Élite, éternité et désespoir des chats…, par Jean-Pierre Vidal…

14 février 2016

Apophtegmesalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

131. — Le seul domaine de l’activité humaine où le mot « élite » ne soit pas péjoratif, de nos jours, c’est cette grande dérision du corps et de l’économie que l’on appelle le sport professionnel.

132. — Le monde se divise en deux : ceux qui croient que la réalité est indépassable et ceux qui pensent qu’elle est inatteignable.

133. — L’éternité, au fond, c’est très surfait. Regardez Dieu : pour tromper son ennui, il a fallu qu’il crée le monde ! Le résultat s’en est ressenti.

134. — La télé est un énorme tube digestif qui avale tout, grâce à ses énormes moyens financiers et à ses innombrables recherchistes, sans parler des délateurs ordinaires de faits divers qui désormais l’alimentent à l’envi. Et ce qu’elle ingère, elle le dégorge en merde.

135. — Les petites filles promènent parfois d’un air important des seins trop vieux pour elles.

136. — L’enseignement aujourd’hui : gérer le rudimentaire, enseigner l’insignifiant, évaluer l’accessoire.

137. — On donne hypocritement une dignité démesurée à l’argent, au nom de ceux qui n’en ont pas, pour mieux cacher, par envie ou soumission adoratrice, ceux qui en ont trop. De la même façon, on fustige ceux qui ont quelque culture, même s’ils ne l’étalent pas, au nom de ceux qui n’en ont aucune pour mieux cacher le lugubre fric qu’engrangent les fourgueurs d’inculture qui possèdent, entre autres choses, les médias.

138. — Un écrivain devrait être, dans la langue, et jusqu’à la douleur, heureux comme un poisson dans l’on. Combien, de nos jours, n’y trempent qu’un doigt frileux ! Combien d’autres, encore, se noient dans un verre de jememoi.

139. — L’homme est transitoire, sans doute, cela console. Mais sa connerie semble décidément bien près d’être éternelle.

140. — On a présenté aux Québécois des personnages grotesques, dans un contexte ironique, et dans le but manifeste d’en faire la satire. Mais voilà, ces personnages ont plu au point que, tout en en riant encore (jusqu’à quand ?), tout le monde s’est mis à les imiter et bientôt à se comporter naturellement comme ces caricatures, les animateurs de lignes ouvertes en premier, puis les gens de télévision, et enfin les hommes politiques. Et l’humour est désormais mort au pays du grotesque.

141. — Quand bien même il parviendrait, dans son imbécillité croissante, à détruire sa planète, l’homme n’aura jamais été qu’une estafilade évanescente à la surface des choses.

142. — À vingt ans, une manie est un charme, à quarante un agacement, à soixante un ridicule. Après, on ne la voit même plus.

143. — Dieu n’est rien que la question devenue trop tôt réponse. Il n’y a donc pas de faux dieux, il n’y a que la fausseté mortifère de Dieu, ce leurre pour vieillard rendu au bout de ses étonnements et perclus de refus.

144. — Peut-être que deux têtes valent mieux qu’une mais vingt -mille certainement pas. Plus il y a de monde, moins ça pense. Ça ne fait que grouiller.

145. — Penser que tout ce qui me dépasse mène à Dieu, c’est encore une façon de m’instaurer au centre de l’univers.

146. — Qui n’a jamais eu mal aux dents ne sait pas ce que c’est que l’obstination des choses et l’indiscipline des corps.

147. — Le métissage des cultures n’est qu’un slogan popmédiatique ou un vœu pieux d’intellectuel qui se donne bonne conscience. En fait, les cultures vers lesquelles, toujours au bord de la condescendance, l’intello antiraciste ou l’animateur radiophonique se penchent sont des cultures qui, parce qu’elles sont menacées chez elles et plus encore dans leurs terres d’exil, se barricadent au point qu’aucun métissage jamais ne saurait les ouvrir.

148. — Les enfants, tous les enfants, sont aussi méchants qu’ils sont bons. Mais comme leur méchanceté est aussi naïve que leur bonté, nous la considérons avec une tolérance attendrie. Mais donnez à un enfant la puissance qu’il n’a pas, et vous avez un terroriste. Et un terroriste qui n’a même pas besoin d’une cause.

149. — J’essaie, toujours, d’être à la hauteur de la franchise de mes colères.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec150. — Les chats sont des sages sereinement désespérés : c’est pour oublier la vie de la façon la plus élégante possible qu’ils dorment tant, le jour aussi, le jour surtout. C’est aussi que leurs rêves ont sans doute des couleurs bien séduisantes : celles de la liberté retrouvée, loin des humains qui, croyant être leurs maîtres, sont en fait leurs parasites.

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaireschat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, québec, littératurequébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtcCiel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)