Venise, un récit de Jacques Girard…

14 juin 2017

 Venise…

 

 Son prénom était Venise. Comme la grande ville italienne construite sur  cent dix-huit  îles  et  prisée  par les touristes. Ses parents l’avaient  prénommée ainsi à lachat qui louche maykan alain gagnon francophonie suite d’un séjour dans la ville des doges.

Un prénom sur mesure pour cette adolescente farouche, évanescente et conquérante.  Dans notre petit quartier de la fin des années 1950, il en fallait bien peu pour rompre la monotonie. Son arrivée bouleversa notre vie.

Personne ne put ignorer la présence de cette jeune fille, belle, ingénue et surtout très différente des sœurs et des copines du même âge. Elle créa tout un remous. Sa famille emménageait dans  la grande  maison  du docteur, parti pour la ville. Les valises n’étaient pas encore défaites que, déjà, Venise avait conquis le petit quartier qui s’étirait le long du lac Saint-Jean.

Il lui avait suffi, par ce premier dimanche de juillet, de se rendre au magasin, vêtue d’une  robe claire à la merci de ses mouvements en coups de vent, pour semer la commotion derrière les  rideaux.  Ses gestes  étaient étudiés. Si les jeunes filles de son âge (13 ou 14 ans) baissaient les yeux devant un homme ou chassaient la gêne en souriant, Venise, elle, portait les siens bien haut. Ses prunelles perses prirent la couleur du lac.

Elle était la cadette d’une famille de cinq filles. Belles, libres.

Leur grande maison entourée d’une  haute clôture fut assiégée par de nombreux prétendants. Sauf la dernière, elles succombèrent aux charmes d’un garçon de leur âge. Les deux plus vieilles se marièrent à un été d’intervalle.

Venise était plutôt solitaire. Elle incarnait l’amour impossible, l’impossible conquête.  Cette  fille  aux cheveux de jais jouait à être aimée et savait répondre aux désirs sans se compromettre. Notre malheur faisait à la fois notre bonheur. Sa liberté laissait, aux jeunes que  nous  étions, toujours de l’espoir.  Plus avertis,  les adultes  s’imaginaient que c’était tout simplement une petite aguicheuse. À l’école, il  n’y en eut que pour elle. Elle devint la préférée des religieuses qui la trouvaient charmante et serviable. Sur leurs recommandations,  ses parents l’envoyèrent étudier, l’année suivante, dans une école privée. Venise revint au milieu  de l’année ; on ne sut jamais pour quelle raison. L’hiver fut moins long.

Cet été-là, elle se fit bronzer presque nue, enlevant à demi le haut de son maillot de bain. Tout autour de la grande  barricade, des  yeux se  traçaient  un chemin. Certains  allèrent  même sur le lac avec des jumelles. Elle  s’efforçait de se  camoufler derrière une  haie criblée de trous.

Mon  ami,  qui  demeurait voisin, m’offrait les premières loges. Du haut de la fenêtre de sa chambre, on  examinait en  détail ce  corps de  sirène. Elle connaissait  notre présence. Je pense qu’elle  s’amusait de nous voir les mains moites, les yeux multipliés et les paupières folles.

Un jour, la mère de mon ami nous surprit en pleine séance de… Mal nous en prit.

Son jeu commença à lui attirer l’animosité des autres filles et des femmes. Les filles enviaient  et craignaient  cette Lolita. Les dames de la paroisse mirent leur mari et leurs adolescents en garde contre cette jeune sans attaches, trop libre, trop différente et qui, contrairement au reste de sa famille, ne s’était  pas intégrée à la vie du quartier. La suspicion augmenta quand elle abandonna, à trois mois de la fin de l’année,  son cours à l’Institut  familial. Il fallait que quelqu’un aidât sa mère.

Se complaisait-elle  dans l’adolescence ? La ville était petite. On ne permettait pas d’être  trop différent. Venise se trouva, bien malgré elle, isolée, pour ne pas dire ostracisée.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieUn  jour,  elle  disparut. Toutes sortes de  bruits coururent sur  ses  mœurs particulières.  Quelques années plus tard, la transfuge réapparut dans le quartier en compagnie d’une  fille plus jeune, portant toujours un pantalon. Elles  fumaient  et sortaient la nuit. Toutes deux déambulaient en riant, indifférentes aux autres. Elles se promenaient avec des éclairs de dédain dans les yeux, s’assoyaient  au bout du quai de la propriété familiale et buvaient de la bière à même la bouteille.

Venise s’affichait.

Je fus déçu, préférant garder le souvenir de la jeune fille qui avait soulevé une vague sur notre quartier, quelques années plus tôt. Je fus soulagé quand, après quelques jours, le couple repartit.

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Le signe : Une nouvelle de Jacques Girard…

27 janvier 2017

Le signe

Au village, la journée s’ébroue au restaurant chez Roger. Les premiers clients pointent à six heures tapant, en même temps que la belle Thérèse, la fille du matin. On n’hésite pas à lui donner un coup de main pour accélérer le service. Roger, le proprio, arrive trente minutes après la première cafetière de Maxwell House, le sourire dans sa sacoche.

Jusqu’à neuf heures, la place fourmille. Thérèse voltige, papillonne. À chaque lever de soleil: même ballet, même menu, même regard. Mêmes calembours des habitués. Si un manque à l’appel, on s’inquiète, comme à l’école blanche du rang.

Roger encaisse en souriant. Pendant ce temps, les quatre exemplaires du journal Le Quotidien perdent de l’encre, au fur et à mesure qu’ils changent de main. Le circuit du journal est imprimé dans les habitudes. Et ce n’est pas demain que ça changera, foi de Thérèse et de Roger !

Bertrand, lui, colporte les résultats des matchs de baseball. Rita, elle, défile les films à l’horaire-télé. Jules, quant à lui, raffole des faits divers morbides. Belle, recluse, garde la gazette plus longtemps. On a l’habitude de cette coiffeuse branchée sur la carte du ciel. Blonde capiteuse,
célibataire heureuse, elle ne met pas un cheveu devant l’autre sans consulter les astres ! Avec le temps, l’astrologue de platine connaît le zodiaque des abonnés matinaux.

— Aie ! Belle ! interpelle Joseph, un routier beau garçon, dis-moi à matin si je serai chanceux en amour aujourd’hui.
— Gémeau, tranquille en amour, plus chanceux dans l’argent, répond Belle en gratifiant le célibataire d’un clin d’œil.

Belle porte à merveille son adjectif. Ça lui fait un beau nom. Et une belle jambe. Mais un contresens. Sa voix tonne … C’est le haut-parleur des lieux. Acouphène ou surdité industrielle ? Le bruit des séchoirs s’est niché au-delà des tympans.

Belle aime la vie et les hommes, retirée dans sa loge.

Elle trône sur le resto.

— Albert ! je te parle ! Une belle journée pour l’amour ? Ton horoscope est bon ! Fuck l’argent…

Le petit homme travaille à l’épicerie. Surpris, il accueille la nouvelle en souriant.

— Merci Belle !

— Ça, c’est gratis, mon beau … Aïe ! Marguerite ! prépare-toi à soir. Je vois ton beau Serge dans ton horoscope.

Un amant fougueux, qu’on dit. Sa Marguerite gère les avoirs de la Caisse populaire.

— Tu le diras au beau Serge, répond-elle sans coup férir.

Cette éventualité contrarie la Marguerite. Serge vient toujours plus tard.

Les horoscopes s’envolent. Les clients quittent le resto imprégnés des odeurs de toasts brûlés, de petites patates rissolées et de la pipe de Roger. Encore une fois, avec leur avenir en prime, ils sortent gavés de nouvelles du petit et du grand monde.

Une journée qui se dessine, se destine bien, dirait Belle.

Arrive un étranger. Il séjourne dans la place depuis une quinzaine. On sait qu’il travaille à l’usine d’épuration. Bel homme, cet ingénieur montréalais. Et d’adon comme on dit dans le bled. Quel art du compliment ! La belle Thérèse n’en revient pas.

Un café l’attend (lui aussi) où il s’assied, depuis ces quelques élans, près du kiosque à journaux. Tiens ! On l’appelle Marc. Déjà de la famille ! Lui ne demande que ça. Ce fils unique n’a pas été habitué aux repas communautaires. C’est un baume sur cette vie entre deux valises.

Ce matin-là, Belle lui demande son signe.
— Cancer, dit Marc de sa voix mielleuse.

— Heureux en amour, prédit la belle astrologue de papier.

Marc remercie et quitte la place. À midi, l’ingénieur vérifie son horoscope dans un TV-Hebdo oublié par le gardien du chantier. Le soir, l’ingénieur fonce au chalet de Belle, humble logis à l’écart. Comme il l’a vue, elle, à l’écart au resto de Roger.

On tambourine à la porte.
— Je t’attendais, mon beau …

Notice :

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits réflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres,  Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Raskolnikov… une nouvelle de Jacques Girard

16 janvier 2017

Ras

 

«Ras, t’es demandé au téléphone», dit le barman.  L’individu n’eut aucune réaction. Il continua de gesticuler de plus belle. Seul à sa table, Ras se trouvait dans une sorte de délire provoqué par l’absorption incontrôlée de houblon.

Le garçon de table dut élever la voix avant qu’il ne comprenne. Ras parut sortir d’un voyage astral. Péniblement, l’homme se leva et fit quelques pas en direction du bar. Tout à coup, il rebroussa chemin, revint à sa table et but une grande gorgée à même la bouteille. Les yeux écarquillés, le tour de la bouche tout ruisselant, l’homme retourna vers la cabine téléphonique.

Devant le bar, Ras s’arrêta net. Si brusquement qu’il faillit tomber. Encore tout chancelant, Ras pointa vers le barman un doigt aussi incertain.

«C’est pas Ras que je m’appelle, c’est Raskolnikov. C’est trop difficile à prononcer pour toi, je pense ben, dit le soûlard. C’est Ras-kol-ni-kov, c’est pas si dur que ça à dire», ajouta-t-il, en prenant bien soin de  prononcer en quatre syllabes distinctes ce nom inusité. «On sait ben, vous ne connaissez pas Raskolnikov.  Personne icitte n’a lu Crime et Châtiment. Vous ne savez pas qui est Dostoïevski ? Continuez de lire des comics, bande d’ignorants», poursuivit-il, se retournant vers la poignée de clients. Aucun ne daigna lever la tête.

« Je pense que c’est ton Dos, je ne sais pas trop », rétorqua avec tac le serveur, un homme d’expérience dans l’hôtellerie, le doyen de Roberval, titre qu’il revendiquait avec fierté.

René en avait vu des clients éméchés qui en voulaient à tout le monde. l’en savais quelque chose.

Alors que j’étais étudiant à la recherche d’un travail, il me donna une chance en m’embauchant comme laveur de verres. Sous sa tutelle, je devins garçon de table. Cet emploi m’avait permis de défrayer une partie de mes études. Je lui témoignai ma gratitude en allant aussi souvent que possible prendre une bière en sa compagnie. Son statut particulier lui octroyait bien des aises dont celle de se rincer le gosier avec certains clients. Ma dernière visite remontait à quelques semaines.

Cet après-midi-là, ma présence avait un autre but. Comme je le remplaçais pendant les deux semaines suivantes, il était normal que je me familiarise avec les airs de la place.  Prix en vigueur, inventaire, ménage, horaire de travail, le crédit, tout y passa.

« S’il y a quelque chose que tu sais pas, tu le demandes à un client régulier, ils savent tout », concluait René en prenant une petite gorgée d’une
bière chaude.

Les piliers de la place, je les avais sous les yeux. À l’exception du fameux Ras, je les connaissais tous. Plus je regardais la figure du personnage de roman, qui se trouvait présentement dans la cabine téléphonique, plus ce faciès abîmé m’intriguait.

« J’ai vu ce gars-là quelque part, balbutiai-je à René. C’est pas possible! Mais où ai-je pu entrevoir cette face-là ? Vraiment, je suis en panne. »

Raskolnikov

Ras se nommait Raymond Lalancette et était né à Roberval sur la rue Ménard. À quinze ans, il s’était expatrié en ville. Selon les dires de René, Raymond bourlingua et fit cent métiers, connut des moments pénibles avant de dénicher un emploi dans une entreprise spécialisée en construction domiciliaire. Ras avait travaillé sur les plus gros chantiers et était finalement devenu contremaître. Victime d’une scoliose, il se trouvait en convalescence et en avait profité pour revenir dans son patelin. Sa mère y vivait encore. Depuis son retour, qui remontait à six ou sept mois, Ras avait élu domicile à la taverne de l’hôtel Windsor. On l’y voyait presque à tous les jours.  Ses beaux discours tinrent le haut du pavé aussi longtemps que ses ressources permirent de payer des «traites». Maintenant, il délirait, toujours seul, toujours à la même table, essayant à l’occasion de soutirer une bière à une vieille connaissance. On l’avait surnommé Ras parce qu’il parlait toujours de Raskolnikov.

Avec le temps, sa réputation s’était étiolée. À jeun, c’était un client poli et plutôt réservé. Mais la boisson le métamorphosait en docteur Jekyll. On trouvait son comportement plutôt singulier et on doutait de la véracité de son histoire.  Ras se prenait pour un autre. Il se disait le seul à
avoir lu des grands auteurs, à parler couramment  l’anglais et à avoir voyagé dans tout le Canada et même aux États-Unis. « Vous sortirez jamais de ce trou, vous allez crever icitte ; moi, je vais repartir, voir le monde. » René  connaissait ses tirades par cœur.  À ses crises, succédaient de longs silences suivis de profonds repentirs. René le trouvait bizarre. On ne savait jamais qui il était. De plus, ce Raskolnikov-là jouissait des atouts d’un Don Juan. Ses services d’amant étaient, avançait-il, on ne peut plus recherchés.

« Il n’est pas comme nous autres », disait René.

Pendant ce temps, Ras se trouvait dans la cabine téléphonique dont la porte était ouverte. Le combiné reposait entre son épaule légèrement suspendue et sa joue mal rasée. Il était là, immobile. Et cela durait depuis un certain temps. Ras sortit inopinément de son demi-coma et débita son boniment. Il fut question de sa vie, de sa liberté, du salut et de l’incompréhension de son entourage, puis il raccrocha brutalement.

— Fuck, ajouta-t-il en sortant de la cabine. Ras se mit à crier à tue-tête.

— Eh! Ras, tu baisses d’un ton ou je te fous dehors, l’enjoignit le maître des lieux. Aussitôt dit, aussitôt fait. Son obéissance me surprit.

En titubant, l’homme aux cheveux blonds, de taille moyenne, aux yeux étrangement bleus, avec de beaux traits, retourna à sa table. Quinze minutes plus tard, il s’endormit. Quand je quittai les lieux, le phénomène ronflait d’un sommeil agité.

Le lundi suivant, j’étais au poste quand, au beau milieu de l’avant-midi, arriva Ras. Son allure était toujours au beau fixe. II portait les mêmes vêtements et avait sans doute déjà bu. Ses yeux étaient bouffis et son haleine repoussante.

— Bonjour monsieur !

— C’est qui toi ? me répondit-il sèchement.

— Le remplaçant à René.

— T’as un nom ?

— Appelez-moi Raz avec un Z, dis-je.

— Comment Raz avec un Z ? C’est pas un nom ça !

— Raz pour Razoumikhine, vous le connaissez ?

— Oui, euh…

— C’est le grand ami de Raskolnikov dans Crime et Châtiment. J’ai lu Dostoïevski. J’ai lu Le Joueur, L’Idiot, Les Possédés, Les Frères Karamazov ; oui, j’ai lu tout Dostoïevski. En passant, quand je vais à Montréal, je rends visite à mon ami, Réal Bernard, à la Maison du Père, un lieu pour les sans-abri. Vous connaissez, je crois?

Je le regardai dans les yeux. Son visage se vida de son sang. Il fut incapable de répondre. À ce moment-là, je crus reconnaître en lui Raskolnikov au plus profond de sa déchéance. Le désespoir ravageait son visage. Je n’eus pas le courage de poursuivre …

« Une bière, monsieur Lalancette ? »

Notice

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits réflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes et bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres : Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Un récit de Jacques Girard…

29 septembre 2016

Le cimetière qui se meurt

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

L’été s’ébroue.  Les champs fument le matin, et les cultivateurs plantent leur pelle dans la terre dégourdie.  Le marchand de monuments fait alors le tour des villages qui cernent la ville où son cimetière public embrasse le trottoir.

Le commerçant livre les épitaphes des disparus au temps du froid.

Les campagnards connaissent son vieux camion rouge défraîchi.  Les hommes de la terre réparent les clôtures abîmées par la neige et le gel qui éjecte les poteaux hors de leur trou.  Le passage de ce matin éveille des souvenirs et creuse des plaies dans ces villages familiaux.  Les terriens inclinent la tête comme pour conjurer le mauvais sort.

Dans la boîte s’entassent les pierres tombales de leur chair.  Tout l’hiver, le fabricant d’épitaphes a travaillé dans son petit atelier.  Ses grosses mains ont gravé les noms et les dates dans la pierre de granit.  Des chiffres définitifs.

Au cimetière, le marchand remet les pierres tombales aux parents.  Le contrat de vente comprend l’installation.  Son fils et moi, nous l’accompagnons.  Je remplace Robert qui ne pouvait pas venir.  De la mortalité… dans sa famille.

Nous prenons place dans la boîte, assis sur les stèles.

Le camion rote et aboie dans les côtes qui conduisent à Saint-François.  Le moteur rend presque l’âme.  La vieille guimbarde avance péniblement et le conducteur pousse sur le volant.  Son visage rougit et une fumée bleue s’échappe dessous la boîte.  Le tuyau d’échappement fuit.  Elle s’infiltre entre les planches lâches et baigne la charge.  Comme dans un film d’horreur avec Boris Karloff.  Nous toussons, et avec des vieux bouts de linge, des « guenilles » dirait ma mère, nous chassons les rejets du moteur fatigué.

Quel spectacle !  Les automobilistes ferment les vitres.  Les campagnards lèvent les bras vers le ciel.  Est-ce du dépit ?  On ne sait pas trop.  En profitent-ils pour exorciser ce que représente le marchand de pierres tombales ?  Fort possible.  La religion de la terre.

Le marchand n’a pas leur sympathie.  C’est un homme dur, avare, qui exploite la dernière fatalité en usurier.  Il traite la mort sans compassion.  Comme son père.  Est-ce que son fils se conduira comme lui ?  Pour le moment, il s’amuse avec moi dans ce cimetière qui semble à son dernier soupir, à son ultime souffle.

Nous sommes trois jeunes.  Le troisième est décédé.  Nous regardons son épitaphe.  Nos yeux déchiffrent son nom et les dates de sa naissance et de sa mort.  Douze ans, comme nous.  Un taureau l’a écorné, piétiné, secoué comme un sac de paille.  Claude connaît l’histoire.  De la bouche de son père.

Le cœur me lève.  Pourtant la fumée s’est dissipée durant cette descente.  La mort n’a pas d’âge.  Les autres étaient âgés et certains très vieux.  Plusieurs pierres sont visibles et on lit les noms.  On s’interroge, on parle de la mort.  La mort, c’est la fin de la vie.  Pourquoi mourir à douze ans ?  Mourir avec des cheveux blancs, sans dents, nous semble normal.  La mort de ce jeune nous secoue, nous intrigue.  Comment ?  Pourquoi ?  Pourquoi lui ?

Ma main se pose sur son prénom.  Mes doigts s’immobilisent sur les années.  Incapables d’aller plus loin.  Paralysés.  Les épitaphes sont retenues par des sangles sales et l’une d’elles cache une partie de son nom.  On ne peut pas la lever de peur que le chargement se déplace et nous écrase.

Cette découverte me bouleverse.  Mon compagnon s’en aperçoit.  Lui semble immunisé contre le grand départ.  Est-ce de famille ?  Mon ami demeure de marbre, de glace.  Imperturbable comme la pierre.  Moi, je tremble, tressaille ; mon corps se secoue au même rythme que le camion.

Tout à coup, la carcasse du véhicule s’ébroue et s’écarte sur l’accotement.  Le moteur chauffe.  Le marchand peste, et on saute par terre.  Le père de Claude saisit le bidon d’eau attaché sur le côté d’une ridelle.  Il ouvre le capot et attend que le radiateur refroidisse avant de tourner le bouchon.  Son visage sue, et la colère rougit sa peau gercée.

Nous, on marche sur le bord de la route.  On ramasse des roches.

─ Va me chercher la paire de gants, crie le marchand à son fils.

Claude se dépêche, le regard bas.

Son père les enfile et enlève le bouchon.

Qu’est-ce qui va surgir de cette pièce de métal en ébullition ?  Une vapeur d’eau, comme quand la terre se réveille ?

Nous fuyons.  Le conducteur maugrée.  On regagne notre place avec des poignées de roches dans les mains.  Des petits cailloux.

Nous attendons en silence.  Le camion redémarre, traîne, puis reprend de la vitesse.  Le conducteur surveille l’aiguille de la température du moteur.  Son index pianote sur le tableau de bord.  L’aiguille revient dans la zone normale.

Je regarde cette scène dans les yeux explicatifs de mon compagnon.  Nous, on n’a pas d’auto.  Mon père voyage en bicycle ballon.

Le marchand s’allume une cigarette et tire à un point tel que la cabine s’enfume.

─ C’est correct, conclut alors Claude qui regagne son banc de granit.  Je l’imite.  Nos roches sont humides.

Alors nous jouons aux roches cachées.  On devine le nombre de zéro à cinq.  Le chargement a été partagé en deux, lui à droite, moi à gauche.  Approximativement douze pierres chacun.  On jouera dix coups.  Le plus près l’emporte.

Le gagnant fixe le nombre d’épitaphes en jeu.  Mon ami écrit les résultats sur un bout de papier avec un crayon de la longueur d’un mégot.  Qu’il tient au coin de ses lèvres.

La chance lui sourit.  Six épitaphes en deux mains.  Je n’ose pas miser trop haut.

─ T’as peur, me défie-t-il en riant.  On joue pour le « fun ».

Je gagne deux coups.  Cinq pierres passent dans mon cimetière.

Claude recouvre la main, décidé à reprendre le contrôle de la partie.  Perdre l’horripile.

On se meuble une banque de stèles.

Avec regret, la pierre du jeune garçon passe dans son lot.

J’écris cette histoire vivante et pense au roman Les Âmes mortes de Gogol.

─ Je te joue ton restant de cimetière, annonce le gagnant.

La partie prend fin lorsque je n’ai plus rien à perdre.  Plus de cimetière.  Le fils du fabricant jubile, comme son père quand la radio annonce les avis de décès.  Lorsque le glas sonne.

Le visage de mes parents s’étire alors.  Celui du marchand de monuments s’éclaire d’un étrange sourire de complicité avec la loi humaine de la vie et de la mort.

Le commerçant dresse ses comptes.  La mort, c’est de l’argent, de la vie.  On connaît ses expressions.

─ Tant de décès ce mois-icitte, pas beaucoup de défunts, un mois de misère, un mois pauvre en morts, ça ne meurt plus…

Vive le mois des morts.

Les murs de papier de la maison renvoient ses bilans.  Sa famille applaudit, maugrée, grogne, tout dépendant de la volonté divine.

Nous, on se tait.  Je trouve ça bizarre.  Je suis jeune et je ne comprends pas tout.

Mais, lorsque le mois souffre « d’un manque de morts », selon son expression, le marchand se venge sur son entourage.  Il bougonne, grogne, marmonne.  Sa famille, les locataires, les voisins, personne n’est épargné.

Il grogne comme en ce moment.  Le vieux bolide menace de s’évanouir, se lamente dans la côte qui n’en finit plus pour accéder à Saint-François-de-Sales.

─ On va en débarquer plusieurs icitte ; le camion va être moins chargé après, m’explique Claude.

Nous voici au cimetière.  Une femme fonce sur le camion dont les freins obéissent avec peine, avec bruit.

En larmes.  Le corps disloqué.  Allons-nous la percuter ?  Son mari l’empoigne à la dernière seconde.

─ Mon petit, crie-t-elle, mon petit Pierrot !

Notice biographique de Jacques Girard

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecJacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecVirginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.  Elle est aussi chroniqueuse régulière au Chat Qui Louche.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage, son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.


Un récit de Jacques Girard…

2 juin 2016

La vieille Indienne

À Pierre Gill

La Montagnaise, par Virginie Tanguay

Plusieurs la croyaient morte depuis des lunes, la vieille Wednesday.

On ne l’avait pas vue souvent sur la réserve.

Jusqu’à la mort subite de son mari, le couple vivait en forêt de la trappe.  Il se nourrissait de la cueillette des fruits, mangeait du poisson et du gibier.  Les Wednesday faisaient partie des quelques familles qui vivent encore selon le mode de vie traditionnelle.

La vieille Montagnaise revient habiter sa cabane avec ses deux fils.

Bref renouement.  L’aîné meurt dans un accident d’automobile imputable à la vitesse et à l’alcool.  Quelques mois plus tard, on retrouva le cadet dans une crevasse en bordure de la voie ferrée que le CN délaisse.  Sa gorge était nouée au bout de son foulard en fourrure.

Alors, la vieille Indienne décide de vivre sa vie.  À 80 ans.  Jamais trop tard pour emprunter son sentier, proclame la patriarche.

Elle participe à toutes les assemblées publiques du Conseil de Bande, est présente aux séances des commissions, dont celle des Aînés, assiste aux réunions diverses et prend part aux manifestations.

Les Amérindiens écoutent les aînés.  L’ancêtre profite de ce privilège.  Les quelque 1,200 Montagnais ont peine à croire que cette femme, robuste sous une apparence frêle, ait passé les trois quarts de sa vie en forêt, une vie dure, exigeante.  Elle était née sous une tente par une nuit glaciale, avait vécu son enfance et adolescence dans le territoire de chasse et de pêche de sa famille.  La jeune femme des bois avait rencontré son mari sur la grande roche chaude qui mouille dans la rivière, au pied de leur campement.  Le couple se complétait en forêt comme le bouleau et l’écorce.  Soumise à lui.  Par contre, leurs fils refusèrent cette vie.

Son entourage s’émerveille de la voir si épanouie, si connaissante.

Quelle mémoire infaillible !  La petite histoire de son peuple est gravée dans sa chair, dans ses gestes, associés aux mouvements de la lune et aux grandes saisons.

Son père fut chef du Conseil de Bande ; et son défunt mari un ardent défenseur des coutumes ancestrales.

Ses expériences, l’ancêtre aime les partager avec son entourage.

La direction de l’école primaire l’invite.  Quel succès !  La vieille Montagnaise transporte sa jeune troupe au pays de ses ancêtres,  tend un collet, un petit piège, calle l’orignal dans le silence le plus complet.  Elle allume un feu imaginaire autour duquel les jeunes se réchauffent les mains et mangent du pain, de la banik.

Son vieux bonnet ancré sur la tête, vêtue d’un poncho, la vieille Wednesday ne passe pas inaperçue.  L’aïeule sillonne le village, quelle que soit la température.  Elle pisse où l’envie la prend.  Fatiguée, la vieille dame s’assoit et se repose en fumant une grosse pipe bourrée d’un tabac dont l’odeur est forte, particulière, différente du tabac commercial.  Les jeunes disent que c’est du pot !

C’est le tabac qu’elle cultive dans son petit jardin.  Ses plants dégagent une senteur forte, louche, prétendent les voisins sans trop s’en soucier.

La vieille Indienne boit maintenant et reprend le temps perdu.  Toute sa vie, la mère avait donné l’exemple, bien inutilement, à ses enfants.  Son mari en prenait, peu.  Trop tard pour revenir en arrière.

Un matin, l’envie de boire l’avait saisie aux tripes.  Comme une grippe de castor.  Par dépit ou avec l’intention de se rapprocher des siens, la vieille dame, seule, s’était soûlée.  Avec passion.  À se rouler sur le plancher gondolant de sa cabane.

Une odeur de veille continue flotte autour d’elle !  Une odeur amplifiée par le tabac et l’absence de soins corporels.  La vieille Indienne pue la vie…

Peine à croire que ses jambes tordues et son cœur fatigué lui permettent de danser, comme une jeune fille, et de fêter toute la nuit sans cligner de l’œil.

Une gourde de cognac pend à sa ceinture.  Des perles brillent dans les longs poils qui encerclent sa bouche édentée.

On penserait que la vielle amérindienne est toujours prête à partir tant elle traîne de bagages.  Elle va sur la grande place avec le sac en bandoulière de son fils aîné et vêtu du vieux poncho effiloché de l’autre, le poète qui mariait la langue de son peuple au français.  C’était elle qui lui avait appris l’importance de maîtriser le parler des autres.  « Les mots nous rapprochent des autres », défendait-elle.  L’ancêtre agissait comme traductrice quand la professeure n’était pas là.  Comme son père, elle avait appris l’anglais en fréquentant les marchands de fourrures.

Tout un personnage dans la communauté à la recherche de son identité.  C’est ce qu’on dit.

Lorsque le Canadian National évoque l’intention de retirer le tronçon de la voie ferrée qui desservait le magasin Hudson Bay fermé depuis plusieurs années, la farouche aïeule ameute la communauté.

On occupe les lieux.  La vieille dame indigne, dirait Graham Greene, reçoit les journalistes dans une sorte de grotte, une grosse crevasse, dans laquelle son fils, le barde, était mort.

Cette voie fait partie de leur vie et est liée à leur histoire.

« Le sentier de fer et de bois coule dans nos veines comme la rivière où je suis née », clame-t-elle.  Les appuis se manifestent.

Le CN transforma la voie désaffectée en un sentier piétonnier baptisé « Le sentier de la mère Wednesday ».

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecVirginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielletanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Le signe : Une nouvelle de Jacques Girard…

13 avril 2016

Le signe

Au village, la journée s’ébroue au restaurant chez Roger. Les premiers clients pointent à six heures tapant, en même temps que la belle Thérèse, alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecla fille du matin. On n’hésite pas à lui donner un coup de main pour accélérer le service. Roger, le proprio, arrive trente minutes après la première cafetière de Maxwell House, le sourire dans sa sacoche.

Jusqu’à neuf heures, la place fourmille. Thérèse voltige, papillonne. À chaque lever de soleil: même ballet, même menu, même regard. Mêmes calembours des habitués. Si un manque à l’appel, on s’inquiète, comme à l’école blanche du rang.

Roger encaisse en souriant. Pendant ce temps, les quatre exemplaires du journal Le Quotidien perdent de l’encre, au fur et à mesure qu’ils changent de main. Le circuit du journal est imprimé dans les habitudes. Et ce n’est pas demain que ça changera, foi de Thérèse et de Roger !

Bertrand, lui, colporte les résultats des matchs de baseball. Rita, elle, défile les films à l’horaire-télé. Jules, quant à lui, raffole des faits divers morbides. Belle, recluse, garde la gazette plus longtemps. On a l’habitude de cette coiffeuse branchée sur la carte du ciel. Blonde capiteuse,
célibataire heureuse, elle ne met pas un cheveu devant l’autre sans consulter les astres ! Avec le temps, l’astrologue de platine connaît le zodiaque des abonnés matinaux.

— Aie ! Belle ! interpelle Joseph, un routier beau garçon, dis-moi à matin si je serai chanceux en amour aujourd’hui.
— Gémeau, tranquille en amour, plus chanceux dans l’argent, répond Belle en gratifiant le célibataire d’un clin d’œil.

Belle porte à merveille son adjectif. Ça lui fait un beau nom. Et une belle jambe. Mais un contresens. Sa voix tonne … C’est le haut-parleur des lieux. Acouphène ou surdité industrielle ? Le bruit des séchoirs s’est niché au-delà des tympans.

Belle aime la vie et les hommes, retirée dans sa loge.

Elle trône sur le resto.

— Albert ! je te parle ! Une belle journée pour l’amour ? Ton horoscope est bon ! Fuck l’argent…

Le petit homme travaille à l’épicerie. Surpris, il accueille la nouvelle en souriant.

— Merci Belle !

— Ça, c’est gratis, mon beau … Aïe ! Marguerite ! prépare-toi à soir. Je vois ton beau Serge dans ton horoscope.

Un amant fougueux, qu’on dit. Sa Marguerite gère les avoirs de la Caisse populaire.

— Tu le diras au beau Serge, répond-elle sans coup férir.

Cette éventualité contrarie la Marguerite. Serge vient toujours plus tard.

Les horoscopes s’envolent. Les clients quittent le resto imprégnés des odeurs de toasts brûlés, de petites patates rissolées et de la pipe de Roger. Encore une fois, avec leur avenir en prime, ils sortent gavés de nouvelles du petit et du grand monde.

Une journée qui se dessine, se destine bien, dirait Belle.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecArrive un étranger. Il séjourne dans la place depuis une quinzaine. On sait qu’il travaille à l’usine d’épuration. Bel homme, cet ingénieur montréalais. Et d’adon comme on dit dans le bled. Quel art du compliment ! La belle Thérèse n’en revient pas.

Un café l’attend (lui aussi) où il s’assied, depuis ces quelques élans, près du kiosque à journaux. Tiens ! On l’appelle Marc. Déjà de la famille ! Lui ne demande que ça. Ce fils unique n’a pas été habitué aux repas communautaires. C’est un baume sur cette vie entre deux valises.

Ce matin-là, Belle lui demande son signe.
— Cancer, dit Marc de sa voix mielleuse.

— Heureux en amour, prédit la belle astrologue de papier.

Marc remercie et quitte la place. À midi, l’ingénieur vérifie son horoscope dans un TV-Hebdo oublié par le gardien du chantier. Le soir, l’ingénieur fonce au chalet de Belle, humble logis à l’écart. Comme il l’a vue, elle, à l’écart au resto de Roger.

On tambourine à la porte.
— Je t’attendais, mon beau …

Notice :

Jacquealain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecs Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres,  Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.


Le pêcheur de dorés, un texte de Jacques Girard, illustré par Virginie Tanguay… »

16 février 2016

La ténacité du pêcheur de dorés

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Le pêcheur ne lâche pas les dorés.  La barmaid tend un œil.  Le manque d’intérêt sillonne son visage blafard.

Son client est ivre et répète inlassablement la même phrase, la même rengaine.

— Le doré est meilleur en eau froide.

La serveuse s’en fout royalement de tout ça.  La jeune fille déteste la pêche.  Son registre de conversation couvre les racontars, le TV-Hebdo, Flash et Musique Plus.  Elle ne réussit même pas à raconter une histoire… convenablement.  Mais, son travail derrière ce comptoir minable l’oblige à s’occuper de cet unique client matinal qui, en revanche, ne lésine pas sur les pourboires.

L’adolescente ignore si le doré en eau froide possède les vertus dont discourt de façon intarissable le pêcheur d’origine amérindienne.  Assurément, sa patience ne se compare pas à celle de cet amant de la ligne.

« Passer une journée dans un canot à ferrer le doré dans les fosses froides, ça, c’est la vraie vie », soutient ce pêcheur en buvant une grosse bière par gorgées généreuses, sa troisième déjà.

— Ça, c’est « la p’tite vie », saute sur l’occasion l’employée de bar dans l’espoir qu’on change un peu de sport ou de sujet.

— Le doré est meilleur en eau froide, revient aussitôt le vieux pêcheur.  Il vante sa chair blanche et moelleuse.  En filet, les rois s’en régaleraient…

— Si vous le dites, ponctue-t-elle à tous les deux refrains.

La cafetière chante.  L’arrivée des buveuses de café approche.  Bienvenues seront-elles en ce matin de brume.   Vaut mieux leur bavardage que de tanguer en compagnie de son voisin d’en face.  Une odeur de poisson se répand dans le petit bar miteux.

La jeune fille supporte avec peine la vague.  Le mal de mer l’assaille, et son estomac souffre des relents de la nuit dernière.  Son visage non maquillé jaunit.

Le pêcheur, lui, vacille sur le bout d’un tabouret usé.  Comme s’il était perché sur une roche lisse.  Il lance sa ligne dans l’allée qui sépare l’endroit en deux sections.  La zone la plus sombre se métamorphose en une fosse si recherchée.

— Ça, c’est toute une fosse !

Coriaces, ces poissons !  Son amour l’emporte.  Le pêcheur enlève avec précaution l’hameçon, caresse la prise, lui parle et semble attendre la réponse.  Puis, les dorés « glissent » en douceur dans son sac délavé en bandoulière.  Une rasade — plus réduite maintenant — salue chacune des prises.

— Ma petite, souviens-toi bien d’une chose : le doré est meilleur en eau froide.

La serveuse en a assez et s’invente des travaux, excédée.

Finalement, les travaux d’entretien, ce qu’on appelle dans le jargon du métier le ménage, triomphent de lui et d’elle – des deux, disons-le.

— Le matin, c’est le temps du ménage, prétexte-t-elle en respirant comme un poisson qui cherche de l’air hors de l’eau.

La barmaid est petite, délicate et se moule dans un chandail mousseux.  Elle porte un jeans qui se marie au tapis usé.  Ses pieds nus gondolent dans ses godasses.

Elle peste contre le torchon et les articles de toilette.  Toutefois, ce matin-là, son allergie possède des nageoires, flotte sur les miroirs, frotte le comptoir, gratte le lavabo tout cerné et écaille  le plancher de céramique.

Enfin, une habituée se pointe.

Pause oblige.

De courte durée : la dame partage la même opinion que le pêcheur de dorés.  Aux dires de son mari, un adepte de la…

Marguerite reprend sa corvée.

— T’es en dépression à matin, Margot ! lui lance cette cliente si bénie qui connaît son aversion pour tout ce qui concerne les travaux de maintenance.

La fille derrière le zinc la dévisage, les yeux en hameçons.

— Elle est comme ma défunte femme, pas patiente, aime pas la pêche aux dorés et se jette dans le ménage.

— Votre femme est morte ? demande la serveuse.

— Ah oui.  Froide depuis longtemps.  Elle s’est noyée dans le grand Lac aux Dorés.  Une grosse tempête.  Je leur parle d’elle, aux poissons…

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.  Elle est aussi chroniqueuse régulière au Chat Qui Louche.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage, son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)



Synergie texte/illustration : Jacques Girard et Virginie Tanguay…

24 janvier 2015

(Au début de 2013, l’écrivain Jacques Girard fera paraître un nouvel ouvrage, illustré par des artistes du Saguenay–Lac-Saint-Jean.  Nous profitons de l’occasion pour permettre à Jacques Girard de présenter ce recueil et permettre à Virginie Tanguay, une des illustratrices, de présenter sa démarche et quelques-unes de ses aquarelles. AG)

Jacques Girard :

« La littérature apportera la survie » Gilles Archambault, dans Le voyageur distrait.

Je ferai paraître un recueil de nouvelles en mars 2013 – si ma santé le permet.  À deux reprises, j’ai dû reporter ce moment.  Ce sixième recueil comprend une quarantaine d’histoires, sous le titre de Attendez, au moins, la fin de l’histoire.  Depuis cinq ans, j’écris, écris, corrige et soumets mes « histoires simples », comme je les appelle, à la lecture de quelques amis, dont Alain Gagnon.  Il a joué un rôle capital dans cet accouchement ardu.  De même que mon épouse, Diane.

 Mon éditeur, Pierre Gill, attend avec impatience que je passe à l’action, surtout depuis le succès remporté par notre première collaboration pour Les hot dogs aux fruits de mer en 2007.

Ce prochain recueil contiendra des illustrations.  Cinq artistes ont mis leurs talents au service du texte.  Je me dois de remercier chaudement Jérémie Giles, Ann Saint-Gelais, Virginie Tanguay, Vicky Tremblay et Benoît Brassard pour l’enthousiasme dont ils ont fait preuve pour ce projet.

Une trame réunit tous les textes : la littérature.  Les titres d’ouvrage, les auteurs, les clins d’œil littéraires, les rencontres et les références accompagnent la fiction.  Les nouvelles et récits se déroulent dans divers milieux : l’enseignement, le journalisme, l’hôtellerie, la famille et l’enfance, ce pays que l’on ne quitte jamais, selon, entre autres, Baudelaire et Jacques Poulin.

Virginie Tanguay

Née en 1976, au Lac-Saint-Jean, je peins depuis une vingtaine d’années.  Cette passion m’a été transmise par deux aquarellistes : ma mère, Jocelyne Fortin, et Jacques Hébert.

Je suis près de la nature et de tout ce qui est vivant, ainsi qu’à l’écoute de mes émotions.  L’aquarelle s’avère le médium que j’utilise (dessin au plomb à main levée).  Il me permet d’afficher ma personnalité, mes perceptions, d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique !

 Je veux transmettre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté.  Mes œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Mon objectif est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde rempli d’émotions, de vivacité et de fraîcheur !

Présentement, et ce jusqu’au 20 novembre 2012, vous pouvez visiter mon exposition Histoires au fil de l’eau à la bibliothèque Georges-Henri-Lévesque de Roberval.  J’espère que mes aquarelles vous permettront de voyager dans le temps et de redécouvrir des paysages d’époque qui embellissent notre milieu.  Je présente également des scènes contemporaines du Lac-Saint-Jean.  Quelques marines inspirées de Charlevoix ou d’ailleurs viennent compléter l’exposition.

Un texte poétique, écrit à la plume sur écorce de bouleau, accompagne chaque tableau.

Une histoire se raconte, s’écoute, se chante, se peint…  Mes tableaux vous suggèrent cette histoire.  À vous maintenant de la rêver !

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com Vous pourrez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales…

(Je vous présente cette première : Le « cook » de L’Isle-Maligne : Isidore Tremblay, homme rustique, à l’accent québécois, fier de son Lac-Saint-Jean natal.  Il était le cuisinier de l’hôtel Island House  sur l’Isle-Maligne. Les yeux brillants, comme deux bleuets bien mûrs, il vantait son paradis de pêche à la ouananiche aux touristes, surtout des Américains.  Ce personnage d’époque savait accueillir les étrangers, aussi bien que son monde à lui.  Il a laissé à sa descendance cette chaleur humaine qui caractérise à souhait les gens du Lac-Saint-Jean.  Virginie Tanguay)

Le « cook »

Randonnée au Mont Saint-Hilaire

La femme qui court

Les canots d’Obedjiwan


Un récit de Jacques Girard… »

2 avril 2014

L’Albatros

L'Albatros. Virginie Tanguay

L’Albatros. Virginie Tanguay

La salle de billard roule encore dans ma mémoire, au sous-sol de l’immeuble qui abrite maintenant plusieurs commerces ou services dont Mode Choc, RS Informatique et la Banque Royale.  Je m’assois sur le même banc.  L’adolescent arrive tôt le dimanche.  Le patron organise des tournois où s’affrontent les meilleures « queues » de la région.  Les joueurs se lancent des défis.  Les places pour les spectateurs sont limitées et le maître des lieux, un joueur invétéré, tolère les jeunes à la condition qu’ils se tiennent tranquilles.

Le choc des billes me ramène à cette époque.  Mon joueur favori, c’est monsieur Pilote.  Il demeure près du quai municipal de Roberval, dans mon quartier.  Je le rencontre sur le chemin qui conduit à la « salle de pool », comme on l’appelait avant l’application de la loi 101.

L’homme se déplace en pivotant comme un oiseau blessé.  Chaque pas est laborieux.  L’effort marque son visage.  La jambe gauche, rachitique, gratte le sol ; le bras pend le long du corps déformé.  La main droite manie une grosse canne en bois taillée dans une vieille perche, tandis que sa carcasse avance sous l’impulsion vigoureuse de la jambe droite, qui gonfle le pantalon d’étoffe.  L’ancien pêcheur commercial l’appelle « ma rame de rue » avec un sourire serein.

— Bonjour, monsieur Pilote.

— Salut, mon petit Girard, dit-il de sa voix essoufflée.

Mon regard évite son corps tordu par un accident cardio-vasculaire.  Monsieur Pilote est fier, et on le respecte.  À intervalles réguliers, la fatigue l’oblige à s’arrêter.  Haletant, vacillant, le marcheur s’adosse à un poteau ou à une galerie.  À mi-chemin, il s’assoit sur le perron de béton de la Ferronnerie Gagnon et Frères, rue Paradis.  Monsieur Pilote s’essuie le visage avec son mouchoir, fume une pipe avec lenteur et fait sauter les mégots qui gisent au sol du bout de sa canne.

Puis l’homme brisé repart.  Son épaule pousse la lourde porte de la salle.  L’escalier en terrazzo est abrupt ; l’infirme accroche sa canne à son épaule inerte.  Libre, sa grosse main agrippe la rampe.  Il saute d’une marche à l’autre.  Monsieur Pilote s’arrête sans que personne n’intervienne.  Descente exténuante.  À peine cinquante ans ; on lui en donnerait quinze de plus.  En arrivant tôt, il évite la cohue.

Les joueurs et les amis le saluent.  Sa réponse : une œillade souriante.  Il s’assoit à l’écart, reprend son souffle, le visage en eau.  L’employé lui apporte sa queue et son chevalet remisés sous le comptoir.

— Merci, c’est pas nécessaire…  J’aurais pu aller les chercher, dit le joueur.

— Toucher à votre baguette me porte chance, répond l’employé.

Monsieur Pilote attend son tour.  Calmement.  Les joueurs chassent la nervosité comme ils peuvent.  En tirant quelques billes, en fumant, en caressant leur queue.  Certains parlent.  D’autres vont à la toilette à répétition.  Chacun son rituel.  Les spectateurs arrivent.  Quelques minutes avant le début, le patron tire au hasard le drap du tournoi.  Dévoilement de l’adversaire initial.  On peut présumer des autres adversaires au gré des victoires attendues.  Les paris sont ouverts.  Personne ne mise sur monsieur Pilote pour remporter le tournoi.  Mais ce diable peut mêler les billes…

Le visage de son adversaire affiche une mine sombre.

Le tournoi démarre.  Les billes roulent sur plusieurs tables.  Des arbitres contrôlent les parties.  Les spectateurs se taisent.

Monsieur Pilote s’avance.  Son handicap s’estompe.  Le joueur sautille avec aisance autour de la table, soutien rigide, solide.  Comme autrefois le bord de sa chaloupe.  Le bord de la table remplace sa main morte.  Il ne joue que d’une main.  Une main sûre.  Un peu de bleu au besoin.  Lorsque la blanche s’éloigne de la bande, le manchot emploie un petit chevalet long d’un demi-mètre.  Le poids de sa main gauche le tient en place.  Au besoin, il utilise le chevalet normal.

Aussi rapide que les autres joueurs.  Son état l’oblige à jouer de façon non classique.  Un champion des traverses.  Des coups audacieux.  Des boules tirées avec des effets surprenants.  Quel rétro !

Jeu égal.  Jamais un geste de colère ou de dépit.  Jamais de jurons.  Son visage buriné sourit, et mes oreilles entendent sa voix pleine de vagues douces.

Comme au temps de sa jeunesse, quand il pêchait le jour et jouait au billard le soir.  Il porte encore le pantalon de lainage tenu par des bretelles, la chemise à carreaux et la calotte.  Quelle que soit la saison, l’ancien marin porte ses grosses bottes.

Ce dimanche-là, monsieur Pilote joue en maître.  Les spectateurs s’agglutinent autour de lui.  On chuchote.  Comme avant son embolie.  Joueur redoutable.  Un champion.  Des photos sur les murs le prouvent.  J’ai lu les articles.  Les journalistes mettent en évidence sa modestie.  « Un champion sans démonstration » titre un texte.

Monsieur Pilote avait réappris à jouer à l’écart.  En composant avec son handicap.  Impossible de redevenir le joueur du passé.  Mais on lui voue respect.

Un coup audacieux me rive sur le banc.  Encore deux billes et c’est la victoire contre un dandy arrogant, prétentieux, fils à papa.  Sa famille est riche.  Leur appartement couvre tout un étage de l’immeuble.  On ne lui connaît pas de travail.  Le dandy passe ses journées à courir les filles et à jouer au billard.  Garde-robe impressionnante.  Le joueur porte des chemises aux manches amples, comme le poète Baudelaire, qui aimait la table verte.  « Baudelaire aimait à la passion le jeu de billard et le jouait avec une coquetterie extrême, relevant à chaque instant ses manches de mousseline », a écrit Gabriel de Gonet.  Cette parenté avec l’auteur des Fleurs du mal, mon livre de chevet, est plus profonde.  Mon imagination tisse des correspondances !

Je vis un autre dimanche baudelairien.  Monsieur Pilote, c’est l’Albatros ; cet oiseau qui boite sur terre, mais qui vole comme un dieu dans le ciel :

À peine les ont-ils déposés sur les planches

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux

L’Albatros de Baudelaire

La table autour de laquelle vole le joueur des beaux jours flotte sur les eaux du lac Saint-Jean.  Le vieux pêcheur tient sa queue comme une canne à pêche en indiquant la poche où tombera la dernière bille.  Son imposante main coiffe le bout de sa baguette de bleu ciel.  Il jette un regard au dandy.  La dernière boule garde l’entrée de la poche.  Danger d`y loger la blanche.

— Par la bande, la huit dans la poche au coin, annonce-t-il.

Il place sa queue sur le bord de la table, tire avec succès.  Victoire.

Le dandy marmonne des félicitations.  Les spectateurs applaudissent.

L’Albatros regagne, le visage défait, son banc.

Qu’en est-il de ces souvenirs ?  Monsieur Pilote est mort.  Un jour, la famille du dandy est partie en coup de vent.  Difficultés financières.

Quarante ans plus tard…

Ce soir-là, le jeune homme contre qui je joue à la Tabagie Harvey manie la queue d’un seul bras, plus petit, mal formé.  Impossible de soulever ce membre plus haut que l’épaule.  L’autre est un moignon.  Il joue sans chevalet.  Rapide.  Il appuie la queue sur le bord de la bande et lance.  Quelle habileté !

Comme l’Albatros, il me bat.  Je l’applaudis.

— Une revanche ?

— Avec plaisir, dit-il en souriant.  Une dernière, j’ai un meuble à finir à soir…

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.

Notice biographique de Virginie Tanguay

Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean.  Elle peint depuis une vingtaine d’années.  Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes.  Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique.  Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif.  Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion.  Les détails sont suggérés.  Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.  Elle est aussi chroniqueuse régulière au Chat Qui Louche.

Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielle :  tanguayaquarelle@hotmail.com et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com.  Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Un récit de Jacques Girard…

2 janvier 2014

La femme de famille

À ma mère

jacjpg

– Maman, moi, c’est Jacques.  Ce n’est pas Alphonse, Armand ou Rosaire !

J’aurais pu ajouter Alain et André, les prénoms de mes deux frères et même Yvon ou Normand, deux de mes oncles.

– Je le sais que c’est Jacques, c’est moi qui l’ai choisi, se contentait de répondre ma mère tout en continuant à parler comme si de rien n’était.

Mes frères auraient pu lui adresser le même reproche.  Ma mère était pourtant très jeune et en bonne santé quand je remarquai cette façon assez particulière d’interpeller ses enfants.  Toujours aussi en forme, vingt ans plus tard, elle s’adresse encore à nous en jonglant avec les prénoms.

Ma mère imite les Espagnoles qui donnent aux leurs les prénoms de tous leurs ancêtres.  Les prénoms simples de ses enfants s’allongent.  Elle les double, les triple surtout.  Elle fait précéder le bon prénom de deux autres puisés dans ce que j’appelle sa table de composition des prénoms.  Ce n’est pas de la confusion ; ça semble étudié.

Les combinaisons seraient réduites si elle s’en tenait à ses trois rejetons.  Fille aînée d’une famille nombreuse, elle avait dû élever en catastrophe ses jeunes frères Armand et Alphonse.  Rosaire, l’aîné, lui prêtait main-forte.  Voilà pourquoi elle les a toujours à la bouche.  Ensuite, on retrouve le prénom d’un de mes frères, et finalement le bon.

Ma mère n’agit pas ainsi tout le temps.  Certains moments sont plus propices telle une réunion de famille.  Une conversation où le passé côtoie le présent chavire ma mère.  Elle jongle et commence à jouer avec les prénoms.  Ce phénomène est encore plus prononcé lorsqu’elle se trouve au chalet à quelques kilomètres de la ferme où elle a grandi.  Cette jonglerie impromptue agace mon père.  En pointant l’index à la hauteur de la tête, il prétend – mi-­sérieux, mi-farceur – qu’elle fait du chapeau.

Il n’a pas tort.  Rosaire, Armand et Alphonse portaient un chapeau de chef, leur réputation de maîtres queux circule encore.  Je n’ai rien contre le fait d’être pris pour un autre.  Ainsi, de Rosaire, j’ai la bedaine, mais pas son argent.  Pendant quelques secondes, ma taille fond, mes cheveux s’éclaircissent et, tel Armand, je mijote des plats, remplissant les ventres des bûcherons, puis des retraités et des étudiants.  Ou, comme Alphonse, qui s’était recyclé dans l’entretien ménager, je vadrouille et traque la poussière.

J’aurais bien aimé devenir mon oncle Clément, le temps d’un prénom.  Ce frère aîné était plus âgé que notre mère.  Il était parti de la maison très tôt.

J’aurais tant souhaité enfiler la calotte de taxi de cet oncle.  On l’aimait.  Lorsque mes parents partaient, mon oncle Clément nous gardait.  Il arrivait à la maison avec un sac plein de friandises et des histoires.  Petit, rondouillard, les cheveux en brosse, oncle « Te-Tent » aimait prendre un verre, raffolait des femmes et à l’entendre parler, celles qui s’étaient pendues à son cou ne se comptaient plus.  Même malade, l’homme n’avait jamais cessé de rire et de travailler.  Mais il rendit l’âme près de notre chalet, juste avant de prendre une courbe.  Se sentant mal, le conducteur avait immobilisé son auto sur l’accotement.

Il avait 49 ans.  Ma mère en parle souvent avec affection.  Je ne sais pas pourquoi, elle ne retient pas son prénom.

Physiquement et, dans  une certaine mesure, mentalement, je suis plus près de cet oncle que des autres.  Je ne déteste pas entendre le prénom de mon oncle Yvon.  Il a quelques printemps de plus que moi.  Six tout au plus.  C’est le mari de ma tante Françoise, la cadette de la famille maternelle.  Un homme affable.  Quand nous peinons à l’abattage d’un arbre, l’ancien bûcheron s’en charge en un tour de scie mécanique.  Ma mère l’aime et c’est certainement pour ça qu’elle l’inclut, à l’occasion, dans les litanies qui préparent le chemin à nos prénoms.

jacjpg2Ma mère s’inquiète pour les siens.  Ses deux familles l’occupent en pensée.  L’état de santé d’Alphonse ; elle trouve toujours Armand trop pâle.  Il faut prendre le temps de vivre, dit-elle, en donnant comme exemple le regretté Rosaire.  La nervosité d’André n’est pas sans lui causer des soucis.  Elle rappelle sporadiquement qu’Alain fait de l’asthme et a une constitution fragile.  Mes cernes sous les yeux ne la rassurent pas…

Ses pensées vont aussi à ses sœurs, Rose, Marianne et Françoise.  Elle a réussi à les intégrer par  le biais de ses belles-filles ; la méthode est la même.

Marianne Linda Diane Françoise Diane Isabelle Rose Isabelle Linda…

Aujourd’hui, sa table accueille sept petits-enfants…

Notice biographique de Jacques Girard

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne chat qui louche maykan alain gagnonsaurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Jacques Girard publie un nouveau recueil de nouvelles…

21 mai 2013

Le samedi 25 mai, à 13 h 30,  à la Bibliothèque municipale de Roberval : lancement de Attendez au moins la fin de l’histoire, un recueil de nouvelles, illustré par des artistes régionaux, dont Virginie Tanguay que les lecteurs du Chat Qui Louche connaissent…

Dans les vingt-deux nouvelles qui composent ce recueil, l’auteur, conteur à la plume alerte, nous présente une nouvelle galerie de ces personnages typiquement jeannois qu’il sait peindre avec autant de réalisme que d’humanité.  La touche d’humour et le brin de sagesse qu’il y instille feront que les lecteurs n’auront certainement pas à attendre la fin de l’histoire pour savourer le bonheur de lire Jacques Girard.  Né à Roberval en 1946, Jacques Girard fait des études en pédagogie et littérature à Chicoutimi.  La lecture d’Amok de Stefan Zweig propulse l’adolescent dans l’univers des livres qui jalonnent sa vie.  Tour à tour libraire, bibliothécaire, enseignant et toujours « passeur de livres », cet auteur tardif suit à la lettre la recommandation de Flaubert à Mlle de Chantepie : « Lisez pour vivre. » D’autre part, le métier de journaliste au Quotidien (de 1977 à 2000) lui permet d’amadouer les mots et de publier.     « Tout autant qu’à la vie, c’est à la littérature, dont il est manifestement amoureux, que Girard s’abreuve.  Il truffe son recueil de références à Sartre, à Apollinaire, à Beckett, à Kafka, à Bessette et à des auteurs régionaux comme Yvon Paré et Jean-Pierre Vidal », écrivit François-Bernard Tremblay au sujet du premier recueil de Jacques Girard, Des nouvelles du Lac, dans le journal culturel Lubie.

Jacques Girard fait partie de l’Union des écrivaines et écrivains du Québec (UNEQ) et de l’Association professionnelle des auteurs du Saguenay – Lac-Saint-Jean.


Rétrospective : Scène de la vie quotidienne, un récit de Jacques Girard…

7 janvier 2013

 Notre duchesse

Deux  matins  sur  trois,  notre  voisine arrivait à sept  heures en robe de chambre légère pourvue d’un décolleté  profond qui s’ouvrait  sur  une  poitrine  affaissée  et spectaculairement blanche. Elle était juchée sur des souliers à  talons hauts. Son visage était maquillé comme pour un baptême ou un mariage, cérémonies encore fréquentes au début des  années  1960. Telle une grande bourgeoise, madame tirait sur  une cigarette pincée entre le pouce et l’index.

Notre duchesse venait chercher du lait, du beurre, du pain, du sucre et un brin de chaleur humaine, croyait-on. Elle avait surtout besoin de parler. Je le crois encore 40 ans plus tard.

Sucre, pain, beurre et lait n’étaient que des prétextes afin de  piquer une bonne jasette, belle façon d’amorcer la journée.

C’était pratique courante d’aller chez un voisin  chercher ce qui manquait dans la préparation  d’une  recette  ou  d’un  repas. Aujourd’hui, on se précipite au dépanneur. Notre  ruelle – longue de quatre maisons –, construite au beau milieu d’un champ, formait une grande famille où l’entraide existait. Nous allions, nous aussi, chez nos amis d’à-côté, mais de façon parcimonieuse, car maman, en bonne fille de cultivateur, faisait preuve d’une indépendante prévoyance.

Notre maison, toutefois, c’était le dépanneur  particulier de notre duchesse. Jamais son mari ou l’un de ses trois enfants ne venait. Son spectacle aurait certes inspiré Michel  Tremblay.  Sous  sa  plume,  notre grande dame aurait  fait le tour du monde et cogné aux grandes portes de la scène.  Ses visites matinales étaient ses seules sorties. La maladie la dispensait de la messe, et les achats incombaient à son mari. Elle vivait en recluse, passant la journée à se promener d’une fenêtre à  l’autre.  En  été,  la  fumée  trahissait  sa présence.  Rien  de  ce  qui  bruissait  aux alentours ne lui échappait.

— Si elle sortait un peu, elle prendrait des couleurs,  répétait  notre père. Sa blancheur cadavérique l’indisposait. Tous  les prétextes étaient bons pour qu’il s’éclipse en douce – au sous-sol  ou  à  l’extérieur  –  lorsque  notre duchesse  franchissait  le seuil de notre porte. Mon père détestait parler  pour  parler. Ma mère le comprenait et s’en accommodait.

— Entre voisins, il faut s’aider, expliquait-elle.

Il était difficile de faire le lien entre l’entraide,  la  vie  communautaire  et  le comportement singulier de cette voisine.  On évitait d’aller chez les gens trop tôt le matin à moins d’y être  obligés et, surtout, on ne s’habillait pas à demi…

Ses cheveux étaient tirés en chignon. Les lèvres rougies. Elle avait caché sous un épais maquillage de scène les grosses  rides de la cinquantaine et donné un filet de couleur à son visage éteint.

La voir se dandiner sur des talons trop hauts par rapport à sa petite taille ajoutait au spectacle. L’impudique décolleté  détonnait chez cette femme, somme toute réservée. Sa main  gauche,  tel un éventail, cachait cette poitrine livide, sans grâce.  De la droite, elle fumait avec d’infinies précautions, bouffée par  bouffée,  comme  les  aristocrates  qui utilisent un fume-cigarette. Ma mère, elle, grillait sans chichi, et parlait tout en gardant entre ses lèvres son mégot. Cela économisait les allumettes…

Notre dame de la haute portait autour de ses  chevilles  des  bas  de  nylon  roulés. Amusant ! diriez-vous. Une vraie vedette  des variétés. Une sorte de Manda.

Sa grande fille préférait s’occuper de la maisonnée plutôt que d’aller à l’école. La vie chez ces voisins ne connaissait pas de répit. Il y avait toujours un membre de la famille en mouvement ou en action. Son mari s’assoyait devant la télé dès son retour du moulin à scie et se levait à l’hymne national. Bien qu’asthmatique, il fumait comme le dépotoir municipal. On  l’entendait pousser d’interminables  quintes.  Le  malade  accusait  la poussière qui empoisonnait son lieu de travail. Leur  garçon rentrait tard la nuit, souvent éméché, et tonitruant. Sa  sœur aimait les sorties nocturnes. Quant au petit dernier, il jouait au cow-boy et tirait sur tout.

Aimée Anouk, Écorchés

Lorsque tous dormaient, la duchesse se levait. Elle  dormait peu. Au lever du soleil, elle traversait et venait se confier. De sa voix douce, traînante, la femme se libérait, se racontait,  mais sans s’apitoyer. Debout, à la hauteur du poêle, attendant que  ma mère lui donnât ce qu’elle voulait. Nullement pressée de retourner à ses fenêtres.

Ma mère la réconfortait.

— Tout s’arrange dans la vie, prétendait-elle. Votre Henri va prendre du mieux.

Quand notre duchesse sombrait dans la déprime, ma  mère  citait l’exemple de notre père.

D’un matin à l’autre, on était informé. Elle amorçait son discours par la santé précaire de son  cher  Henri,  poursuivait  avec  leurs déboires financiers et terminait par les amours tourmentées de sa fille. Son petit  éprouvait des difficultés à l’école. Elle ne s’inquiétait pas de son  propre sort. Sa grande s’était amourachée d’un homme plus âgé qu’elle. Ce cavalier venait la voir au volant de son gros camion,  un dix roues, duquel pendait une grosse chaîne d’acier qui faisait un vacarme à réveiller tout un quartier. Un véritable char d’assaut.

— On va l’avertir de faire attention. J’en ai parlé à Henri, répétait inutilement celle-ci.

On  savait  que  c’était  peine  perdue. L’amoureux  abdiqua quand, une nuit, mon père, excédé, le prévint en des  termes assez drus.

Le vendredi notre « emprêteuse » s’acquittait de ses dettes. Elle prenait congé la fin de semaine.

Ses  visites  matinales  s’estompèrent lorsque  ma  mère  s’enquit  d’un  travail  à l’extérieur. Notre duchesse en profita  pour changer son horaire et ses habitudes. Elle s’amenait alors le soir – en costume de nuit – afin d’emprunter quelques dollars…

Notice :

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.