Nostalgie et signification
(Notes pour une esthétique du récit)
(a)
En me rapprochant de ma nostalgie, je comprends mieux l’ultime projet qui s’offre à l’écrivain : écrire un livre qui ne porte sur rien, dans lequel
toute signification serait suspendue afin que le sens, qui ne peut que différer, advienne. Songez-y un instant : croyez-vous vraiment que votre nostalgie se rapporte à des événements passés ? La nostalgie cherche plutôt à saisir ce qui jamais n’arriva. Le nostalgique projette sur le phantasme du passé son phantasme de plénitude (il y aurait donc phantasme redoublé). Dans la nostalgie, nous faisons cette expérience paradoxale de la présence sans cesse différée mais en réalité si poignante de ce qui ne fut jamais. Nous devons comprendre que ce sont des absences qui donnent sens à la vie. Les Idées de monde et d’âme sont des formes vides qui orientent la pensée ; et pourtant ces Idées sont ce qu’il y a de plus nécessaire. L’expérience concrète ne nous livre en réalité que des impressions parcellaires du monde comme de l’âme ; seuls les mystiques (peut-être) pourraient expérimenter dans toute leur vérité la richesse substantielle du cosmos et du moi; pour le reste, nous autres, pauvres mortels, nous n’expérimentons dans les Idées que ce qui sans cesse différé n’en donne pas moins sa nécessaire cohésion à l’ensemble indéfini de nos perceptions.
(b)
Il y a dans la vie des séquences qui captent mystérieusement ces significations latentes dont sont riches ces inconnues qui nous convainquent de la réalité du réel. Si j’en crois ma propre expérience comme certains romans, les souvenirs des premiers moments où l’on se sépare de l’ordre familial sont les plus propices à réveiller notre nostalgie d’une plénitude qui serait comme la réalisation de ce que les Anciens et les scholastiques appelaient les transcendantaux. Pour plus d’un homme, ces moments jamais vécus mais déterminants se confondent avec une atmosphère de féminité diffuse. La Femme, en effet, quel bel exemple de surfantôme qui assure leur apparente cohérence à des continents psychologiques qui par moments nous semblent plus solides que le roc et que baignent pourtant les eaux absentes du pur néant.
(c)
La naissance de la philosophie moderne est caractérisée par le doute (Descartes), doute qui permet à l’intelligence de connaître son essence propre dans l’expérience du cogito (doute dont Husserl, faut-il ajouter, tirera toutes les conséquences beaucoup plus tard). Mais avant d’être thématisé par le philosophe français, le doute et son corrélat psychologique, l’ambigüité, fit son apparition dans l’œuvre de Shakespeare, tout spécialement dans son Hamlet dont le héros est peut-être le premier personnage réellement moderne.
Cette mise en avant du doute représente une révolution qui affecta tout l’art du récit, jusqu’au drame théâtral. Les Anciens, croyant en un telos immanent qui meut le cosmos comme tout être vivant, croyaient que l’œuvre littéraire devait elle-même être douée d’entéléchie, ce dont les poèmes épiques d’Homère donnent un bon exemple. Chez nous, modernes, cette foi dans la finalité comme condition du sens est remise en question. Le sens est pour nous suspendu, à venir. Or l’esthétique est solidaire d’une telle mentalité. Nos récits sont le plus souvent des tranches de vie : il y a bien sûr des événements, mais on ne voit pas entre ces événements les liens nécessaires qui conduisent immanquablement à une chute précise.
Il y aurait long à dire sur l’expérience du sens comme sens différé. Il ne s’agit pas, selon moi, d’une réalité purement négative : elle permet ce libre jeu de la pensée qui de Fichte à Hegel engendra la vision dialectique du réel. On pourrait ajouter qu’au niveau littéraire, elle ouvre la perspective d’une œuvre dans laquelle la vérité du sens comme différé et différence devient enfin manifeste.
(d)
Je rêve donc du roman de la nostalgie. Ce serait le roman le plus moderne que l’on puisse imaginer. Au fond on est nostalgique parce que le
sens fait défaut ; on aspire donc à des amours passées, à des époques révolues. Mais ces époques, ces amours, sont plutôt le rêve de ce qui fut et non ce qui fut vraiment. On pourrait dire que l’objet du nostalgique est une absence qui en tant qu’absence capte toutes les significations dont est riche sa vie intérieure.
Pénétrez-vous de ces idées au fond très simples : la femme la plus belle est celle que l’on n’embrassera jamais, et c’est son impossibilité même qui rend l’amour possible.
Notice biographique
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi. Il habite aujourd’hui Québec. Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature. À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue. Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.