondes de colosses venus de lointains horizons. Géants trépassés de la terre ; héros aux mains équarries à la hache, aux bras veinés de la sève des grands conifères ; bûcherons massifs au sourire en dents de scie et à l’endurance de l’ours noir. Diables dévoreurs d’immenses forêts de sapins.

Ces malins brouillards leur ont chanté des ritournelles de chantiers forestiers animés, jonchés de troncs d’arbres qui se sont rompus et couchés avec fracas. Endroits habités de tous les mystères. D’énigmatiques images revenues du  lointain : on y aurait vu les loups de Satan, venus des tréfonds, enlever des hommes téméraires qui s’étaient égarés trop loin des camps. D’autres encore, libérés des profondeurs des eaux, entraînèrent en leurs royaumes des équilibristes aux jambes agiles ; flotteurs de pitounes ; de billes de bois en descente sur d’assourdissantes rivières. Revoir la disparition de grands maîtres-briseurs d’embâcles ; jongleurs engloutis sous de puissants remous. Draveurs emportés vers les gouffres de l’enfer. Régulateurs des flux, des routes liquides qui alimentaient jadis les bouches démoniaques, déchiqueteuses,  de ces machines aux mâchoires métalliques ; ogres affamés du règne infernal de la pâte et du papier…

Qu’une première lueur jaillisse enfin sur les agitations de l’eau trouble, que déjà un tout nouveau jour naisse… libéré des bras étouffants de Nyx.

Les chimères se seront tues. Après avoir parlé de vive voix, elles s’en seront retournées dans le précipice des âges. Visions ancestrales d’une ère  florissante, mais aujourd’hui vestiges d’une époque révolue.

Avec le temps et la végétation qui les ont englouties, seules les ombres auront subsisté dans les coins les plus reculés des pinèdes. Au fond des grottes obscures. Sous les eaux dormantes des étendues.

La lumière, encore une fois, aura dispersé les mythes. Fait fuir les fantômes des fables. Repoussé les esprits maléfiques.

Mais la nuit reviendra. Maligne. Pour sûr, elle n’a pas encore dit son dernier mot…

 

 Notice biographique

Âgé de 47 ans, Luc Lavoie vit à Roberval.  Il a suivi une formation en graphisme au Collège de Rivière-du-Loup.  Il est présentement courtier en alimentation. Auteur autodidacte, il écrit pour le plaisir depuis quinze ans.  Il privilégie la nouvelle fantastique, d’anticipation ou de science-fiction.

Il aime voyager à travers l’espace des mots et traverser avec eux le temps.  Il explore la page blanche – cette toile vierge de l’immensité –  comme un cosmonaute aux commandes de son clavier numérique, et qui s’est lancé, de son propre chef,  dans l’infini littéraire.

Son rêve ?  Être un jour remarqué et publié. Il prépare, à cette fin, un recueil de nouvelles.  Il envoie également des textes à des magazines spécialisés.

 


Éphémérides : Naissance d'Edgar Allan Poe…

19 janvier 2011

Le 19 janvier 1809 naissait le poète et esthète Edgar Allan Poe…

Pour commémorer la naissance de Poe, voici la traduction par Charles Baudelaire  de son chef-d’œuvre The Raven.

Le corbeau


« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée,

Edgar Allan Poe

pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »

 

Lenore

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

(Si vous voulez entendre Le Corbeau en anglais — une gracieuseté de Jean-François Tremblay : http://www.youtube.com/watch?v=LqlzElvN95g)


Éphémérides : Naissance d'Edgar Allan Poe…

19 janvier 2011

Le 19 janvier 1809 naissait le poète et esthète Edgar Allan Poe…

Pour commémorer la naissance de Poe, voici la traduction par Charles Baudelaire  de son chef-d’œuvre The Raven.

Le corbeau


« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée,

Edgar Allan Poe

pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »

 

Lenore

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

(Si vous voulez entendre Le Corbeau en anglais — une gracieuseté de Jean-François Tremblay : http://www.youtube.com/watch?v=LqlzElvN95g)