Chronique des Idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

19 janvier 2017

Nostalgie et signification

(Notes pour une esthétique du récit)

(a)

En me rapprochant de ma nostalgie,  je comprends mieux l’ultime projet qui s’offre à l’écrivain : écrire un livre qui ne porte sur rien, dans lequel

Platon

toute signification serait suspendue afin que le sens, qui ne peut que différer, advienne.  Songez-y un instant : croyez-vous vraiment que votre nostalgie se rapporte à des événements passés ?  La nostalgie cherche plutôt à saisir ce qui jamais n’arriva.  Le nostalgique projette sur le phantasme du passé son phantasme de plénitude (il y aurait donc phantasme redoublé).  Dans la nostalgie, nous faisons cette expérience paradoxale de la présence sans cesse différée mais en réalité si poignante de ce qui ne fut jamais.  Nous devons comprendre que ce sont des absences qui donnent sens à la vie.  Les Idées de monde et d’âme sont des formes vides qui orientent la pensée ; et pourtant ces Idées sont ce qu’il y a de plus nécessaire.  L’expérience concrète ne nous livre en réalité que des impressions parcellaires du monde comme de l’âme ; seuls les mystiques (peut-être) pourraient expérimenter dans toute leur vérité la richesse substantielle du cosmos et du moi; pour le reste, nous autres, pauvres mortels, nous n’expérimentons dans les Idées que ce qui sans cesse différé n’en donne pas moins sa nécessaire cohésion à l’ensemble indéfini de nos perceptions.

(b)

Il y a dans la vie des séquences qui captent mystérieusement ces significations latentes dont sont riches ces inconnues qui nous convainquent de la réalité du réel.  Si j’en crois ma propre expérience comme certains romans, les souvenirs des premiers moments où l’on se sépare de l’ordre familial sont les plus propices à réveiller notre nostalgie d’une plénitude qui serait comme la réalisation de ce que les Anciens et les scholastiques appelaient les transcendantaux.  Pour plus d’un homme, ces moments jamais vécus mais déterminants se confondent avec une atmosphère de féminité diffuse.  La Femme, en effet, quel bel exemple de surfantôme qui assure leur apparente cohérence à des continents psychologiques qui par moments nous semblent plus solides que le roc et que baignent pourtant les eaux absentes du pur néant.

(c)

Hamlet

La naissance de la philosophie moderne est caractérisée par le doute (Descartes), doute qui permet à l’intelligence de connaître son essence propre dans l’expérience du cogito (doute dont Husserl, faut-il ajouter, tirera toutes les conséquences beaucoup plus tard).  Mais avant d’être thématisé par le philosophe français, le doute et son corrélat psychologique, l’ambigüité, fit son apparition dans l’œuvre de Shakespeare, tout spécialement dans son Hamlet dont le héros est peut-être le premier personnage réellement moderne.

Cette mise en avant du doute représente une révolution qui affecta tout l’art du récit, jusqu’au drame théâtral.  Les Anciens, croyant en un telos immanent qui meut le cosmos comme tout être vivant, croyaient que l’œuvre littéraire devait elle-même être douée d’entéléchie, ce dont les poèmes épiques d’Homère donnent un bon exemple.  Chez nous, modernes, cette foi dans la finalité comme condition du sens est remise en question.  Le sens est pour nous suspendu, à venir.  Or l’esthétique est solidaire d’une telle mentalité.  Nos récits sont le plus souvent des tranches de vie : il y a bien sûr des événements, mais on ne voit pas entre ces événements les liens nécessaires qui conduisent immanquablement à une chute précise.

Il y aurait long à dire sur l’expérience du sens comme sens différé.  Il ne s’agit pas, selon moi, d’une réalité purement négative : elle permet ce libre jeu de la pensée qui de Fichte à Hegel engendra la vision dialectique du réel.  On pourrait ajouter qu’au niveau littéraire, elle ouvre la perspective d’une œuvre dans laquelle la vérité du sens comme différé et différence devient enfin manifeste.

(d)

Je rêve donc du roman de la nostalgie.  Ce serait le roman le plus moderne que l’on puisse imaginer.  Au fond on est nostalgique parce que le

Nostalgie, Création Julie

sens fait défaut ; on aspire donc à des amours passées, à des époques révolues.  Mais ces époques, ces amours, sont plutôt le rêve de ce qui fut et non ce qui fut vraiment.  On pourrait dire que l’objet du nostalgique est une absence qui en tant qu’absence capte toutes les significations dont est riche sa vie intérieure.

Pénétrez-vous de ces idées au fond très simples : la femme la plus belle est celle que l’on n’embrassera jamais, et c’est son impossibilité même qui rend l’amour possible.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


Chronique des idées et des livres…

12 janvier 2017

À Paris avec Ernest, par Frédéric Gagnon

Ce que j’ai compris en lisant Ernest Hemingway est au fond très simple : la vie est tragique et notre mort certaine ; la condition humaine est celle d’un être seul dans un monde incompréhensible ; notre sort post-mortem est au mieux hypothétique ; mais nous devons faire face à l’existence avec courage et dignité, cela, nous ne le devons pas à l’ordre social ou à Dieu, mais à nous-mêmes.  C’est là un enseignement lourd à porter, diront certains.  Peut-être… mais il y a dans l’œuvre du grand écrivain un livre qui porte sur  le bonheur d’exister, Paris est une fête que je relisais dernièrement (« … tel était le Paris de notre jeunesse, dit Hemingway, au temps où nous étions très pauvres et très heureux. »)  Si l’on retrouve dans cet ouvrage la rude personnalité de l’auteur, il faut admettre qu’il s’agit là d’un récit qui est d’un tout autre registre que Le Soleil se lève aussi ou L’Adieu aux armes.  Hemingway, vieilli, examine avec sincérité sa jeunesse et les personnages qu’il fréquenta dans le Paris des folles années 20 ; on le sent par moments gagné par cette émotion qui nous étreint quand nous pensons aux premiers feux de notre existence.  Je dois pour ma part l’admettre, Paris est une fête fait partie de ces textes dont la pure beauté m’éblouit.

Vous verrez dans ce roman des personnages que l’auteur, avec son talent inimitable, sait rendre très vivants.  On y voit Gertrude Stein, emmerdante mais très cultivée, une expérimentatrice du langage qui participa à la formation de l’écrivain.  Il y a aussi Ezra Pound, sympathique et généreux.  En vain, Hemingway tenta d’enseigner les rudiments de la boxe à l’auteur des Cantos (Pound n’était vraiment pas doué), et le poète, quant à lui, conseillant son jeune ami dans ses lectures, suggérait à ce dernier de s’en tenir aux Français, admettant pour sa part n’avoir jamais lu les Russes.  Enfin, il y a aussi l’immense auteur de Gatsby le magnifique.  En exergue de cette partie du récit qui porte le nom de son ami disparu (Scott Fitzgerald), Hemingway écrivit une description poétique du grand défunt que je dois citer pour sa pure beauté : « Son talent était aussi naturel que les dessins poudrés sur les ailes d’un papillon.  Au début il en était aussi inconscient que le papillon et, quand tout fut emporté ou saccagé, il ne s’en aperçut même pas.  Plus tard, il prit conscience de ses ailes endommagées et de leurs dessins, et il apprit à réfléchir, mais il ne pouvait plus voler car il avait perdu le goût du vol et il ne pouvait que se rappeler le temps où il s’y livrait sans efforts. »  Je sais qu’Hemingway composa peu de vers ; je ne les ai pas lus, on m’a dit qu’ils étaient mauvais ; mais le passage que je viens de citer est un modèle absolu de poésie : dans une langue simple et noble, son auteur crée de manière convaincante une image qui dit tout de la vie tourmentée de Fitzgerald ; on voit de plus dans ces quelques phrases un bon exemple de cet art de la répétition qui n’appartient qu’à Hemingway, et de son emploi de la conjonction (« and » : « et »), deux éléments qui participent à cette métrique qui est l’un des secrets de sa prose.

Le ton des œuvres d’Hemingway, on s’en rend compte dès la première lecture, est très particulier.  Je l’ai déjà dit, le grand style est une pensée singulière, la phrase met le monde en ordre.  Or le style d’Hemingway est exemplaire et reconnaissable entre tous.  Hemingway est avare d’adjectifs et d’adverbes ; ses descriptions sont courtes mais suggestives ; il saisit ses  personnages sur le vif, en pleine action, mais il ne retient que ces paroles et gestes qui révèlent un personnage, l’essence d’une situation.  On pourrait dire que chez Hemingway la poétique se confond avec la vision du monde d’un homme réfléchi mais essentiellement actif ; avec un rythme vital qui devait trouver sa source dans l’organisation physique et mentale de l’écrivain ; avec une pensée précise qui tout en se projetant dans un ordre classique n’est pas sans parenté avec l’existentialisme.

Dans Paris est une fête, Hemingway investit de ses plus hautes qualités d’artiste un récit qui ne peut qu’être beau, celui de la jeunesse, des débuts de la vie adulte, quand toutes choses sont neuves et dégagent une atmosphère subtile et enchantée que l’on ne saurait qualifier que de printanière.  Toutefois Hemingway dans son œuvre ultime ne crée pas un merveilleux facile sans commune mesure avec la vie.  Certes, boire du vin est une fête, tout comme de marcher dans les rues de la plus belle ville du monde, mais l’accomplissement de l’homme n’en demeure pas moins l’objet d’un combat.  Dans tous ses écrits, Hemingway demeure réaliste ; mais ses souvenirs parisiens ont quelque chose d’enlevé qui n’est certainement pas étranger à la verdeur du sujet.

On voit par ailleurs, dans Paris est une fête, un Hemingway observateur et perspicace dès son entrée dans le monde des lettres.  On lit ainsi une remarque singulière dans laquelle l’auteur fait état de l’une de ses premières découvertes dans l’art d’écrire.  Il s’agit de l’omission.  Il nous dit que selon une théorie qu’il avait alors conçue « on pouvait omettre n’importe quelle partie d’une histoire, à condition que ce fût délibéré, car l’omission donnait plus de force au récit et ainsi le lecteur ressentait encore plus qu’il ne comprenait. »  Voilà, le grand écrivain vise l’inconscient (ce serait l’inconscient qui donne vie, qui prête vie à des personnages dans lesquels un plat observateur ne verrait sans doute qu’une suite de caractères imprimés) ; or la façon la plus sûre de mobiliser les puissances émotionnelles du lecteur serait l’ellipse, mais il doit s’agir d’absences délibérées et non de lacunes dues à l’inadvertance, en un mot, cela doit se faire avec art, l’art étant le fruit des efforts concertés des plus hautes facultés du créateur.

Cet emploi de l’ellipse, qu’avait découvert le jeune Hemingway, est bien illustré par plus d’un passage des souvenirs parisiens d’un Hemingway vieillissant.  Cela est particulièrement vrai de la fin du récit, où l’auteur nous parle de personnes fortunées qui auraient gâché son écriture et son mariage avec Hadley.  Le physique et le moral de ces riches-là n’est pas décrit, en fait, ils ne sont même pas nommés ; mais par une série d’allusions fines, Hemingway nous fait ressentir la réalité de leur travail de sape.  Paris est une fête est en grande partie construit sur de telles allusions.  Quelques dialogues brefs, des descriptions succinctes de leurs escapades, suffisent à nous faire sentir quel couple formaient Ernest et son épouse, à quel point ils étaient bien assortis.  Par contre, en quelques remarques, le romancier brosse un portrait de Zelda Fitzgerald en harpie bohémienne qui, foncièrement jalouse du talent de Scott, encourageait son ivrognerie.

Il ne faut pas chercher, dans une telle œuvre, des tirades ni des descriptions psychologiques interminables.  Chez Hemingway, les hommes et les femmes parlent comme ils le font dans la réalité ; ils agissent avec un naturel convaincant qui nous en dit plus long que des analyses qui n’en finissent plus.  Je crois qu’un écrivain devrait avoir sans cesse à l’esprit le conseil qu’Hemingway donnait à Scott Fitzgerald : « Écris une nouvelle de ton mieux, et écris-la aussi simplement que tu peux » (c’est moi qui souligne).  Si cela ne vous vient pas naturellement d’écrire comme un Proust, un Claude Simon ou un Faulkner, efforcez-vous plutôt d’être simple : c’est quand vous écrivez simplement que ressurgit votre complexité réelle, celle qui n’appartient qu’à vous.  On retrouve dans Paris est une fête une telle complexité, toujours suggérée ; une originalité qui inspirait à l’auteur certaines des phrases les plus vraies que l’on peut trouver.  Il y a un passage, à la fin, dans lequel Hemingway, parlant d’Hadley, exprima peut-être la plus belle pensée d’amour qui fut jamais écrite : « … je souhaitai être mort avant d’aimer une autre qu’elle. »

Enfin, il faut souligner que Paris est une fête, comme toutes les grandes œuvres, nous conduit à une meilleure compréhension de notre humanité.  En réalité il n’y a sans doute pas de petites gens ni de vies insignifiantes.  En quelques traits, Hemingway dessine des êtres qui chez un auteur médiocre nous sembleraient sans importance.  Il est ainsi question d’un certain Jean, serveur moustachu qui remplit sans mesurer les verres de whisky d’Ernest et d’Evan Shipman, un poète aujourd’hui oublié.  Or on apprend que le nouveau propriétaire de la Closerie va obliger les garçons à couper leur moustache ; on en est révolté : quelques indications habiles ont suffi à nous rapprocher d’un personnage pourtant secondaire.

Hemingway, dès ses premières nouvelles, rechercha la vérité de l’homme, une réalité existentielle capable de fonder une œuvre.  C’est, je crois, le propre de la jeunesse de vouloir prendre la mesure du cœur humain ; au bord du gouffre, Hemingway se fit une âme neuve pour ressusciter l’émerveillement qui nous habite quand nous découvrons la vie.

Le monde est implacable, il peut même être cruel, mais il semblera toujours d’une beauté souveraine au jeune homme qui porte sur lui un regard clair.  Espérons que les âmes bien nées auront toujours leur Paris.

*    *   *

Vous trouverez sur le site Book Drum (http://www.bookdrum.com/books/a-moveable-feast/9780099909408/bookmarks-1-25.html?bookId=15939) une séries de notes, accompagnées de photos et de vidéos, portant sur Paris est une fête (site en anglais).

On trouve Paris est une fête dans la collection Folio.  Mon édition est celle de ’73; la traduction, superbe, est de Marc Saporta : j’espère que Gallimard l’a conservée.


De Maupassant, de Schopenhauer… par Frédéric Gagnon

5 janvier 2017

Des idées et des Livres

De Maupassant, de Schopenhauer et de quelques considérations scandaleuses…

Publié pour la première fois en 1885, Bel-Ami de Maupassant est un roman réaliste qui nous révèle les dessous du journalisme, de la politique et du capitalisme dans le Paris de la seconde moitié du XIXe siècle.

Frédéric Gagnon

 

Le personnage principal s’appelle Georges Duroy.  C’est lui, le Bel-Ami.   C’est un jeune homme pauvre, un ancien sous-officier.  Monté dans la métropole pour faire fortune, il travaille au bureau des chemins de fer du Nord et gagne un salaire de crève-la-faim.  Mais dès le chapitre premier, un hasard heureux se manifeste en la personne de Forestier, un ancien compagnon d’armes devenu journaliste.  Constatant l’impécuniosité de Duroy, Forestier décide de le prendre sous son aile.  Duroy deviendra ainsi reporter, chef des échos et enfin rédacteur politique à La Vie française, journal qui appartient à M. Walter, juif déjà fortuné qui deviendra cinquante fois millionnaire grâce à une transaction frauduleuse.

L’intérêt du roman repose en grande partie sur la carrière fulgurante de Bel-Ami, qui n’hésitera pas à se servir des hommes et des femmes dans une course qui le conduira au sommet de l’ordre social.  Ce personnage sans vergogne est une bête parfaitement adaptée aux tropiques d’un univers où tout s’achète, où tout se vend.  Georges Duroy est un égoïste, il ignore les remords et les conflits moraux ; c’est un monstre de désir, talentueux mais sans profondeur d’esprit ; il appartient à cette race qui obtient toujours les faveurs des femmes, de toutes les femmes.  Cette dernière remarque semblera peut-être odieuse ; ce qu’il faut savoir, c’est que Maupassant était grand lecteur de Schopenhauer, philosophe allemand qui publia en 1819 un ouvrage considérable, Le Monde comme volonté et comme représentation.  Or Schopenhauer soutient que l’univers entier est la manifestation d’une force désirante, qu’il nomme volonté, volonté

Guy de Maupassant

qui est une mais qui subit l’illusion de sa multiplicité dans le jeu des phénomènes.  La volonté étant donc l’essence de tout ce qui est, chacun dans ce monde (aussi bien l’homme qu’un arbre ou un animal) recherche les conditions optimales de sa propre existence, ce qui ne manque pas d’engendrer, vous l’aurez deviné, une lutte universelle dans laquelle sont engagés tous les individus.  Seul échappe à ce sort, qui se répète d’une génération à l’autre, le génie.  C’est là une personne singulière chez qui l’intellect l’emporte sur les forces instinctives, alors que normalement l’intellect est au service des instincts.  Saisi par la vision d’une Idée (eh oui ! Schopenhauer n’en était pas à un vice près, ce cher antimoderne croyait aux Idées de Platon), le génie enfante des œuvres qui font toute la grandeur de la culture humaine.  Mais si l’apport de cet être d’exception est inestimable, force est de constater que l’empire exclusif de l’intellect sur sa personne est contraire aux lois de la nature.  En fait, si le but de l’existence (comme le croient les darwinistes) était la seule survie, il faudrait admettre que ceux dont les facultés servent de puissants désirs sont de loin supérieurs au grand artiste qu’animent des visions transcendantes : le calculateur d’un entendement certain joue parfaitement son rôle dans cette tragi-comédie écrite d’avance que l’on nomme vie sociale.  Or voilà, Georges Duroy est dépourvu de toute grandeur morale ; mais il est ingénieux et doué d’un vouloir ferme, il sait tirer profit de circonstances et d’aléas dans lesquels, rétrospectivement, on voit un destin ; et la femme, sans doute si proche de la vie parce qu’elle donne la vie, cédera invariablement devant un tel individu, alors que son instinct l’éloigne de l’homme génial.

Ces considérations sur les rapports entre les sexes choqueront sans doute certains lecteurs.  Aux objections que l’on serait tenté de formuler,

Schopenhauer

j’opposerai ceci : répondez-moi en toute sincérité et dites-moi si ce ne sont pas les volontaires, et non les imaginatifs, les penseurs, qui ont le plus de succès auprès des dames.  Un réaliste, je n’en doute pas, admettra que nos motivations amoureuses sont souvent fort primitives.  Une jeune fille est excitée par la force d’un homme, puis elle lui trouve du génie ; un jouvenceau admire la beauté d’une femme, puis il croit lui trouver des vertus.  Voilà le genre de méprises dont les moralistes et les auteurs comiques pourront nourrir leur œuvre durant l’éternité.   Point de vue cynique, pensez-vous ?  Ne serait-ce pas celui de ce vieux Darwin dont la modernité vante sans cesse la théorie ?  En tout cas, c’est là une conception du sexe qui rejoint Maupassant et son philosophe préféré ; toutefois mon but, dans mes chroniques, n’est pas de convaincre, mais de susciter la réflexion.  Je vous l’ai déjà dit, je suis à peu près convaincu que nous sommes plongés dans un profond sommeil, un sommeil métaphysique.  Or je mise sur cette idée que l’interrogation passionnée des grands auteurs peut nous mettre sur le chemin de notre éveil.  Je crois, cependant, que leurs œuvres, même celles des plus grands, ne sont pas la Voie, mais le doigt qui nous indique la voie à suivre : à nous de savoir lire les signes.  Il va sans dire que les conclusions d’un Schopenhauer ou d’un Maupassant sont contestables, mais ce sont là des esprits d’une immense profondeur : on gagne toujours à les fréquenter.  Enfin, il ne faudrait pas passer sous silence ce fait que Guy de Maupassant est non seulement un fin observateur, mais également un très grand écrivain.  On ne louera jamais assez son style.  Sa phrase est généralement courte, souvent incisive ; en quelques traits, il nous permet de saisir un personnage, une situation.  Modèle d’économie, l’écriture classique de Maupassant ressemble aux mouvements gracieux de naïades qui dansent au-dessus du néant.  Légèreté et profondeur, tel serait le maître-mot de cet auteur (ce qui n’est pas sans rappeler Mozart).  Tout est si violent et immoral dans Bel-Ami, et pourtant tout est si aérien, si lumineux par la grâce d’une voix dont le chant est l’un des plus purs de la littérature française.  Il faut lire Maupassant, se pénétrer de ses phrases, et comprendre que le style n’est pas une vaine ornementation, mais une pensée singulière qui rayonne et vit en chacun de ses éléments.

Bel-Ami est une œuvre forte, une œuvre belle.  Guy de Maupassant nous montre la vie telle qu’elle est, et non telle qu’on la souhaiterait.  C’est en ce sens un maître, tout comme ce philosophe allemand qu’il admirait.

*

On retrouve Bel-Ami dans plusieurs collections de poche.  On peut se le procurer pour la somme modique de 3,95$ chez Pocket.

Les amateurs de cinéma seront sans doute heureux d’apprendre que Bel-Ami vient de faire l’objet d’une adaptation, aux États-Unis, mettant en vedette Uma Thurman (sortie prévue en 2011).

À ceux qui désireraient s’initier à la pensée de Schopenhauer, je ne saurais trop conseiller un recueil de textes intitulé Esthétique et métaphysique, paru dans la collection du Livre de Poche.  On retrouve, par ailleurs, Le Monde comme volonté et comme représentation chez Quadrige / PUF et, en deux tomes, dans la collection Folio Essais.


Paroles du souffle, par Frédéric Gagnon…

18 novembre 2016

Paroles du souffle

 

traces sur la plagealain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec
de la lucidité de tes pas
fous engoulevents criaient
les chants funèbres de mon être

mon cœur
qu’obligeait la mer inutilement
en vain pour toi se dévoilait

tu n’avais jamais été là

*

jusqu’à toi
j’aurai parcouru l’agonique chemin

sur ma cuisse traces de sang
l’être véritable
de naître commençait

*

bernaches aux quiets marais
s’envolent dans ta paume
tracent les lignes de ma main

tes yeux me voient moi
dans tes yeux je m’attends
plus tout à fait masculin

*

l’ange véritable se détourne de dieu
mais divin oui le miracle que tu sois
des outardes si chère traversent ton regard
dieu lui préfère ce qui ploie

femme parfaite dans un temple de chair
ta chair du réel le mystère suprême
tu m’auras appris toi visage de mes lèvres
qu’adulte seulement
l’homme naîtra

la mort elle que les mâles tous craignent
toi non ne te vaincra point
érodée splendeur jusqu’en tes os
à mes yeux toi tu seras toujours même

mon cœur belle mille fois te l’aurai donné
notre père donc exister ne peut pas

*

lumière des algues à l’orient de tes lèvres
ta chevelure fluviale émeut les oiseaux
d’entre tes reins l’aurore se lève
mes blancs soupirs coulent
sur les sables de ta main

*

s’éteignent des dieux désuets
nous devenons libres d’aimer

absolue sans cesse
notre présence s’évanouit et renaît

disparition d’inutiles dieux
advient en nous autour de qui nous sommes
le monde

passe l’oiseau si bleu
le ciel et l’oiseau confondus

toujours même mort
dissous dans la terre mes os
toujours toi j’aimerai

l’homme qui t’aime reconnaît
l’infinité sans paradoxe du cercle

*

amour écoute la nuit palpite
vois ce soleil pâle
l’obscur règne des chouettes
philosophes illuminer

moi belle ne le sais-tu pas ?
sur le chant rauque du sang
j’aurai tout misé

*

chaque moment le monde disparaît
l’homme lui prévoit sa fin

terre ventre tu m’accueilleras
d’omphalos ma langue percera les secrets

moi seul dans la cavité de chair vive
je t’entends corneille ton vol tu déploies

*

jamais des arbres les racines
n’épuiseront les sources de tesalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec
charmes de blanches mains

dans tes mains ondoient de calmes fruits
m’enchante la mort d’un bleu serein

*

vert ton regard m’a traversé
j’en oubliai femme de mourir
lune tu égares dans tes blancs
sentiers le trépas noir des poètes

essentiel savoir resplendit
l’admirable marbre du tombeau
ivre lune ta flamme pure prête
sa passion à nos érotiques débats

*

mystère sans fin ton souffle domine
les plus obscurs secrets de mon être

souveraine tu t’ouvres
lors mes mains voient
la tendre chair d’une rose sacrée

*

dans le lointain ne l’entends-tu pas
en vain le père blême sans cesse pleurer ?

enfin lucide mon esprit enfante
l’être qui non dieu mais divin
sans arrêt nous conçoit

*

rien
vierge vers dont les écumes chantent
les ébats héroïques de deux amants
sur le vélin spectral te déploies
sans jamais exprimer rien
seul silence bruissant où
vide miroir du monde tu dis
l’absence nue d’amoureux qui
éblouis ne sauront
plus jamais rien

*

la mer s’éveillant au son de ses refrains
femme tu suis sans détours la voie
contre ton sein éclatent mes écumes
dans l’orient absolu belle tu m’attends

*

combien de meurtres derrière ce baiser ?Albrecht Altdorfer
vois-tu la sarcelle qui s’envole ?
dans ton regard reviennent les oies blanches
le jour dans son or apparaît

*

sous le rosier aux fleurs rouge sang
les amants enlacés
à l’être donnent voix

vérité d’une clairière

ce matin le huard dans l’eau plongea

*

instant

morts pourtant ne mourrons point

amour

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Étrangeté, une nouvelle de Frédéric Gagnon…

15 octobre 2016

 Étrangeté

 (Premier prix au concours 2014 du Chat Qui Louche.)

            Ce matin-là, il se regarda dans le miroir de la salle de bains et ne se reconnut pas.  Puis il retourna dans la chambre àalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec coucher et vit sa femme pelotonnée dans le lit — mais c’était pourtant une autre.  Il se rendit donc dans la chambre de sa fille, espérant que cet être le rattacherait à lui-même, à son identité, à tout un passé qui lui paraissait définitivement étranger.  Il vit l’enfant dans son pyjama rose, dormant les jambes écartées.  Il y avait au coin gauche de ses lèvres un filament de salive.  Décidément, il ne retrouvait pas le sentiment de sa propre paternité.  Mais qui était donc cette fillette de cinq ou six ans ?  Découragé, vidé de lui-même tel un fantôme qui circule dans une maison inconnue, il descendit au sous-sol où se trouvait son bureau.  Il examina le manuscrit de ce roman que supposément il était en train d’écrire.  L’histoire en était absurde.  Ces milliers de mots s’effilochaient dans son esprit ; leur lecture pénible l’écœurait, comme s’il eût sucé quelque bonbon doucereux qui lui rappelait une enfance qui ne pouvait avoir été la sienne.  Il ramassa le paquet de Gauloises, à côté de l’ordinateur portable, et alluma une cigarette, puis il tenta de réfléchir à sa situation, mais toute pensée claire se refusait à lui.  Alors qu’il éteignait le mégot dans le cendrier de métal doré, il aperçut une feuille de papier, vraisemblablement déchirée en son milieu, qui reposait sur le coin gauche de sa table de travail.  Ce papier était porteur d’un message, d’une note manuscrite qu’il avait sans doute rédigée lui-même, mais dont il ne reconnaissait pas l’écriture.  Attentivement, il lut, puis relut : Est-ce que le monde est dans ma tête ?  Est-ce moi qui suis dans le monde ?  Ces questions (mais au fait, à qui s’adressaient-elles ?) lui donnaient une sensation de vertige.  En un sens, mais il n’aurait su préciser lequel, il sentait que ces questions-là étaient intimement liées à la perte de son identité.  Qu’était-ce donc, être moi-même ? se demanda-t-il.  Qui étais-je, quand tout empli d’une personnalité nette et précise comme le tranchant d’un couteau, j’étais habité par le sentiment de ma propre présence ?  Il pressentait qu’il s’interrogeait en vain.  Il fuma une seconde cigarette, mais cette fois ne tenta pas de réfléchir.  Puis, harassé par un monde d’ombres qui s’entassaient dans cette pièce comme les éléments dissous d’un univers à jamais perdu, il retourna au rez-de-chaussée et sortit sur le perron.  Il vit le ciel, d’un bleu absolu, bleu comme l’amour qu’on ne retrouvera jamais, comme les yeux d’une femme qui nous manque bien qu’on ne l’ait jamais connue — et il constata que ce ciel était identique à celui de la veille.  Il en conçut du dépit.

Frédéric Gagnon

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Disparitions, une nouvelle de Frédéric Gagnon…

7 août 2016

 

(Cette semaine, une nouvelle de Frédéric Gagnon nous mène aux labyrinthes de nos propres vies…)

 

DISPARITIONS

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecIl était donc seul.

Tous ceux qu’il avait aimés avaient disparu.

D’abord sa femme, Mara, et leurs deux petits garçons, Morly et Farand.

Un jour, entrant à cinq heures pile comme tous les autres jours, il n’avait pas retrouvé les bruits familiers, ceux des enfants qui jouent ou écoutent la télé, ceux de sa femme qui s’affaire dans la cuisine.  L’appartement était vide.  Ou plutôt il était plein, gros d’une absence qui était une présence malsaine, informe mais précise dans l’angoisse qu’elle suscitait.

D’abord il avait essayé de se raisonner.  Ils devaient être sortis un moment.  Mara s’était peut-être aperçue qu’elle avait oublié d’acheter un aliment quelconque en faisant son épicerie.  (Mais non, mais non, disait une voix qui était l’une des voix de sa conscience sans l’être tout à fait.  Mais non, cela n’arrive jamais : Mara n’oublie jamais rien.  Tous les jours, sans exception, Mara et les enfants sont là à cinq heures quand tu rentres du boulot.)

Il s’était assis sur le canapé du salon, sans prendre la peine d’ouvrir la lumière.  Et le temps avait passé.  Il épiait les moindres bruits de cette tour d’habitation où il avait vécu dix ans avec Mara, espérant le retour des siens, mais personne n’entrait dans ce logement du dixième étage.  Personne.  Et le temps passait.  Et maintenant  le soleil s’était couché et la pièce baignait en l’ombre comme dans une froide matrice.  Et finalement il se résigna et se versa un scotch.  Puis il but beaucoup jusqu’à ce qu’il s’endormît sur le canapé.

Le lendemain matin, quand il s’éveilla, il était toujours seul.  Rapidement il se doucha, puis il se rendit au bureau où il remplissait desalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec formulaires sur l’ordinateur.  Quand il revint, à cinq heures pile, ses espoirs furent déçus : le logement était toujours gros d’absence.  Alors il but du scotch, assis sur le canapé du salon.  Et le lendemain soir, il découvrit de nouveau un logement vide, et il but parce qu’il se sentait triste et sans ressource.  Le cinquième jour, il n’attendait plus rien en revenant du travail.  Quelque chose en lui s’était brisé, cette certitude intime et jamais formulée de l’ordre du monde.  À peine fut-il attentif à l’absence qui pourtant minait l’envers de son esprit.  Ce soir et cette nuit-là, il but et but beaucoup parce qu’en son esprit tout espoir de rétablissement s’était évanoui.

Le lendemain, c’était un samedi, il décida de rendre visite à ses parents qui vivaient dans une tour d’habitation, à l’autre bout de la ville.

Il prit deux métros puis parcourut à pied une distance d’un kilomètre sur une rue rectiligne, entre deux rangées de tours de béton.  Il entra dans un immeuble semblable à tous les autres et sonna.  « Qui est-ce? » fit la voix de son père.  Il approcha son visage de l’interphone et dit : « C’est moi ».  « Tu ne devais venir que demain », fit la voix, grave, neutre, terne presque.  « Il s’est passé quelque chose », dit-il.  « Très bien, fit la voix.  Je t’ouvre. »  Alors le timbre retentit et il put ouvrir la porte intérieure.  Il se rendit à l’ascenseur et appuya sur le huit.

Son père l’attendait dans le cadre de porte.  Son visage n’exprimait ni surprise, ni déception, ni joie.  Son visage n’exprimait jamais qu’une résistance obstinée au mouvement des êtres.

– Tu devais venir dimanche avec ta femme et tes enfants.

Il allait répondre quand il entendit la voix de sa mère :

– Qui est-ce ?

Bientôt elle apparut, derrière le père.

– Ah, c’est notre fils, ajouta-elle avec étonnement.  Mais fais-le entrer.

Le père recula d’un pas et son épouse s’écarta.

– Entre, dit le père sans émotion.

Il fit quelques pas et se retrouva dans le vestibule.  Son père l’invita à passer  au salon.  Ils y entrèrent tous trois et s’assirent.

–Lundi…  Lundi quand je suis revenu du travail, il n’y avait plus personne…  Je veux dire qu’il n’y avait absolument personne.

Il jeta un coup d’œil vers sa mère, qui était assise près de lui sur le canapé.  Sa mère regardait droit devant, apparemment indifférente, comme si tout ce qu’il pouvait dire lui était égal, mais il reconnaissait ce tic, ce clignement trop rapide de l’œil gauche qui trahissait son état intérieur.  Puis il regarda son père, assis sur son gros fauteuil à bascule, qui l’observait.

– Je n’ai pas revu Mara et les garçons depuis lundi matin.

Il y eut un moment de silence ; puis le père soupira et prit la parole.

– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

– C’est vrai, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? demanda la mère dont la paupière gauche battait encore plus rapidement.  On a déjà tout fait ce qu’on pouvait pour toi.  Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de plus ?

– Regarde dans quel état tu mets ta mère, dit le père.

– C’est vrai, concéda-t-il au bout d’un moment.  Je n’aurais pas dû vous importuner.  Je vous demande pardon.

La mère éclata alors en larmes et enfouit son visage au creux de ses paumes.

Il se leva.

– Je vous laisse, dit-il.  Vraiment je regrette infiniment…

Alors sa mère releva la tête.

– Mais c’est vrai, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse? demandait-elle.  Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de plus ?  Nous, on a tout fait ce qu’on pouvait pour toi !

– Je…  Je vous prie de m’excuser, dit-il.

– Bon, ça va, dit le père, on n’en fera pas tout un drame.

Le père quitta son fauteuil et les deux hommes se dirigèrent vers le vestibule.

Comme il ouvrait la porte, le père s’immobilisa et lui dit, de sa voix grave, inanimée :

– Ne reviens pas demain.  Tu devais venir demain avec ta femme et tes enfants, mais tu as choisi de venir aujourd’hui.  Il est donc inutile de revenir demain.

D’un hochement de la tête, il salua son père et s’en alla.

Les trois samedis suivants, il revint chez ses parents, mais personne ne répondait.  Au bout d’un mois, la chose semblait certaine : sa femme, ses enfants et ses parents avaient bel et bien disparu.  Rien ne laissait présager le retour des siens.

Morly et Farand surtout lui manquaient.  La douleur de ne plus voir les gamins devenait franchement atroce.  Pour tromper l’ennui, il se mit à boire encore plus et il entreprit une liaison avec une collègue de travail, une certaine Mlle Tessier.

Un soir, il n’était que sept heures mais il était déjà fort ivre, il décida d’aller conter fleurette à sa maîtresse et se perdit en chemin.  Depuis l’adolescence, il connaissait par cœur le dédale de ces rues rectilignes ; son sens de l’orientation était reconnu de tous, et au travail on avait souvent loué la précision de son esprit ; mais par ce soir d’ivresse chagrine, il finit par se perdre entre ces rangées de tours de béton.

Après un temps il s’arrêta.  Il ignorait s’il avait marché vingt minutes ou deux heures.  Tout, tout ceci, le ciel nocturne et ces façades indifférenciables, lui devenait étranger comme il était devenu étranger à lui-même.

***

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecEn un pays lointain, un homme fortuné se fit construire un labyrinthe s’étendant sur quelques kilomètres.  On y circule entre des rangées de tours grises, carrées, hautes de plus de deux mètres.

Il y a quelques semaines, un journal racontait qu’on y avait découvert le cadavre d’un inconnu.

Le 14 septembre 2004

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


De Maupassant, de Schopenhauer et de quelques considérations scandaleuses…, par Frédéric Gagnon

9 juin 2016

Des idées et des Livres

Publié pour la première fois en 1885, Bel-Ami de Maupassant est un roman réaliste qui nous révèle les dessous du journalisme, de la politique et

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Frédéric Gagnon

du capitalisme dans le Paris de la seconde moitié du XIXe siècle.

Le personnage principal s’appelle Georges Duroy.  C’est lui, le Bel-Ami.   C’est un jeune homme pauvre, un ancien sous-officier.  Monté dans la métropole pour faire fortune, il travaille au bureau des chemins de fer du Nord et gagne un salaire de crève-la-faim.  Mais dès le chapitre premier, un hasard heureux se manifeste en la personne de Forestier, un ancien compagnon d’armes devenu journaliste.  Constatant l’impécuniosité de Duroy, Forestier décide de le prendre sous son aile.  Duroy deviendra ainsi reporter, chef des échos et enfin rédacteur politique à La Vie française, journal qui appartient à M. Walter, juif déjà fortuné qui deviendra cinquante fois millionnaire grâce à une transaction frauduleuse.

L’intérêt du roman repose en grande partie sur la carrière fulgurante de Bel-Ami, qui n’hésitera pas à se servir des hommes et des femmes dans une course qui le conduira au sommet de l’ordre social.  Ce personnage sans vergogne est une bête parfaitement adaptée aux tropiques d’un univers où tout s’achète, où tout se vend.  Georges Duroy est un égoïste, il ignore les remords et les conflits moraux ; c’est un monstre de désir, talentueux mais sans profondeur d’esprit ; il appartient à cette race qui obtient toujours les faveurs des femmes, de toutes les femmes.  Cette dernière remarque semblera peut-être odieuse ; ce qu’il faut savoir, c’est que Maupassant était grand lecteur de Schopenhauer, philosophe allemand qui publia en 1819 un ouvrage considérable, Le Monde comme volonté et comme représentation.  Or Schopenhauer soutient que l’univers entier est la manifestation d’une force désirante, qu’il nomme volonté, volonté

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Guy de Maupassant

qui est une mais qui subit l’illusion de sa multiplicité dans le jeu des phénomènes.  La volonté étant donc l’essence de tout ce qui est, chacun dans ce monde (aussi bien l’homme qu’un arbre ou un animal) recherche les conditions optimales de sa propre existence, ce qui ne manque pas d’engendrer, vous l’aurez deviné, une lutte universelle dans laquelle sont engagés tous les individus.  Seul échappe à ce sort, qui se répète d’une génération à l’autre, le génie.  C’est là une personne singulière chez qui l’intellect l’emporte sur les forces instinctives, alors que normalement l’intellect est au service des instincts.  Saisi par la vision d’une Idée (eh oui ! Schopenhauer n’en était pas à un vice près, ce cher antimoderne croyait aux Idées de Platon), le génie enfante des œuvres qui font toute la grandeur de la culture humaine.  Mais si l’apport de cet être d’exception est inestimable, force est de constater que l’empire exclusif de l’intellect sur sa personne est contraire aux lois de la nature.  En fait, si le but de l’existence (comme le croient les darwinistes) était la seule survie, il faudrait admettre que ceux dont les facultés servent de puissants désirs sont de loin supérieurs au grand artiste qu’animent des visions transcendantes : le calculateur d’un entendement certain joue parfaitement son rôle dans cette tragi-comédie écrite d’avance que l’on nomme vie sociale.  Or voilà, Georges Duroy est dépourvu de toute grandeur morale ; mais il est ingénieux et doué d’un vouloir ferme, il sait tirer profit de circonstances et d’aléas dans lesquels, rétrospectivement, on voit un destin ; et la femme, sans doute si proche de la vie parce qu’elle donne la vie, cédera invariablement devant un tel individu, alors que son instinct l’éloigne de l’homme génial.

Ces considérations sur les rapports entre les sexes choqueront sans doute certains lecteurs.  Aux objections que l’on serait tenté de formuler,

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Schopenhauer

j’opposerai ceci : répondez-moi en toute sincérité et dites-moi si ce ne sont pas les volontaires, et non les imaginatifs, les penseurs, qui ont le plus de succès auprès des dames.  Un réaliste, je n’en doute pas, admettra que nos motivations amoureuses sont souvent fort primitives.  Une jeune fille est excitée par la force d’un homme, puis elle lui trouve du génie ; un jouvenceau admire la beauté d’une femme, puis il croit lui trouver des vertus.  Voilà le genre de méprises dont les moralistes et les auteurs comiques pourront nourrir leur œuvre durant l’éternité.   Point de vue cynique, pensez-vous ?  Ne serait-ce pas celui de ce vieux Darwin dont la modernité vante sans cesse la théorie ?  En tout cas, c’est là une conception du sexe qui rejoint Maupassant et son philosophe préféré ; toutefois mon but, dans mes chroniques, n’est pas de convaincre, mais de susciter la réflexion.  Je vous l’ai déjà dit, je suis à peu près convaincu que nous sommes plongés dans un profond sommeil, un sommeil métaphysique.  Or je mise sur cette idée que l’interrogation passionnée des grands auteurs peut nous mettre sur le chemin de notre éveil.  Je crois, cependant, que leurs œuvres, même celles des plus grands, ne sont pas la Voie, mais le doigt qui nous indique la voie à suivre : à nous de savoir lire les signes.  Il va sans dire que les conclusions d’un Schopenhauer ou d’un Maupassant sont contestables, mais ce sont là des esprits d’une immense profondeur : on gagne toujours à les fréquenter.  Enfin, il ne faudrait pas passer sous silence ce fait que Guy de Maupassant est non seulement un fin observateur, mais également un très grand écrivain.  On ne louera jamais assez son style.  Sa phrase est généralement courte, souvent incisive ; en quelques traits, il nous permet de saisir un personnage, une situation.  Modèle d’économie, l’écriture classique de Maupassant ressemble aux mouvements gracieux de naïades qui dansent au-dessus du néant.  Légèreté et profondeur, tel serait le maître-mot de cet auteur (ce qui n’est pas sans rappeler Mozart).  Tout est si violent et immoral dans Bel-Ami, et pourtant tout est si aérien, si lumineux par la grâce d’une voix dont le chant est l’un des plus purs de la littérature française.  Il faut lire Maupassant, se pénétrer de ses phrases, et comprendre que le style n’est pas une vaine ornementation, mais une pensée singulière qui rayonne et vit en chacun de ses éléments.

Bel-Ami est une œuvre forte, une œuvre belle.  Guy de Maupassant nous montre la vie telle qu’elle est, et non telle qu’on la souhaiterait.  C’est en ce sens un maître, tout comme ce philosophe allemand qu’il admirait.

*   *

*

On retrouve Bel-Ami dans plusieurs collections de poche.  On peut se le procurer pour la somme modique de 3,95$ chez Pocket.

Les amateurs de cinéma seront sans doute heureux d’apprendre que Bel-Ami vient de faire l’objet d’une adaptation, aux États-Unis, mettant en vedette Uma Thurman (sortie prévue en 2011).

À ceux qui désireraient s’initier à la pensée de Schopenhauer, je ne saurais trop conseiller un recueil de textes intitulé Esthétique et métaphysique, paru dans la collection du Livre de Poche.  On retrouve, par ailleurs, Le Monde comme volonté et comme représentation chez Quadrige / PUF et, en deux tomes, dans la collection Folio Essais.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


L’Œil dans l’abîme, un conte bref de Frédéric Gagnon…

25 mai 2016

 L’Œil dans l’abîme

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Tirée de Fauve-Hautot

J’étais un homme malheureux, je travaillais dans une usine. Chaque jour de la semaine, je me sentais asservi par une tâche abrutissante. Pour échapper à mon dégoût, je passais mes soirées à boire. Un vendredi soir, comme j’étais plus abattu qu’à l’habitude, j’ai décidé de me rendre dans un bar de danseuses. D’abord les lumières dans la pénombre me fatiguèrent, puis mes yeux s’habituèrent et je vis plusieurs femmes, très belles, en petite tenue ; mais leur présence me laissait indifférent. Puis une superbe rousse apparut sur la scène et mon excitation fut totale. Elle avait quelque chose que les autres n’avaient pas, quelque chose de plus que la perfection du corps, une présence bouleversante, comme si l’essence même de la nudité se révélait enfin ; voir danser cette femme, c’était admirer ce mystère cosmique qui est source et destruction de tout ce qui existe. Dès que la rousse eût achevé son numéro, je l’ai rejointe au bar. Je voulais qu’elle danse pour moi. Elle me jeta, en souriant, un regard de défi, puis elle accepta. Dans l’isoloir je me suis laissé tomber dans un fauteuil et je me réjouis d’avoir pour moi seul, ne serait-ce que quelques minutes, cet être en qui brûlait cette flamme qui seule peut étancher la soif de l’homme. Elle se dévêtit tout à fait, puis elle ondula des hanches au rythme d’un blues lent. « Qui es-tu ? demandai-je. Tu es si… si merveilleuse… » Elle me sourit, continuant sa danse en me dévisageant de manière insolente. « Mais qui es-tu donc ? » redemandai-je abruptement, à bout de souffle, mon cœur battant la chamade. Elle se pencha vers moi, et moi j’admirais sa poitrine extraordinaire. « Je suis la Vie », dit-elle, puis elle lécha ses lèvres longues et pleines. Puis elle ajouta : « Je suis ta servante, Ferdinand. » « Mais comment connais-tu mon nom ? » demandai-je. « Je suis ta servante, Ferdinand. Mais tant que tu me craindras, je te dominerai. Si tu le souhaites, tu peux devenir un être à part. Moi, je te soulèverai au-dessus de l’État et de tous les puissants. Plus personne ne pourra rien contre toi. Tes serments, je les effacerai ; tu pourras mépriser la justice des hommes puisque tu deviendras la source d’une justice supérieure. Maintenant, aime-moi, baise-moi, domine-moi. » Lentement j’écartai les poils roux de sa chatte, puis les grandes lèvres, mais… mais la vision d’horreur qui suivit me fit perdre raison : son superbe sexe était rempli de vers grouillants. Je crois que j’ai hurlé. Je ne sais trop ce qui s’est passé par la suite. On m’a dit que je m’étais battu avec des types, puis je me suis retrouvé à l’hôpital, avec les fous. On m’administra plusieurs drogues contre mon gré. J’étais constamment hébété. Puis, un jour, pour faire une expérience, les médecins m’enfermèrent avec des criminels délirants. Les délinquants m’observèrent un moment. Puis l’un d’eux me frappa au visage et je m’effondrai ; puis ils m’assénèrent tous des coups sur la tête. Puis l’un d’eux me viola. Puis… Je ne sais plus.

……………………………………………………………………………………………….

Voilà, je crois que je suis bien mort maintenant. Seul. Dans l’Abîme, dans le froid, dans la noirceur. Mais la noirceur n’est pas complète. Il y a, au-dessus de moi, un œil immense qui projette sa propre lumière. Et l’Œil m’observe. Il m’observe pour rien. C’est un regard froid qui me scrute, qui ne me laisse pas la plus infime intimité avec moi-même, qui me relègue au dehors de mon être. En réalité je n’ai plus d’être propre. Je serai observé durant toute l’éternité, livré à un désœuvrement qui me tue sans fin bien que je sois déjà mort. Ce regard ! Dieu, ce regard… Ce regard froid, sans âme et sans repos, posé sur moi, est le second viol – et ce viol durera toujours. Dieu, sauvez-moi ! Mais je n’ai presque plus d’âme, je n’ai presque plus de moi, je ne suis plus qu’une conscience ouverte à cet œil qui me fouille et annihile toute intimité avec moi-même. Il est trop tard pour le Salut. Maintenant, commence l’éternité de mon exil, loin de tout ce qui fut moi, de tout ce que j’ai chéri, mais, malheureusement, je ne m’éteindrai jamais tout à fait, existant à peine, mais suffisamment pour sentir ce regard qui me scrute froidement.

Frédéric Gagnon

 Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

26 avril 2016

Écriture et silence

1) Je l’ai écrit dans un roman qui est toujours à paraître, essentiellement la littérature n’a pas grand-chose à voir alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecavec la communication.  On serait à mon avis assez proche de la vérité si l’on disait que la littérature est plus près du silence que de la transmission de contenus conceptuels.

2) Le langage réduit à son instrumentalité n’est que transmission de tels contenus, qu’il s’agisse de demander l’heure ou de donner une conférence sur les derniers progrès de la cardiologie ; mais si je vous dis : « Cette voiture est belle », je suis déjà plus près d’une pensée essentielle qui travaille le langage depuis l’origine, qui est, pourrait-on dire, le langage même, un centre vide par lequel l’écriture advient, s’expose, se détruit et miraculeusement renaît.

3) Il vaut sans doute la peine de noter que la linguistique moderne a en quelque sorte désubstantialisé le langage.  Pour la linguistique, les termes qui composent la langue n’ont pas de valeur par eux-mêmes, ils n’ont de valeur que par leur opposition aux autres termes (on passe donc d’une vision du monde dans laquelle l’objet prime la relation à une théorie dans laquelle la relation permet l’objet).  Cet acquis scientifique explique sans doute ce fait à première vue mystérieux : souvent les idées nous viennent en écrivant (ou en parlant) ; l’acte langagier précède dans de tels cas la pensée (cette expérience, qui est à la portée de chacun, contredit la fameuse citation de Boileau, qui pourtant à première vue semble l’expression du bon sens).  Chaque mot que l’on écrit appelle d’innombrables mots : ce fait est lié à la nature intime du langage que je viens d’expliquer brièvement.  Les signes linguistiques ne sont pas solitaires, ils viennent en constellations ; l’expression littéraire les neutralise dans la mesure où elle représente leur suprême activation.

4) L’expression littéraire est à distinguer tout autant du bavardage que de la langue du mathématicien.  Le bavardage est la manifestation d’une morne prolifération de la vie ; la littérature, elle, vie extatique par excellence, est la mort travaillant l’être de l’homme.  Par ailleurs, si la littérature est de part en part pensée, pure intelligibilité, elle est plus près des sentiments les plus élevés (qui pour les dieux sont peut-être l’intelligibilité réelle) que du langage schématique des sciences modernes.

5) Affirmer de la littérature qu’elle est vie et mort mériterait de longs développements.  Je vous dirais pour le moment que ce qui se déploie dans la littérature, c’est l’essence dévoilée (et pourtant toujours cachée) du langage.  Or le langage dans sa vérité contredit la conscience commune qui est conscience d’objet.  Ensemble de relations bien avant que de mots, le langage est cette absence qui permet toutes les présences ; et c’est bien cela qui s’exprime en littérature, l’absence, l’absence qui seule permet le Tout.  « Au commencement était l’action », disait Gœthe.  Avant l’être était ce déploiement qui ne tient à nul être.  Ce dont on s’approche, c’est de la pure pensée, de cette pensée de la pensée qui caractériserait le moteur immobile.

6) La meilleure métaphore pour comprendre ce qu’est l’écriture est celle de la clôture.  L’écriture clôt le sens, elle est un principe de restriction.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecIl arrive qu’un écrivain s’exprime en public et semble particulièrement brillant ; mais lisant la transcription de ses propos, nous constatons une certaine pauvreté de sens.  Le sens qu’actualise la parole est souvent diffus ; l’écriture, elle, donne sens au sens en le restreignant dans son réseau de traces.  Il faut que le négatif s’affirme pour que le Tout advienne.  Gardons à l’esprit que la limite n’est pas l’ennemie de l’infinité, mais la condition nécessaire de sa réalisation.  En ce sens, on peut dire que si Dieu existe, il devait créer l’Univers pour advenir dans sa propre vérité qui est infinie et éternelle.

7) On pourrait également voir une analogie entre l’hyperlien et l’écriture.  L’hyperlien est à la fois présent et absent, actuel et virtuel.  Virtuellement riche de lieux potentiellement sans nombre où se joue le sens, il n’en existe pas moins actuellement comme trace.

8) On peut supposer qu’à l’écriture matérielle correspond une écriture immatérielle qui précède la parole : c’est cette écriture-là qui expliquerait que malgré tout les hommes se comprennent généralement lorsqu’ils parlent.

9) Il faut se pénétrer de cette idée que le langage jaillit du Silence, de ce silence qui est la nature intime de la conscience.  Vu dans son intériorité, le langage n’est sans doute rien d’autre que ce silence.  (Il serait intéressant de rapprocher cette vision du langage de la notion de Vide dans certains systèmes de pensée bouddhiste.)

10) Il faudrait pourtant sauver le langage philosophique, qui est essentiel.  La philosophie, on le sait, se présente comme un ordre conceptuel que souhaite transmettre le philosophe.  Mais on ne peut nier la profonde connivence qui lie la littérature philosophique et la littérature littéraire.  Sans doute faudrait-il ajouter que dans les meilleurs cas, le langage philosophique tend vers un au-delà du concept qui serait la condition nécessaire de tout usage de la raison.  Quelque chose du mythe traverse la philosophie – et le mythe dit ce que l’on ne saurait dire. – Question : Le positivisme logique ne  réduirait-il pas  le  langage philosophique à son instrumentalité ?

11) Accomplissant le langage, le poète tourne l’homme vers son destin historial.

12) – Mais enfin, me direz-vous, dans vos notes, souhaitez-vous réellement parler de littérature ?  Il faudrait choisir…  Il est ici question du langage en général, des lettres, de la conscience…  Mais de quoi voulez-vous parler ?  – De tout cela, répondrai-je.  Ces phénomènes sont solidaires, et si je pousse plus loin ma réflexion, je découvrirai peut-être qu’il s’agit d’une seule et unique réalité.  Voyez-vous, je crois que dans son usage quotidien notre langue est aliénée parce que les nécessités de la vie font de nous des êtres aliénés ; mais le rôle de l’écrivain est justement d’entrer dans la vérité du langage (la meilleure métaphore spatiale nous dirait peut-être que cette vérité traverse l’écrivain, l’envahit…).

13) L’écriture transforme l’écrivain dans la condition énergétique de son corps.

Ne pas perdre de vue que la littérature n’est pas que pensée.  C’est de la pensée, et c’est autre chose.  De

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formidables décharges d’énergie passent dans le grand texte.  On pourrait dire qu’un grand texte est tout à la fois sens et dynamisme.

La littérature est totale.

14) Réseau de relations, le langage pur est sans signification, et pourtant tout ne signifie que par lui.  Le sens réel de tout ceci est un vide, un zéro dont on tire l’infinité des nombres.

La pure intelligibilité est une absence ; c’est également le parachèvement de toutes les beautés de la nature et des arts.

L’intelligible est ce qu’il y a de plus présent ; mais cela nous échappe pour la même raison qu’un homme ne peut voir son propre visage.

15) Vous êtes mort.  Seul face au dieu, vous voyez son visage, étrangement inexpressif.  Puis vous apercevez quelques signes distinctifs, et bientôt apparaissent les traits de tous ceux que vous pourriez connaître, de tous ceux que vous avez connus, de tous ceux que vous avez chéris, de tous ceux que vous avez détestés.  Vous êtes entré dans le Royaume des lettres.

À suivre…

 © Frédéric Gagnon, mai 2011

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

 


La bière, la danseuse et la mort, par Frédéric Gagnon

8 avril 2016

La bière, la danseuse et la mort

Ses fesses étaient plates, elle n’avait pas de très beaux seins, mais elle possédait un regard extraordinairement expressif.  Moi, j’étais là, dans ce alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecbar de danseuses de la rue Saint-Denis, j’essayais d’oublier mon chagrin, le malheur immense d’avoir vu le jour et de n’être pas aimé par Jeanne.

J’avais déjà bu pas mal de bière et de vodka avant d’atterrir là, je m’étais dit que ces corps nus me ragaillardiraient, mais je ne découvrais dans ce bar sordide qu’un reflet de mon infinie, de ma pitoyable solitude.

Je n’avais pas posé mon cul depuis deux minutes sur cette chaise de métal qu’elle me demandait si elle pouvait s’asseoir à ma table, puis elle a déposé une serviette sur son siège et a pris place devant moi, vêtue d’un baby-doll, une sorte de filet qui laissait voir la peau, et d’un slip de satin noir.

Elle avait des cheveux bruns, tombant à l’épaule, des pommettes saillantes, des lèvres pleines et longues, et deux grands yeux violets qui regardaient droit dans les miens comme si elle était amoureuse.  Elle souriait, mais on sentait en elle la part d’ombre, cette part malheureuse que je devine chez certaines femmes.  Elle m’a posé des questions, elle voulait savoir qui j’étais.  J’ai dit que j’étais un homme dépressif de quarante-quatre ans et que je n’en avais plus pour longtemps.  Elle n’a pas cessé de sourire, mais elle comprenait, il y avait une tristesse insondable dans ses yeux.  Je ne savais trop si elle était triste pour moi ou pour elle-même.  Elle m’a dit qu’elle venait de Lévis, je lui ai dit que je venais de Québec, puis une danseuse noire apparut sur une scène faite de cases qui s’illuminaient successivement.  La Noire était svelte et souple.  J’ai remarqué qu’elle avait un beau derrière, la poitrine ronde, ferme et haute.  Elle dansait très bien, mais ça ne m’excitait pas tellement.  La fille aux yeux mauves, celle assise à ma table, m’a demandé comment je m’appelais.  Je n’ai pas répondu.  Moi, je pensais à Jeanne, tout ce cirque me tuait.  Elle m’a dit qu’elle s’appelait Miranda.  Miranda, j’aurais voulu t’embrasser, j’aurais aimé baiser la mort au creux de tes reins, mais la dépression me paralysait et j’avais peine à tendre le bras vers ma bouteille de bière.  Je n’ai pas exprimé mes désirs devant la danseuse, péniblement j’ai saisi la bouteille brune.  Et tout ce temps Miranda n’arrêtait pas de parler.  Ce qu’elle alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecdisait n’avait rien à voir avec le sexe et au fond j’aimais mieux ça.  Elle m’a raconté des trucs pas possibles sur ses voyages à travers le Québec, parfois en Ontario ou aux États.  Elle avait même dansé à Sept-Îles.  Miranda en avait connu des aventures.  Un moment, ça m’a presque amusé.  Cette danseuse-là était prolixe en chien.  Ça faisait bien vingt minutes qu’elle jacassait quand je l’ai interrompue, je lui ai dit que je ne voulais pas lui faire perdre son temps, je ne la suivrais pas dans un isoloir.  Immédiatement son regard s’assombrit.  Elle était furibonde.  Puisque c’est comme ça, dit-elle, les dents serrées, et elle me quitta aussitôt.  Cette Miranda n’était qu’une petite chipie : elle n’en avait que pour mon argent.

J’ai décidé de sortir fumer une cigarette.

Dehors j’ai vu le videur qui avait exigé un pourboire pour me laisser entrer, un petit gros désagréable qui avait bien passé les cinquante-neuf bougies.  J’aurais été capable de l’envoyer au plancher si je n’avais pas été si déprimé.  Mais j’étais complètement vidé, d’autant plus que c’était un soir de juin de l’an 2010 et que la beauté du ciel me rappelait le visage bouleversant de celle que j’aime.  Il y avait dans le Quartier Latin une faune bigarrée faite de Blancs, de Noirs et de Jaunes, de quêteux et de millionnaires, de filles faciles et de matrones.  J’étais si triste que j’avais peine à retenir mes larmes.  Il y avait toute cette humanité autour de moi, une humanité qui m’était étrangère, à laquelle je n’appartiendrais peut-être plus jamais, si jamais je lui avais appartenu.  Seule Jeanne aurait pu me réconcilier avec le monde, avec moi-même, mais Jeanne était mariée à un médecin, ce qui me semblait parfaitement logique.  Un moment j’imaginai ce que devait être leur vie, une vie luxueuse, je passais souvent devant leur maison, Jeanne voyageait beaucoup ; une vie rangée, qui ignore toute forme d’angoisse devant les nécessités matérielles, une existence qu’en réalité je n’avais jamais connue.

***

Miranda est sortie.  Elle avait passé un t-shirt et un short par-dessus le baby-doll et le slip. Elle aussi avait envie d’une clope.  Je l’ai allumée, je lui ai dit que j’avais changé d’idée pour l’isoloir.  Le sourire lui est revenu.  Elle m’a passé une main dans le dos.  Elle a dit que je ne le regretterais pas.  Elle se tenait toute proche.  Je me suis demandé si cette fille-là se lavait, soudain je sentais des odeurs nauséabondes, mélange de brûlé, de poisson, de fruits blets, d’œufs pourris.  Mais, heureusement, l’hallucination, sans doute due à l’état d’extrême tension dont j’avais souffert ces derniers jours, finit par passer.  J’ai embrassé Miranda sur la joue, sous l’œil inquisiteur du videur vieillissant, puis nous sommes entrés dans le bar.

Dans l’isoloir Miranda était tout à fait chatte.  Elle s’est dévêtue lentement.  Je me suis dit qu’en fin de compte elle n’était pas si mal foutue.

J’ai retiré soixante dollars de mon porte-monnaie.  Ça me donnait droit à quatre danses, chaque danse durant de deux à quatre minutes, le temps d’une chanson.  J’ai tendu les billets et je me suis assis sur un fauteuil d’osier.  J’ai demandé à Miranda de s’asseoir sur moi, puis je lui ai donné mes instructions.  Au début du prochain morceau, elle devait me serrer très fort, très très fort, comme si elle voulait me broyer les os.  Pas de problème, qu’elle m’a dit, tant que ça te fait plaisir.  Je lui ai demandé quel âge elle avait, elle m’a dit trente, et j’ai songé que Jeanne en aurait bientôt quarante-sept, elle avait vu le jour en 1963 ; puis la prochaine chanson débuta et je serrai contre moi le corps de cette jeune femme nue qui me serrait contre elle.

On a beau dire, rien ne remplace le contact de la peau.  C’est un besoin aussi réel que la faim qui nous pousse vers l’autre sexe, celui d’une confirmation existentielle que ni Dieu ni les anges ne pourraient nous donner.  Quelle paix, quelle paix l’on trouve dans un corps de femme nu.  Il y a dans certaines femmes des nuits paisibles qu’éclaire seule la lune ; des soleils spirituels dansent sur leur ventre comme sur des mers infinies ; par moments une plainte sourde se fait l’écho de tempêtes apaisées qui ont nettoyé l’horizon, laissant le ciel plus parfaitement vide, plus parfaitement ciel.  Je découvrais dans le corps de Miranda un océan d’énergie sur lequel je dérivais tout doucement.  Je ne voulais plus que me perdre en elle, me noyer en elle, renaître d’elle.  Mon abandon fut profond.  Un moment, ce fut plus fort que moi, j’ai murmuré trois fois le nom de Jeanne.  Dès que je me suis excusé, le charme fut rompu.  T’as pas à t’excuser, m’a dit Miranda, ça me dérange pas si tu veux me donner le nom de ta copine.  Elle a reculé la tête et m’a regardé droit dans les yeux.  Elle a essuyé la larme qui coulait sur ma joue et m’a donné un baiser sur les lèvres.  Puis je l’ai serrée à nouveau, mais ce n’était plus pareil, maintenant je le savais trop bien, elle n’était pas Jeanne ; ma très chère Jeanne, je ne l’étreindrai jamais ainsi.

Après les quatre chansons, nous sommes retournés nous asseoir devant la scène sur laquelle une grande rousse s’exhibait.  Elle avait un parfait alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québeccroissant entre les deux jambes.  Je l’observais avec curiosité, sans éprouver de désir.  Puis Miranda m’a demandé ça, Tu m’offres quelque chose à boire ? et, une fois de plus, ça m’a saisi, le dégoût, elle n’en avait vraiment que pour mon argent, il fallait que je la paye pour me serrer dans ses bras, elle ne pouvait même pas sortir son fric pour boire un coup, non, fallait que je sorte mes piastres.  Je l’ai regardée droit dans les yeux, puis je lui ai dit,  L’autre jour j’écoutais un de ces idiots de cosmologiste débiter sa poésie facile à la télé.  Il disait que la matière de tout ce qu’on voit, les arbres, les étoiles, nos propres corps, les planètes, avait été produite dès les premières microsecondes de l’univers, qu’au commencement il y avait un point d’énergie infiniment dense d’où tout ça s’est sorti et que nous sommes en quelque sorte parents des étoiles.  C’est-t’y pas beau ?  Pourquoi ces poètes à la noix, ils parlent jamais de l’autre côté des choses ?  Avec eux tout est cosmique, toujours du cosmique !  Parents des étoiles !…  Ils ne disent jamais qu’on est également parents de la merde !  Y avait pas juste des étoiles dans la première étincelle d’énergie, y avait également de la merde.  Pourquoi ils ne parlent jamais de la merde, du sang, du sperme ?  Pourquoi ?  Miranda regardait le plancher ; elle semblait soudain très lasse.  Puis elle a relevé la tête.  Elle aussi me regardait droit dans les yeux.  Pourquoi t’es comme ça ? demanda-t-elle.  Pourquoi tu dois tout briser ?  J’ai été correcte avec toi…  Pourquoi tu dois tout briser de même ?  Elle me jeta un dernier regard de mépris, puis elle s’éloigna.  J’ai moi-même quitté ce bordel.  Dehors je fus saisi d’une intense envie de pleurer.  Miranda avait raison, pourquoi avais-je tout brisé ?  alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecÉvidemment, avec cette danseuse, ça n’allait nulle part, mais j’aurais pu profiter d’un bon moment.  J’étais franchement trop débile.  Et trop déçu de ne pas être aimé par celle que j’aime.  Bon Dieu ! que je me suis dit, et je suis parti à la course, puis, comme j’ai le souffle court, j’ai ralenti le pas au bout de deux ou trois minutes, et j’ai marché plus d’une heure dans cette cité d’une vie chaotique, obscène, puis je me suis arrêté dans une ruelle et j’ai dégueulé, après quoi j’ai pleuré un bon moment.  Je pensais à ma vie et j’y voyais trop clair.  Quel horrible gâchis !  Il n’y avait que Jeanne qui pouvait…  Mais ça ne se peut pas, ça.  Non, monsieur, ça ne se peut vraiment pas.  L’époux de Jeanne est médecin.  Il a sûrement beaucoup de fric.  Il est grand, athlétique, très beau.  Tout ça, c’est parfaitement logique : Jeanne est une femme grande, belle et blonde.  Et raffinée.  Et cultivée.  Elle devait être avec ce médecin.  Je devais être seul.  Mais c’est à Jeanne que je penserai au moment de fermer les yeux pour de bon.

***

Finalement, j’en ai eu assez de mes propres larmes.  On s’écœure de tout.  J’ai ravalé mes sanglots et je me suis rendu dans un bar où j’ai bu d’autres bières.  Puis je suis retourné dans la nuit en espérant m’y perdre pour de bon.

Ça ne voulait rien dire.

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


Martin Eden de Jack London, par Frédéric Gagnon…

29 mars 2016

Des idées et des livres…

  chat qui louche maykan alain gagnon francophonieRoman d’apprentissage, roman de l’amour déçu, Martin Eden de Jack London (1876-1916) est un authentique chef-d’œuvre qui raconte l’odyssée morale et spirituelle d’un jeune homme d’humble origine, Marin Eden, en quête de gloire littéraire.

  Toute l’action du roman se situe dans la région de San Francisco ; et tout commence quand Martin Eden est invité chez les Morse, une famille bourgeoise, après avoir sauvé l’un des fils Morse d’une rixe. Là, cet enfant de la classe ouvrière découvre un monde de luxe et de culture qui l’éblouit – et qu’il idéalise. Mais, surtout, il rencontre la fille des Morse, Ruth, en qui il voit tout ce qu’il ne trouve pas chez les femmes de son milieu : la haute culture et le raffinement. Évidemment, notre héros tombe immédiatement amoureux de Ruth Morse et pendant une bonne partie du roman il ne cherchera qu’à s’en rapprocher. Mais Eden, qui à vingt ans a déjà fait mille boulots, dont ceux de cow-boy et de marin, est cruellement sensible à tout ce qui le sépare de sa belle. Il s’emploie donc à s’instruire par lui-même, à améliorer, de façon générale, sa façon de s’exprimer et son maintien, et, finalement, il décidera de devenir un écrivain célèbre pour conquérir Ruth. Or, ce dont on se rend compte, à la lecture du roman, c’est que ce jeune Eden est doué non seulement d’une force de travail prodigieuse, mais également de facultés intellectuelles d’une rare pénétration. À force de sacrifices, d’efforts de volonté inouïs et de courage, Eden atteindra son but, mais il n’épousera pas Ruth ; il sombrera plutôt dans le désespoir dont l’imprègne une gloire bien amère.

            Au-delà de l’anecdote, le Martin Eden de London est une critique impitoyable de la bourgeoisie et un plaidoyer convainquant en faveur de la riche individualité des artistes authentiques à travers le personnage d’Eden. Ainsi, quand il décide de devenir écrivain, quand il s’y met avec sérieux et application, Eden est non seulement rejeté par sa famille, dont le comportement a au moins pour excuse leur ignorance crasse, mais il fait face au scepticisme méprisant des Morse et de leur entourage de rupins. Même Ruth, Ruth supposément si cultivée et sensible aux arts, insistera pour que Martin Eden se trouve une situation honorable. En fait, seul Brissenden, jeune homme riche, esthète ayant rejeté son milieu bourgeois, croira au talent de Martin. C’est ce Brissenden qui entraîne Martin Eden dans un taudis de San Francisco où se réunit une certaine bohème qui cause de philosophie. Il s’agit d’un cercle animé par un dénommé Kreis dans lequel Martin Eden vivra la plus belle soirée de sa vie. Enfin, il croit avoir découvert des êtres purs, mais ceux-là également le décevront.

Toujours est-il qu’après avoir essuyé les refus des rédacteurs de magazines pendant des années, Martin Eden réussit à publier un livre qui connaît un succès foudroyant – et alors toutes les portes s’ouvrent à lui, sa famille le respecte à nouveau, mais, surtout, les bourgeois qui le méprisaient recherchent sa compagnie. Mais tous, bourgeois ou révoltés, dégoûteront Martin ; même Kreis viendra quémander de l’argent. Et Ruth, qui avait rompu leurs fiançailles alors que Martin tirait le diable par la queue, revient vers lui, mais il est trop tard : Eden est définitivement désabusé, il est convaincu que la gloire n’est qu’illusion puisqu’il est ce même Martin Eden sur lequel autrefois on crachait. Eden en un mot est désespéré. « Toute la vie qui était en lui se délitait, ternissait, se fondait dans la mort. […] Gare ! Il était en péril. Une vie qui n’aspire plus à la vie est proche de sa fin » (Martin Eden, p. 425).

Enfin, il faut souligner que London sait conjuguer des qualités d’auteur qui à première vue peuvent sembler antinomiques : une grande finesse dans l’étude des caractères et des sentiments humains, et un souffle, une énergie qui emporte le lecteur.

London, Jack, Martin Eden, Paris, Libretto, 2010.

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Kerouac et Cocteau, par Frédéric Gagnon…

12 février 2016

Chronique des idées et des livres

 J’ai relu cette semaine Les Anges vagabonds de Jack Kerouac. Kerouac est pour moi un vieux copain que je alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecrevois toujours avec plaisir. J’ai trouvé particulièrement stimulante cette plongée dans son bouquin.

L’histoire des Anges vagabondsse déroule durant l’année qui précéda la publication de On the Road, qui rendit célèbre l’auteur franco-américain. On y voit un Kerouac de trente-quatre ans, fatigué de vivre sur la route, encore plus fatigué du bruit et de la fureur du monde, qui ne rêve que de se retirer pour vivre dans la contemplation et pour l’écriture.

Tout commence dans la ville de Mexico, où Kerouac s’est rendu après avoir travaillé tout un été sur une montagne de l’État de Washington (comme ranger, il devait surveiller les feux de forêt). À Mexico, Kerouac a pour seul compagnon un vieux morphinomane. Il est donc libre d’écrire et de méditer. Mais le monde qu’il voudrait fuir le rattrape : ses copains beatniks, Irwin (Allen Ginsberg) et son amant, qu’accompagne son jeune frère de quinze ans, et Raphaël (Gregory Corso) vont le retrouver dans son repère mexicain. S’ensuivent beuveries, consommation de drogues et séances au bordel. Après quoi, fatiguée, toute la bande retourne à New York au bout d’un voyage éreintant en voiture.

Dans la grosse pomme, Kerouac ne peut s’empêcher de retomber dans ses vieilles habitudes : il boit avec ses potes et passe d’une femme à l’autre. Puis il décide de se rendre à Tanger afin de rendre visite à Bull Hubbard (William Burroughs). À bord du navire yougoslave qui le mène vers l’Afrique, il traverse une tempête qui lui révèle toute l’horreur du monde ; cette révélation sera renforcée par un mauvais trip d’opium à Tanger. Puis Kerouac retournera en Amérique via Paris et Londres, et il traversera le continent une fois de plus en autobus Greyhound afin de s’installer avec Mémère (c’est ainsi qu’il nomme affectueusement sa mère) à San Francisco. À la fin de l’ouvrage, Kerouac recevra sa boîte d’exemplaires de On the Road, and the rest is history

Évidemment, mon résumé ne présente que le squelette du livre. Ce que je tiens à vous dire est que tout ce qu’écrit Kerouac, qu’il soit d’humeur optimiste ou désespérée, est incroyablement vivant. Ce courant de vie, qui passe directement du livre au corps-esprit du lecteur est sans doute dû à la poétique de Kerouac, qu’il exprime en une maxime : « […] parler maintenant ou se taire à jamais […] ». Parler, donc écrire, donc dire les choses telles quelles, comme elles viennent, sans aucune forme d’autocensure. Je ne sais pas si tous les écrivains gagneraient à appliquer cette formule, mais chose certaine, dans le cas de Kerouac, ça fonctionne : dans tout ce qu’il écrit, il transmet une énergie spirituelle qui ne peut que bouleverser.

Il y a tout de même un sérieux bémol que je me dois d’exprimer, et cela même si ça me trouble de juger Kerouac. Je déteste ce passage où il raconte comment il a couché avec une enfant, une petite prostituée mexicaine de quatorze ans. Lui qui nous parle du Bouddha et de Jésus et de Dieu et du respect de toute vie, comment pouvait-il ignorer qu’elle aussi était aimée de Dieu ? Qu’un homme de trente-quatre ans décide de se droguer et de vivre en marge ne me choque pas (je n’ai pas à juger des choix qui ne concernent nul autre que lui), mais on ne devrait jamais porter atteinte à l’enfance. Voilà, c’est dit. Mais je ne peux m’empêcher d’avoir tout de même de la sympathie pour ce Kerouac. (À chacun sa folie !…)

**

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecÉgalement lu, cette semaine, un livre de Jean Cocteau intitulé Secrets de beauté. Il s’agit d’un recueil de fragments qui portent sur la poésie. C’est franchement si beau que je ne puis résister au plaisir d’en citer quelques passages avant de vous quitter.

« Le désordre du poète devient un ordre que l’ordre conventionnel repousse. Le poète répondra toujours mal à son procès. S’il répondait bien selon l’Église, il trahirait Dieu. »

« Le poète est le domestique de forces qu’il sert sans les comprendre. »

« Un poème s’oppose à tout ce que l’homme a l’habitude de considérer comme le meilleur moyen d’exprimer ce qu’il pense. »

« On ne doit pas reconnaître un poète à son style, mais à son regard. »

« Le poème est un joyau pensant. »

« Une écrasante minorité. Scrutin du poète. »

« Le poète se souvient de l’avenir. »

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Kerouac, Jack. Les Anges vagabonds, Paris, Denoël, coll. Folio, 1973.

Cocteau, Jean. Secrets de beauté, Paris, Gallimard, 2013.

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

16 octobre 2015

Éléments de spiritualité romaine

Dans un recueil de textes de Julius Evola intitulé Explorations, on retrouve des écrits qui portent sur divers éléments de la spiritualité des chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québecanciens Romains.

Il faudrait ici dire un mot sur un auteur dont certains ignorent peut-être jusqu’à l’existence.

Théoricien de la Droite, métaphysicien, penseur profond des doctrines ésotériques, et orientaliste, Julius Evola, né à Rome en 1898 et mort dans cette même ville en 1974, s’est voulu le digne successeur des anciens Romains de meilleure souche.  Peu d’écrivains, en réalité, étaient aussi qualifiés pour livrer à l’homme moderne le message de la Rome éternelle.

Pour comprendre la pensée  d’Evola en cette matière, il n’est pas inutile de rappeler certains faits.  Or le fait central est celui du peuplement de l’Europe par les Indo-Européens, ancêtres des peuples blancs que nous connaissons aujourd’hui.  Les anciens Latins, quand ils atteignirent la péninsule italique, n’arrivèrent pas en contrée inhabitée.  Il y avait là un ensemble de peuples pré-indo-européens, peut-être parents de peuples moyen-orientaux, dont les plus connus sont sans doute les Étrusques.  L’opposition entre les Indo-Européens et ceux qui les précédèrent n’était pas purement ethnique : il y avait également divergence dans les métaphysiques, opposition entre des visions du monde qui déterminent le style d’une civilisation.  À la spiritualité virile, solaire, en un mot apollinienne des anciens Indo-Européens, s’opposait la spiritualité féminine, tellurique des premiers peuples méditerranéens.  La première trouvait son fondement dans l’Être, Immuable, Éternel, Lumineux ; la seconde dans le devenir et dans l’union mystique avec les forces occultes de la Nature.

D’après Julius Evola, il y eut toujours une tension entre l’élément indo-européen et le substrat des peuples précédents.  Avec le temps, les patriciens durent admettre dans la Cité des divinités dont le culte était étranger à leur éthos, divinités qui, comme Cybèle, favorisaient chez leurs adeptes des extases troubles qui, encore une fois, étaient profondément étrangères à la mentalité romaine primitive, mentalité dont le délitement, au cours des siècles, provoqua la longue agonie de l’Empire.

Caton d’Uttique

Ce Romain typique, que je cherche ici à cerner, Julius Evola en décrit la spiritualité de manière exemplaire dans Explorations.  Evola écrit : « … si, à l’origine, le Romain fut antispéculatif et antimystique, il ne le fut pas en vertu d’une infériorité, mais, au fond, en vertu d’une supériorité.  Il possédait un style spécifique, avait horreur des mysticismes impurs et des effusions sentimentales ; il avait une intuition suprarationnelle du sacré, étroitement liée à des normes d’action, à des rites et symboles précis, à un mos et à un fas, à un réalisme particulier.  Il ne connaissait pas les évasions.  Il ne craignait pas la mort.  Il accordait à la vie une signification immanente.  Il ne savait rien des frayeurs de l’outre-tombe.  Pour lui, seuls ses chefs et ses héros divinisés échappaient au sommeil éternel de l’Hadès. »  Tel était donc ce Romain qui servit d’idéal aux Européens à travers les millénaires.  Mais la vie réelle de la Cité ne fut pas toujours simple : la République victorieuse et l’Empire virent l’apparition de cultes étrangers, d’un ensemble de superstitions orientales qui apportèrent leur lot d’angoisses et de démesures.  Devant un tel fléau, les authentiques Romains retrouvèrent leur propre vérité dans des systèmes aussi divers que le mithracisme, le stoïcisme et l’épicurisme.  C’est de cette dernière pensée dont je parlerai finalement aujourd’hui.

Il semble curieux, à première vue, qu’un métaphysicien parle dans des termes positifs de l’École d’Épicure.  Dans notre monde, quand nous parlons d’un épicurien, nous désignons un homme ou une femme qui n’aime rien comme les plaisirs de la chair, un jouisseur frivole et inoffensif.  Sous la République et dans la Rome des césars, le mot épicurien désignait tout autre chose.  D’abord, contrairement à ce que l’on pense, les épicuriens de l’Antiquité n’étaient pas athées : Épicure croyait aux dieux comme à « des essences détachées, parfaites, sans passion qui doivent fournir pour le Sage les idéaux suprêmes. »  Ces dieux, toutefois, n’interviendraient pas dans les affaires humaines : l’âme de l’homme est physique et ses mouvements sont dus à des causes naturelles.

Un élément de l’épicurisme semblera sans doute étrange à l’esprit formé par le judéo-christianisme : la doctrine de l’École était une physique doublée d’une éthique (et non pas une métaphysique dont découle une morale).  D’après cette doctrine, l’homme, comme tout ce qu’il perçoit, est composé d’atomes et l’on peut douter que son âme survive à la mort.  Vous vous demandez sans doute comment une telle conception peut engendrer une éthique.  C’est « en raison de la libération intérieure, de l’éclaircissement du regard qu’elle produit avec son réalisme. »  Avec l’épicurisme, il n’y a plus de place pour « toutes les angoisses devant la mort et l’au-delà, tout le pathos tissé de désir ardent, d’espoir et d’imploration qui, en Grèce, correspondît à une période de décadence, à une altération de la spiritualité originelle, héroïque et olympienne, et qui devait malheureusement revêtir ensuite, à Rome, le sens d’une altération de l’éthique ancienne et du vieux ritualisme. »  L’authentique Romain revenait donc à lui-même, retrouvait son idéal intime d’autarcie, de possession de soi, possession de soi qui, soustrayant l’âme à « la contingence des impressions, des impulsions, des mouvements irrationnels », devait engendrer une joie absolue, subtile, que rien ne saurait troubler, pas même les pires tortures.  On le voit donc, le plaisir dont parlent Épicure et ses disciples correspond à une fin spirituelle qui va bien au-delà des plaisirs de la chair.

C’est sans doute l’un des nombreux mérites d’Evola d’avoir réhabilité une école de sagesse qui fut avec le stoïcisme l’un des fondements de la pensée romaine ; d’avoir montré comment un matérialisme avait ramené des êtres d’élite à des aspects importants de leur spiritualité originelle.

Je ne saurais trop, enfin, vous recommander la lecture des œuvres de Julius Evola : érudit de génie, il fut un véritable maître à penser dont le livre sur l’alchimie (La tradition hermétique : les symboles et la doctrine, l’art royal hermétique) influença Marguerite Yourcenar dans la rédaction de L’œuvre au noir.

Les citations de la présente chronique ont été tirées des textes suivants : Rome et les « Livres Sibyllins » ; Les deux faces de l’épicurisme. On retrouve ces deux textes dans Explorations de Julius Evola, publié aux excellentes éditions Pardès.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


Rétrospective : Chronique des idées et des livres…

10 septembre 2015

Des idées et des livres, par Frédéric Gagnon

I

Frédéric Gagnon

Je n’ai jamais trop su qui j’étais.  Vous, savez-vous qui vous êtes ?  Grave question dont la réponse aurait dû, logiquement, précéder tous nos actes.  Mais les hommes s’affairent sans avoir découvert leur véritable nature, et en un sens on ne peut les blâmer : l’humanité aurait sans doute disparu s’il lui était impossible d’agir sans posséder la clef de l’énigme.  On pourrait croire, toutefois, qu’en jouissant d’un certain confort, en voyant l’essentiel assuré, nous consacrerions une bonne partie de notre temps à la recherche de notre véritable Moi.  Mais tel n’est pas le cas, même chez les plus réfléchis.  Nos besoins de base satisfaits, nous sommes assaillis par mille autres désirs.  L’un aimera démesurément les femmes, l’autre sera ambitieux ; l’un recherchera le pouvoir, tel autre sera la proie d’une passion dévorante pour l’argent.  On peut se demander si l’existence n’est pas un immense divertissement dans lequel nous cherchons désespérément à nous éviter.  Y aurait-il comportement plus sage que celui de l’homme qui s’enferme dans sa chambre pour entreprendre le plus important  des voyages, celui qui mène jusqu’à soi ?  Il me semble que celui qui lit, ou qui écrit, est cet homme seul dans sa chambre qui s’efforce d’accéder à lui-même.  L’expérience de la littérature, tout comme celle de la philosophie, est en réalité un exercice de spiritualisation – que nous lisions des vies de saints ou les écrits les plus sombres, les plus nihilistes.  Nous sommes peut-être les fragments d’une réalité métaphysique ; peut-être sommes-nous les ultimes rejetons d’une chaîne de hasards qui ont pour substance la matière ; mais d’une façon ou d’une autre, nous ne pouvons nier que nous sommes des consciences réfléchies ; or la littérature représente l’occasion de mieux comprendre ce que nous sommes comme esprits, en tant qu’êtres de désirs et de pensée capables d’imaginer l’infini.

II

Je n’ai jamais pu me résoudre, pour ma part, à ne voir dans ma personne  que la somme de mes actes.  Il doit y avoir, tout au fond de moi, quelque chose comme un caractère intelligible qui explique mes actions, mes pensées, l’ensemble de ma vie.  Ce caractère, en un mot, serait un destin.  Mais une certaine obscurité, liée à l’existence, me porte à croire que la source de mon être n’est pas la pure raison : ma réalité phénoménale ayant toutes les apparences du rêve, j’en déduis que ma réalité métaphysique est celle d’un dormeur (mais je ne suis qu’un personnage dans votre propre rêve, qui est votre perception du monde).  Or des messagers surgissent qui ont pour mission de nous éveiller.  Il est arrivé qu’un être jeune, sans expérience, me tienne des propos remplis de sagesse.  J’ai cru qu’une partie inconnue de mon esprit s’adressait alors à moi pour que j’échappe au songe – car au-delà du caractère intelligible, du dormeur, nous sommes déjà des éveillés : une partie de notre esprit, par-delà l’ego, les formes et toutes nos élucubrations, est pur éveil ; il s’agit là d’une vacuité qui serait dans nos vies une divine surprise.

III

Parfois inconscients de ce qu’ils font en réalité, les grands écrivains tissent des toiles dont les symboles sont autant de voies vers notre véritable nature.

J’ai l’impression que l’amour d’Ulysse pour Pénélope représente une longue fidélité de l’espèce à la meilleure part d’elle-même ; qu’Ithaque n’est chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québecrien d’autre qu’une terre d’éveil où nous goûterions les fruits  authentiques de l’esprit ; que les prétendants sont tous ces faux moi que la personnalité royale doit écarter ; que toute méditerranée, en somme, est intérieure, et que nous ne rencontrons jamais que les cyclopes et les dieux que renferme notre âme.

Il en va ainsi de toute grande œuvre littéraire : leur auteur nous propose un cryptogramme dont l’intelligence nous ouvrirait les portes de ce royaume des cieux qui est en nous.  Mais attention, la raison calculante ne suffit pas à la résolution de l’énigme  : la compréhension des meilleurs textes exige une conversion du regard, tout comme la perception de l’anamorphose d’un crâne, dans un célèbre tableau de Holbein le Jeune, exige une transformation du point de vue.

On pourrait croire qu’il en va autrement de la philosophie.  Mais qui ne voit qu’une œuvre philosophique vaut bien au-delà de ses chaînes de déductions ?  Elle devrait provoquer en nous un choc salutaire qui nous rappelle à notre condition transcendantale.  Le principal, dans notre rapport aux philosophes, est-il de nous souvenir des catégories de Kant et d’Aristote ?  Le vrai but de la philosophie n’est-il pas de nous apprendre que notre patrie est à l’extérieur de la caverne, en ce monde où brille le véritable soleil ?  Au-delà d’un système dont on peut douter, le cogito ne doit-il pas nous ramener à l’expérience de notre réelle nature, qui est de part en part esprit et pensée ?

IV

Ayant le goût des énigmes, des symboles et des chasses subtiles, j’acceptai avec enthousiasme quand Alain Gagnon me demanda de tenir une chronique dans le magazine du Chat qui louche.

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Minerve

Vous retrouverez chez moi, chers lecteurs, des critiques et des comptes-rendus d’œuvres littéraires.  Je parlerai de classiques, de classiques de demain, de livres injustement oubliés, de mes engouements et de curiosités.  À l’occasion, j’aborderai également des ouvrages de philosophie, des essais qui portent sur la politique et d’autres sujets ; je présenterai des mouvements de pensée ; et parfois, mais pas trop souvent, j’exprimerai dans un article mes propres opinions sur un thème qui me préoccupe.  Il s’agira donc bien de livres et d’idées ; mais de grâce, lecteurs, n’attendez pas de ma modeste personne et de mes écrits des éclaircissements sur votre Moi véritable ; plus humblement, je m’efforcerai, en général, de vous aiguiller vers des auteurs qui eux, je le crois, peuvent vous mettre en chemin vers votre réalité métaphysique ou phénoménale (qui elle aussi, il faut bien l’admettre, a son importance).  Il m’arrivera, cela va de soi, de parler de textes pour leur seule beauté : le beau style manifeste une harmonie supérieure de l’esprit, que cet esprit soit canaille ou dévot.  Par ailleurs, n’ayez crainte, je ne me servirai pas de romans ou de poésies comme simples prétextes à des divagations semblables à celles d’aujourd’hui : il m’arrivera de parler de tout autre chose, m’abandonnant aux charmes et idées de mes auteurs préférés.  Toutefois, j’ai cru bon de préciser, aujourd’hui, le sens d’une quête, tout effort n’ayant de sens que par rapport à un but, qu’il s’agisse de la recherche d’intelligibilité d’un chroniqueur ou de celle du célèbre poisson par un vieux pêcheur cubain.

Enfin, je suis heureux de me retrouver parmi vous, et j’espère que vous trouverez quelque profit à me fréquenter.  Qui sait, chers lecteurs, ensemble peut-être parviendrons-nous à éveiller ce dormeur qui invente un monde que nous sommes loin de comprendre.

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Québec, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Montréal.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…  

18 mars 2015

 Engagement et liberté

 Il m’est arrivé de penser que s’engager, c’était nécessairement errer.  En effet, de chat qui louche maykan alain gagnon francophoniegauche ou de droite, nulle institution, nul parti, nulle Église, nul mouvement sociopolitique n’est exempt d’erreurs et d’erreurs graves qui trop souvent ont mené à la négation de la dignité humaine.  Par contre, on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’exister, pour un être humain, signifie s’engager — l’abstention étant elle-même une forme d’engagement.  De plus, il me semble que dans notre monde, la somme d’injustices, d’inégalités injustifiables, est si grande que de se fermer les yeux est pure lâcheté.  Or vivre lucidement, à mon avis, ne peut mener qu’à l’engagement en faveur des victimes du système.

Peu de choses me paraissent évidentes hormis celle-ci : nous, qui cherchons où nous engager, ferions un grand pas en avant si nous abandonnions nos fallacieuses transcendances (ce que Nietzsche appelait des arrière-mondes), transcendances qui mènent généralement l’être humain à la foi dans des eschatologies aliénantes.  En ce sens, l’être humain qu’anime un réel esprit de justice, une révolte tout à fait justifiée, ferait bien de prendre conscience des vérités de l’existentialisme dont voici, me semble-t-il, les principales : l’homme, tout en étant en situation, est nécessairement libre ; il n’y a pas de nature humaine, mais une condition humaine ; il n’y a pas de sens prédéterminé de l’histoire, l’histoire des hommes n’étant que la somme des projets individuels et collectifs.

Que l’homme soit nécessairement libre est évident pour quiconque se penche sur la réalité de son action.  En effet, bien qu’il soit en situation — situation qui implique des contraintes morales, matérielles et biologiques — en définitive, c’est l’homme qui interprète cette situation et qui par le fait même lui donne sens et, par extension, donne sens au monde.  Cette idée de l’homme et la négation de la nature humaine sont étroitement liées.  Les objets inertes et même les mammifères supérieurs sont enfermés dans leur nature ; mais le propre de l’homme, en raison de sa liberté, est de transgresser les limites qui lui sont imposées par sa biologie ou par la société.  De ce qui précède, les esprits conséquents tireront la conclusion suivante : nulle transcendance (qu’elle soit chrétienne ou matérialiste) ne détermine le sens de l’aventure humaine (il n’empêche qu’il y a bel et bien une transcendance au sens existentialiste — la transcendance de l’être humain qui dépasse le monde comme être en projet — sur laquelle je reviendrai peut-être un jour).

Je disais, en début de chronique, que nulle institution ou parti n’est exempt d’erreurs, voire d’atteintes graves à la dignité humaine.  Or il me semble que c’est la foi en de fausses transcendances qui trop souvent ont justifié le meurtre.  En effet, qui ne serait prêt à verser le sang pour une vérité extrahumaine et absolue.  Je crois pour ma part que nous serions beaucoup plus tolérants si nous concevions que l’être humain est projet et que nulle transcendance (celle de Dieu, du messianisme prolétarien…) ne peut le sauver de lui-même.  Cette conviction pourrait peut-être déboucher sur un engagement véritablement humaniste et libérateur.

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

4 mars 2015

Trois poèmes

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Nuit à Naples de Shchedrin

 I – Nocturne

 Dans ce lit de désastres, tu déposes tes armes pour ne retrouver que le bruit de ton souffle haletant.  Tu n’es rien pour elle comme tu n’es rien pour personne.

Nous ne vivons plus de rapports que de contiguïté, et les mots anciens ne désignent que des réalités mortes.

Dans un lit tel un cercueil en déroute sur une mer boréale, tu glisses en involontaires reptations dans cette peau reptilienne qui suinte de tes angoisses les sanglots ataviques.

Tu fumes, une femme passe et onze mille chiens s’arrachent à tes reins… mais ton âme demeure seule, ton corps reste vide — et tu t’éteins.

Tu fermes la lampe et te glisses sous tes draps, et c’est la mort virtuelle qu’indéfiniment tu réitères, plus douloureuse de n’avoir de terme contrairement à celle, qui naturelle, te délivrera enfin.

Tu joues les tombeurs avec les cyberland babes, et de ton moi déréalisé se repaît la Machine.  La Loi, le Fric, la Carte et ça clique : un ordre de simulacres qui jouent des rôles surannés.  Et tu poursuis ta course vers le néant de rêves suggérés, homme aliéné que l’on tient aux abois par les sortilèges d’orgasmes informatisés.

***

II – Jazz

Introït

Il désirait atteindre le son parfait, long trait bleuté que tracerait son esprit dans le ciel, une droite qui se perdrait indéfinie à l’horizon.  Chaque jour il pratiquait dans la chambre de son hôtel, et la nuit donnait au public tout ce qu’il avait au ventre, son âme, un instant, tout accordé au Minuit qui ne sonne jamais ; mais il rentrait brisé, déçu, et recherchait en des nuits plus obscures le son parfait, ligne bleutée dont ses meilleures improvisations n’étaient que des calques maladroits.

 III — In Memoriam

Artiste absolument improbable, il devinait l’arrière-pensée d’un dieu mélodique.  Plus grand que ses prédécesseurs, il découvrait la voix de prophéties américaines et argumentait contre le néant dans la pénombre des cafés.  Il savait la note qui ébranle l’univers et la jouait parfaitement, point d’ancrage, en pleine vacuité, de particules jusqu’alors fantomatiques.  Son génie était si grand que jamais les hommes n’oublieront le son de sa trompette, une compagne magnifique que l’on appelait Maggy.

 

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

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Chronique des idées et des livres par Frédéric Gagnon…

17 février 2015

Fragment des visions d’Érik (2)

 

            Cette semaine encore, je publie un texte de mon ami Érik.  Il s’agit d’une œuvrechat qui louche maykan alain gagnon francophonie de jeunesse pleine de révolte.  Un tel poème en prose peut surprendre de la part d’un homme qui, du moins le croit-on, trouva la paix en Dieu avant de disparaître.  Il me semble tout de même nécessaire, ne serait-ce que par amour du vrai, de vous le présenter.

 

***

 

J’ai fait ce que j’ai pu.  On devrait se révolter contre la répression.  Je me suis évadé dans le psychédélisme, des opéras furieux, les bars de danseuses.  Mais l’aliénation me rattrapa : elle est nécessaire, dans l’ordre du pouvoir.  Le pouvoir laisse son empreinte dans l’inconscient, c’est comme ça qu’il nous terrorise.  On a peur jusque dans nos claques.  Mais le sang se rebiffe, alors on joue, leur jeu, celui des révoltes parodiques, des évasions : on regarde des films débiles ; on écoute des musiques insignifiantes ; on se passionne pour des clubs de hockey.  La peur nous tient, celle de ne pas appartenir, d’être pauvre, délaissé, socialement un zéro : ainsi nous possède-t-on.

Moi aussi j’ai bu.  J’ai cherché des frissons.  Plus profondément, je désirais une spiritualité nouvelle, une béatification des corps comme blasphèmes absolus.  J’ai profané la tombe à laquelle on voudrait nous condamner.  J’ai surpris dans des silences les clefs dont sont dépositaires des êtres fugaces, à jamais mystérieux, et j’ai découvert dans l’ivresse une science nouvelle qui permet à l’imagination d’investir le corps, d’élever ce dernier à la plénitude magique des esprits stellaires.  N’avez-vous jamais connu de ces orgasmes qui vous sanctifient comme autant de transsubstantiations de tout votre être ?  Ne suis-je pas passé, en certains instants, bien près de me dissoudre dans un bonheur absolu ?  Il faut transgresser la peur de se perdre pour apercevoir le dieu en soi.  J’ai eu la volonté d’une telle transgression.  Je l’avoue, j’ai été et je demeure cet homme du blasphème qui conteste les droits de tous les pouvoirs sur sa conscience.  Ma conscience est sacrée ; la vôtre ne l’est pas moins.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieTrès jeune j’ai rencontré un mage.  C’était dans mon esprit, je crois.  Il m’a conseillé de renier mon baptême.  J’ai donc erré dans des contrées sauvages où je me suis abreuvé de l’urine des forêts.  Un jour j’ai rencontré une femme qui avait été élevée par des panthères.  Rousse, lumineuse, elle allait nue au milieu des savanes comme l’enfant incomprise du Soleil.  Nous partageâmes des minuits d’une lumière intense.  Elle m’a révélé les secrets d’une volonté qui ose jouer son rôle primitif dans les dimensions sans nombres de l’esprit.  Une telle volonté est théurgique, me dit-elle.  J’ai compris qu’il y avait dans le corps des carrefours où le cosmos et le Moi s’épousent parfaitement.  J’ai adoré dans le corps du blasphème l’Évangile d’un homme libéré des craintes ataviques qui ne servent que le dieu mauvais, ce dieu sombre qui nous maintient enchaînés dans une prison de fer noire.

 Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

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Chronique des idées et des livres… par Frédéric Gagnon…

14 février 2015

Un poème et des fragments de Frédéric Gagnon

I

Homme de vertus simples

Homme de vertus simples et de volonté réfléchie ; homme de causeries familières qui connais d’instinct les commandements et mises en scène quotidiennes ; homme

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Agneau mystique, (détail) Van Eyck

qui crois  en la solidité des solides et en l’irréalité des ombres, jamais tu n’entendras la parole d’un grand excès.

Tu marches au milieu de tes semblables, criminel de l’ordinaire, d’une démarche tranquille, et tu ne vois rien des gouffres que voilent tes pensers indigents.  Tu es superbe de suffisance bonhomme, et quand l’un d’entre nous se présente, tu sors comme le revolver blanc de l’innocence ton sentiment argousin de la réalité.  Mais ignores-tu vraiment que nous sommes à proprement parler irresponsables d’une langue future et primitive dont nous ne sommes que les caisses de résonance ?  Oui, tu l’ignores, mais d’un aveuglement volontaire qui se confond à ta volonté vitale d’ignorer tout ce qui nuirait à ton empire de plastique.

Homme de vertus simples, sois honoré : tu participes avec tout le bon sens que l’on te connaît au fonctionnement de la Machine.

Homme d’horizons prédéfinis, toi que nous ne saurions détester, tu n’admets rien qui soit contraire à la quiétude d’un vaste bâillement ; mais nous, nous ne pouvons t’en vouloir : nous existons tout juste dans ton monde comme l’Agneau exilé dont par torpeur, dont par simple ennui, tu souhaites la crucifixion au milieu des Horloges.

7 février 2004

II

Hypnos insomniaque

chat qui louche maykan alain gagnon francophonie1) J’embrassai le serpent et la jeune fille apparut.

2) Des dieux aux noms oubliés nous gouvernent souterrainement.

3) Nous ne sommes que de demain.  Aujourd’hui nous sommes morts.

4) Nous passons comme les paroles d’Ophélie devenue folle.

5) Nous marchons dans des zones de réalité variable.  À peine distinguons-nous l’opaque des fabulations de consciences en dérive.  Le poids mort de notre déréliction a pour centre de gravité le milieu de la ville.

Nous sommes éphémères et immortels.

6) Le soleil joue à la marelle sur la rivière de tes dents.

7) Les mots trouvent leur Rédemption dans une intuition qui foudroie au cœur de la tourmente.

8) Je recherche la vieille magie du monde dans l’œil d’Aphrodite assassinée.

9) La religion est la grande maladie de l’homme.  La gnose est la suprême maladie.  La gnose est donc nécessaire.

10) Le divin est harmonie absolue ; le divin est rupture.

11) Nous sommes des naufragés dans la nuit de l’Être.

12) L’océan se consume dans la parole des os.

13) Je veux savoir quel goût a l’immortalité.

14) Des femmes tatouées émergent du miroir dont pulse la surface cytoplasmique.

15) Toujours se rappeler ceci : Le monde n’existe que par le regard de quelques-uns qui savent.

16) C’est la fête de l’Être et du Non-Être conjugués dans le Principe.

2001

III

Pensées du Silex

1) Le temps est un horoscope mobile dans l’œil colloïdal du Lézard.

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Ophélie

2) La Science des hauts Mages, la lecture des astres, ne se laisse pas domestiquer.

3) Le Soleil est le point de vue de l’Esprit sur la Terre que traverse le Serpent hélicoïdal.

4) La première conséquence de la lumière est l’angoisse.

5) « L’homme est quelque chose qui doit être dépassé », ce qui reviendrait à dire qu’il faut le pousser à bout jusqu’à ce qu’il tombe au-delà de lui-même.  –  Mais de quel bout parle-t-on ? et de quelle chute ?  Ici que doit intervenir un jugement sans faille, tout en finesse.  Le maître existe-t-il ?

6) Il faut tuer le désir pour atteindre le repos.

La vérité se trouve aux confins du désir exacerbé.

Deux propositions à réconcilier, bien que cela soit humainement impossible.

8) La solitude est inhumaine mais pleine d’énigmes.

9) Par jeu, par ennui, ils se laissèrent posséder par le Serpent.  On retrouva leurs corps calcinés dans la plaine aride.

2003

© Frédéric Gagnon

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


 


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

9 février 2015

(Cette semaine, une nouvelle de Frédéric Gagnon.)

NADA

            Au froid rageur de l’hiver, une impression m’atteignit en l’arrière-plan de ma conscience – et je ne parle pas de mon esprit ni de mon cerveau, chat qui louche maykan alain gagnon francophoniej’ignore si vraiment je suis un esprit ou si même j’ai un corps, mais je me sais conscient et c’est tout ce que je sais, je suis conscient donc je suis, et l’inverse serait tout aussi vrai –, une impression, donc, indéfinissable mais tout à fait réelle, lentement prit forme : celle de l’inhumaine solitude de tout homme, de toute femme, celle d’une désolation dont la terre jamais ne guérira.  Vainement je cherchais à me soulager : écriture, consommation d’alcool, lecture, rien n’y faisait, mes vieux adjuvants ne m’apportaient plus rien ; j’étais seul, infiniment seul, emprisonné dans un cercueil de givre qui définissait la vérité de ma condition.

Au bout de quelques jours, je dus me rendre à l’évidence : ne restait plus que la voie de l’analyse.

Pourquoi, par cet après-midi de froid rageur, la réalité, toute froide, toute prégnante, toute morte, s’était-elle impérieusement emparée de moi ?  Il me fallait décortiquer la situation.

Certes il y avait cet isolement, tout bonnement et platement physique, que je subissais dans ce deux-pièces du centre-ville.  L’hiver aux dents de loups me retenait chez moi, reclus et oublié de tous (à peu près).  Ma famille, car j’habitais à présent une ville lointaine, me manquait.  Et je n’avais pas fondé ma propre famille.  Ces ports d’attache si nécessaires que sont une compagne et un emploi stable me faisaient défaut.  Depuis plusieurs années, je passais le plus clair de mon temps à méditer sur des sujets abscons et à écrire sur des sujets qui l’étaient encore plus et qui n’intéressaient nul autre que moi (et encore !).  Enfin, ayant examiné ma vie, il paraissait évident au personnage raisonnable qui malgré tout m’habitait encore que ces faits et bien d’autres ne pouvaient mener un homme, prompt à la folie comme tous ses congénères, qu’à d’intimes dérèglements.  Mais le pressentiment d’une réalité beaucoup plus sombre, qui voulait accéder au jour de ma conscience pour l’assombrir, me hantait toujours, pesait sur mes nerfs malgré les arguties, ratiocinations et décorticages de l’entendement.  Et pourtant je décidai de vivre, puisque l’inverse solution ne m’apparaissait pas clairement, ou plutôt d’imiter les gestes de la vie – la vie, celle que j’avais ressentie comme réelle tout au long de mes nerfs si sensibles, m’ayant apparemment quitté.  L’examen de ma personne et de ses circonstances terminé, conscient de sa parfaite inutilité, je m’entourai de livres dont je lus très vite, presque simultanément, certains passages – exercice inutile dans mon état, il va sans dire, mais comme, encore une fois, il s’agissait d’imiter les gestes de la vie…

Dans un livre sur le bouddhisme zen, deux vers du « Hokyo Zan Mai » (« Samadhi du Miroir du Trésor ») de Maître Tozan me frappèrent :

«Vous n’êtes pas le reflet,

Mais le reflet est vous.»

En réalité je ne comprenais pas le sens profond – s’il est une telle chose – de ces vers, mais la stupéfaction qu’ils provoquèrent me délivra presque de mon mal (presque…).  Puis, revenu tout à fait à moi-même, la réalité s’imposa de nouveau : Nous sommes seuls! nous sommes seuls ! nous sommes seuls !

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieJe me suis assis devant l’écran éteint de mon téléviseur que j’ai fixé jusqu’à l’aube – et le vent frappait la vitre, le vent d’hiver, l’hiver froid de rage, et le vent me fracassait et soufflait librement en ma conscience, l’hivervent, l’ivrevent, rageant le vent en mon hiver intérieur où sans heurts tintent les heures d’une horloge de glace menacée d’éclatement – le vent ! le vent ! le vent ! – ma conscience et le vent ne formant plus qu’un seul courant d’air dans un corridor à jamais froid et désert – le vent ! le vent ! le vent ! : le ventre !  Le ventre ouvert de toutes choses avait pour centre inexistant ma conscience même – même ! – et le vent jamais ne cessera de s’engouffrer en moi qui n’existe pas ou à peine – en moi le vent : à moi ! à moi ! à moi !…  Et quand l’aube frileuse rosit la vitre givrée, je savais qu’une part de moi qui m’est peu connue avait dû livrer un combat désespéré pour que je ne sombre pas tout à fait dans le néant où me poussait le vent, le néant triste et froid dont le nom terrible mais galvaudé est SOLITUDE.

Le jour se levant, j’ai quitté le fauteuil où j’avais passé la nuit pour me raser et me doucher, ce que je n’avais pas fait depuis le début de cette crise parfaitement vaine – vaine comme le sont à la raison du jour toutes les conceptions de la nuit.  Puis j’ai mangé des toasts et des œufs ; puis, bien qu’il fît moins trente-cinq degrés, je sortis ; et mes pas craquant dans la neige roide, je me répétais que le vent est le vide et ma conscience la forme, mais que les deux ne sont en réalité qu’une chose, qu’une seule essence intemporelle dans son horreur.  Le vent est le vide, ma conscience la forme, mais les deux sont une seule essence.  Le vent : le vide ; ma conscience : la forme.  Mais une seule essence.  Le vent…  Finalement je m’arrêtai au Croque~Soleil où l’automne précédant j’avais eu mes habitudes.

Il n’y avait personne.  Peut-être s’y trouvait-il deux ou trois clients.  Enfin, pour moi c’était comme s’il n’y avait personne.

Je me suis assis à l’une des tables et la serveuse vint vers moi – mais en cet instant précis je n’aurais pu dire qu’il s’agissait de la « serveuse » car elle m’apparaissait, mais comment dire… c’était sa présence nue qui surgissait ainsi, libérée de tout contexte, sa présence parfaitement incongrue dans un monde où il n’est plus de ceci ni de cela, de fourchette ni de cuiller, dans un monde de formes indifférentes qui m’étaient soudain parfaitement inconnues… puis elle parla et je reconnus en elle un ancien chagrin.   « Bonjour, toi, dit-elle.  On jurerait que t’as vu une apparition ».  Un moment les lieux comme sa personne me redevinrent familiers et je me rappelai lui avoir vainement fait la cour l’automne précédent – l’automne précédant ! en cette époque bénie où j’étais certain de moi-même et des choses et du monde qui les contient – et de la reconnaître me rassurait : à l’essence conscience-vent s’opposait maintenant l’Autre, la Femme, et cette essence contraire, bien que la jeune femme, encore une fois, me rappelât un amour malheureux, me réconfortait, m’apportait l’espoir de la guérison du monde, du monde en moi, car elle représentait la possibilité de cette indispensable chaleur que l’on nomme chez soi, intimité, convivialité… puis cette essence tout autre s’estompa, et ne restait plus que la serveuse, comme une chose au milieu des autres, quelque chose comme l’organe de ces lieux, du café, le Croque~Soleil.  Je me levai d’un bond, et comme la réminiscence de mes sentiments anciens ne s’était tout à fait évanouie, je dis à la jeune femme interloquée : « Ne quitte point la voie des opinions communes » – puis je m’en allai, retournant en l’hiver où bourdonne le vent.

De retour chez moi – mais je n’emploie plus ces termes : chez moi que par pure commodité – j’étais d’une tristesse infinie, mais je ne parvenais pas à pleurer : pour pleurer il faut être deux, ça nous prend à tout le moins l’idée de l’autre qui sur nous s’attendrit pour verser ne serait-ce qu’une larme.  Mais moi je vivrais désormais dans un monde sans contours où tous les êtres se confondent en un point d’interrogation, en un silence qui n’a plus rien de poétique, qui est l’absence douloureuse qui perce le flanc jusqu’au cœur.  Mais moi j’existais à peine pour moi-même.  Mais moi j’avais découvert en l’existence une présence qui ne tient à rien.  Vraiment, rendu là, ça ne s’appelle même plus tristesse : c’est au-delà des mots.

***

Je suis une jeune vieille bête ratiocinante.  Voici ce qu’a écrit sur mon expérience ce pauvre frater absconditus que je ne puis cesser d’être :

La solitude dont j’ai pris conscience est transcendantale ; c’est une certaine réalité au-delà du réel qui détermine les paramètres de ma conditionchat qui louche maykan alain gagnon francophonie empirique.  Il y a des esseulements particuliers, l’abandon que l’on éprouve quand nous laisse une femme, un ami, un parent…  Mais la réalité qui s’est dévoilée est d’un tout autre ordre.  Il s’agit de l’essence de toute solitude, la solitude par excellence, la Solitude au cœur de toutes les solitudes, qui leur confère leur désespérante intelligibilité : NOUS SOMMES SEULS.

***

Finalement, j’ai repris mes vieilles habitudes, puisqu’il faut bien vivre ou imiter les gestes de la vie.  Alors on mange, on dort (on dort comme on peut…), on voit des gens, on fait des trucs…

Un matin, en me rasant, j’ai observé mon reflet dans la glace.

Un jour, peut-être, se détachera-t-il de moi pour vivre sa propre vie, mais il n’en sera pas moins moi, à jamais – et moi je ne suis personne.

Littéralement personne.

© Frédéric Gagnon 2004

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.


Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

4 février 2015

Fragment des visions d’Érik

 Ce jour d’été, Érik marchait sur les plaines d’Abraham accompagné de son seulchat qui louche maykan alain gagnon francophonie lecteur mp3. Après la mort de mon ami, j’ai découvert parmi ses papiers ce texte proprement mystique que je crois nécessaire de publier dans le Chat qui louche avec l’aimable soutien de son éditeur. Pour le reste, je préfère taire les circonstances étranges dans lesquelles disparut cet homme qui m’était si cher. Je laisse donc la parole à celui qui me manque :

Tout en admirant la nature souveraine, mais relativement domestiquée du Parc des Champs-de-Bataille, j’ai décidé d’écouter l’un de mes morceaux préférés : l’adagio du premier quintette pour piano et quatuor à cordes de Gabriel Fauré. J’ai toujours aimé ce mouvement de l’œuvre du maître français. Mais, ce jour-là, dès les premières mesures, il m’affecta comme jamais. J’entendais dans cette musique une douce mélancolie et l’immense espoir de créatures qui peu à peu s’élèvent vers un monde de lumière qui leur est inconnu, dont elles n’ont que le pressentiment. Il me semblait que le soleil sur l’herbe et dans les feuillages révélait la poussée musicale du règne des végétaux. L’adagio de Fauré disait la vérité d’une volonté de puissance devenue sublime, d’un univers d’êtres qui secrètement tendent vers ce surplus d’existence qu’est leur accomplissement dans la dimension divine du réel. Et je sentais qu’une part de moi, dont je n’avais été qu’à demi conscient, participait à l’œuvre alchimique de la nature. La musique de Fauré faisait apparaître un paysage que je n’avais pas encore vu, celui d’une nature qui de ses transmutations intérieures tire l’Image sacrée qui fut toujours sa vérité latente, l’image d’un monde pacifié, d’une beauté parfaite, dans lequel l’Esprit trouve son juste repos. Je voyais dans l’azur une prémonition d’un temps où enfin tous seront réconciliés, où tout sera justifié – et il me semblait que le moindre brin d’herbe s’efforçait d’être un brin d’herbe parfait afin de rejoindre son principe intelligible, et que chaque feuille de l’arbre était une exaltation de la sève, dont le vert émeraude vibrait d’une lumière surnaturelle – et je sus de manière certaine que toute beauté de la matière était l’expression du sacré, d’un ordre divin suprêmement intelligible – et soudain je connus un bonheur d’une telle intensité, je fus transporté avec tant de force au-delà de moi-même, que je sentis que ce n’était plus moi qui vivais, mais celui qui en moi existe depuis plus longtemps que moi-même, qui est plus ancien que tous les cycles du cosmos, qui est éternel, qui est en moi la vraie présence de l’Esprit, celui contre qui les portes de l’enfer ne prévaudront point. Je ne doutais plus : pendant un instant qui dura une éternité, je sus qu’il y avait un Dieu, Sa présence m’était aussi évidente que celle du soleil sur mon visage. Oui, au-delà de toute croyance, je savais que le Royaume de l’amour, de chat qui louche maykan alain gagnon francophoniel’intelligence et de la beauté existe ; que Dieu n’est pas dans un quelconque ailleurs, qu’Il est la dimension profonde de notre réalité dans laquelle tout est accompli, parfait, pacifié ; et qu’Il inspire aux hommes leur désir d’élévation. Quelle ferveur j’éprouvai, quelle reconnaissance !   Plus rien ne m’était étranger, le moindre brin d’herbe m’était un frère. Quelle joie infinie je ressentais ! Comme soudain tout était beau, surnaturellement beau ; comme tout était bien. J’avais franchi le miroir, je vivais dans le monde réel, celui de ma propre éternité, de l’éternité de chacun – et même un brin d’herbe dans son principe est éternel. Oui, quelle joie ! À travers ses luttes parfois immondes, malgré toute la médiocrité dont on est trop souvent témoin, la création couve une joie infinie.

            Pendant un moment sans commencement ni fin, qui dura peut-être quelques minutes, j’ai marché dans l’Esprit divin au milieu des arbres des plaines d’Abraham. Pendant un moment, je fus l’égal de Dieu parce que j’étais l’objet de tout Son amour. Pendant un moment, j’ai percé le mystère de ma condition.

Frédéric Gagnon

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieFrédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)