Nnnn… oui !  Miaoui !, avec Sophie Torris…

15 juin 2017

Balbutiements chroniques

 

Et voilà que ça me reprend. Je ne sais pas bien quand ni comment  ça a commencé, le Chat. Mais c’est arrivé. Je me suis mise à dire oui. Oui à tout. J’acquiesce, j’opine,chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec j’accepte, je consens sans vergogne et sans nuances. Parfois, j’affirme même sans sommation : Voui ! Voui ! Voui ! Et si j’échappe par inadvertance un mouais plus indolent,  mon non-verbal lui, de toutes les façons, s’enthousiasme. Ai-je atteint le point de non-retour ? Vous allez m’aider, cher Chat, n’est-ce pas ? À retrouver la forme. Ma forme négative.

Afin de reconquérir mon non pas à pas, j’en appelle, ici même, à ma désobéissance volubile. Je dénoncerai donc un à un chacun de mes ouï-dire. Yes, I can ! Eh oui, je le veux ! Car franchement, le Chat, comment ai-je pu perdre cette aptitude innée à dire non ? Aujourd’hui, mes propres enfants usent de la formule pour un oui pour un non tout comme hier j’en abusais moi-même. Et ça… c’est comme le vélo ! Ça ne peut pas s’oublier.

Tout d’abord, je dis oui à mes petits. Ils sont si beaux quand ils s’affirment tout en négation. Leurs non abrupts et déterminés appellent invariablement mon oui qui ainsi, je le confesse, s’achète la paix. Oh, j’ai bien essayé de biaiser en multipliant le mot par deux. Il équivaut ainsi à une négation surtout si vous traînez un peu sur le ton : « Oui, oui… » Mais on ne dupe pas longtemps un enfant. Je dis oui également pour ne pas décevoir, pour ne pas faire de peine à ceux qui, malheureusement trop nombreux, savent que je cède volontiers au chantage affectif : « Quoi ! Tu ne peux pas venir ? Tu ne vas pas me faire ça à moi ! » Et puis, évidemment, je dis oui parce que je veux qu’on m’aime. Mais m’aimera-t-on jamais assez, le Chat ? Enfin, je dis oui à toutes les opportunités qui se présentent, savourant le plaisir masochiste de me sentir débordée. Un peu comme l’âne qui trotte indéfiniment derrière la carotte au bout du bâton. Je trotte gaiment certes, mais il n’en reste pas moins que pendant ce temps, d’autres broutent paisiblement la pâture. Et comme je ressemble aux femmes d’aujourd’hui, plurielles dans leurs désirs de carottes, je ne vous dis pas, le Chat, comment je trotte. Et ce n’est pas tout, puisque depuis peu, s’est ajouté le ouiiii frondeur, celui qui de son plein gré, veut tout voir, tout goûter, tout sentir, tout nager, tout courir, tout voler même. Ce ouiiii un peu compulsif, ma foi, qui s’essaie sans cesse parce que je commence à craindre le jour où mon corps, lui, malgré moi, me dira non.

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecOn dit qu’être jeune, c’est dire oui à tout et que devenir vieux c’est apprendre à dire non. Peut-être que je ne veux pas vieillir, tout simplement. Pourtant, le Chat, n’est-ce pas la jeunesse qui dit non aujourd’hui ? Et son non ne vous semble-t-il pas plus engagé à chaque pas ? Peut-être est-ce parce que ce non repose sur un oui profond, sur une évidence. Un non de survie. Alors c’est promis, le Chat, quand je serais grande, je serais jeune parce que je saurai dire non. 

Sophie

 

Notice biographique

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecSophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.

 

 


Et des chevaux qui au galop… par Claude-Andrée L’Espérance…

17 mars 2017

Billet de l’Anse-aux-Outardes…

Chambre 715.  Une autre vie qui s’étiole dans le secret d’une petite chambre, se dit l’infirmière chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québecde garde, tout en jetant un coup d’œil discret à l’intérieur de la pièce.  Ce matin la vieille dame a tiré les rideaux autour du lit de son mari.  Sans doute pour ne plus voir tout à côté le lit vacant où hier encore…

Assise au chevet de son homme, depuis des heures elle monologue.  Des mots, des mots jusqu’à se perdre.  Des mots, des mots jusqu’à s’en étourdir.  Parfois quelques pauses.  À peine le temps de reprendre son souffle, de retrouver le fil.  Et quelquefois de revenir au tout début.  Au premier jour, ce matin où ce gamin maigrichon est entré dans sa vie.  La tuque enfoncée jusqu’au cou, sous les rires des autres gamins, tâtonnant comme un aveugle dans l’allée d’un autobus jaune bringuebalant, ce matin où il s’est avancé jusqu’au tout dernier banc pour venir s’asseoir tout près d’elle.  Elle, la petite fille timide soudain bousculée par l’amitié de ce garçon qui, chaque matin, pour la faire rire prenait plaisir à faire le pitre.

Et ils étaient voisins.  Comme on peut l’être à la campagne.  Les fermes de leurs parents éloignées l’une de l’autre de quelques kilomètres, séparées par un champ mitoyen.

« Tu te souviens, dit la vieille, parfois après l’école dans ce grand champ nous nous donnions rendez-vous.  Étendus tous les deux dans l’herbe nous aimions regarder les nuages défiler dans le ciel, y voir se presser des dragons cracheurs de fumées grises, des îles qui naviguaient sur des mers lointaines et des chevaux, des chevaux qui au galop semblaient courir vers d’autres cieux.  Parfois, pris au jeu, il nous arrivait d’oublier l’heure.  Ce qui inquiétait nos parents. »

Le souffle de son homme à peine audible.  La vieille se tait.  Elle tient sa main enfermée dans la sienne.  Elle voudrait tant le retenir.  Le ramener bien loin derrière.

« Une question d’heures ou bien de jours, certains résistent plus longtemps », lui a pourtant dit l’infirmière.

Mais elle s’accroche à l’improbable.  Mais elle s’accroche à l’impossible.  Mêlant les mots et les soupirs, elle continue de raconter.

« Mais vint le jour, trop tôt le jour où il fallut nous séparer.  Partir étudier à la ville.  Deux ans, trois ans, cinq ans.  Partir pour mieux nous retrouver.  Au premier jour des grandes vacances.  Tu te souviens, dans le ciel d’un bleu trop pur, comme un trait d’aquarelle sur une feuille de papier mouillé, un avion avait tracé une longue ligne blanche.  Nous l’avons regardée s’estomper et disparaître en nous faisant la promesse de voler un jour au-dessus des nuages.  Et nous avons tenu notre promesse.  Même que, ce jour-là, en survolant les plaines de l’Ouest nous nous sommes tous les deux demandé si, tout en bas, au milieu d’un grand champ, il n’y avait pas comme nous autrefois, quelque part une fille, un garçon occupés à regarder les nuages et à rêver…  Ce jour-là je n’aurais jamais cru que nous vieillirions ensemble. »

La main de son homme se crispe dans la sienne.  La voix de la vieille se perd en un murmure.  Des mots, des mots que lui n’entendra plus.

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec« J’avais prévu que nous partirions ensemble.  Mais chaque jour j’ai reporté l’échéance en me disant : et si demain, par-delà la douleur, venaient d’autres moments où nous pourrions encore, ensemble, regarder le ciel, y voir défiler les nuages et s’y presser des dragons cracheurs de fumées grises, des îles qui naviguent sur des mers lointaines et des chevaux, des chevaux qui au galop…  Mais, vois-tu, j’ai tant espéré que j’ai fini par en oublier l’heure. »

Que dire de plus quand dans le secret d’une petite chambre l’espace soudain se réduit au silence ?

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, QuébecQuébec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


À fleur de prose, par Sophie Torris…

24 février 2017

Balbutiements chroniques

Cher Chat,

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Rose Pierre de Ronsard

Je crois que j’ai fait chou blanc en naissant dans une rose ! Cela fera bientôt 50 ans que j’ai pris racine, et c’est seulement aujourd’hui, à la fleur de l’âge, que je découvre le pot aux roses. Il vaut mieux être un garçon. Ce n’est pas tant que nous fanions plus vite que vous, c’est plutôt que vous, les hommes, vous sembliez porter avec plus d’élégance ces sillons que nous, les femmes, avons à fleur de peau. Les plis, les creux, les stries et autres ridules n’ont souvent de charme qu’au masculin.

Je vous le dis avec des fleurs, car Ronsard* l’a fait avant moi, mais je connais quelques mignonnes qui enverraient sur les roses tous ces durs de la feuille qui arborent des roses fraîches tout contre leurs vieilles boutonnières et qui, pour ce faire, charrient bobonne dans les bégonias. Je veux bien qu’il faille cueillir la jeunesse pendant qu’il est encore temps, mais « carper » ainsi le « diem », c’est le bouquet, non ?

Vous me découvrez la fleur au bout du fusil, prête à attaquer le mâle à la racine, mais ne voyez dans ces considérations au ras des pâquerettes que le plaisir d’aller battre d’autres buissons.

Mignon, allons donc voir si la vie est encore rose pour les vieilles branches.

C’est que de nos jours, avec les progrès de la science, on est vieux beaucoup plus longtemps. L’augmentation de l’espérance de vie est venue bouleverser l’idée même de vieillissement. À 60 ans, on n’est pas prêt de sentir le sapin et l’avenir fleure encore drôlement bon. Or, s’il y a tout un monde entre le sénior encore vert et le vieillard gâteux, il n’en reste pas moins qu’un fruit bien mur ne retrouve pas son croquant d’antan, même si on veut nous le faire croire, même si on aimerait le faire croire.

On ne se contera pas fleurette. La vieillesse fait peur et nous sommes nombreux à vouloir lui couper l’herbe sous le pied d’une manière ou d’une autre. On retarde donc le moment de manger les pissenlits par la racine en faisant des concessions perpétuelles. Mais jusqu’où puis-je repousser l’échéance sans passer pour une vieille conne ?

Ma fleur se décline inéluctablement : rosa, rosæ, rosam, rosarum, rosis, rosis, rosas… Une vieille marguerite ne s’effeuille plus sans espérer qu’on l’aime encore un peu, sans penser qu’on pourrait ne plus l’aimer du tout. C’est que nos sociétés occidentales cultivent à l’excès la notion d’apparence. Il faut garder le teint rose, le pistil bien droit et la corolle bien ferme. On peut bien radoter, le corps, lui, ne doit pas s’oublier. L’entreprise d’engrais et de pesticides divers est lucrative. On en abuse, un peu fleur bleue, se laissant berner, pauvres taupes-modèles, en voulant croire qu’ainsi, nos terrains seront moins vagues.

Et vous, Cattus senectus, comment cultivez-vous votre jardin ? Si les feuilles mortes ne se ramassent plus à la pelle, faut-il pour autant inaugurer les chrysanthèmes* ? On glorifie la longévité, mais y’a-t-il un prestige à n’être seulement que vieux ? Atteindre enfin la maturité, me direz-vous. Et si je ne voulais pas être sage justement, « encore une fois traîner mes os jusqu’au soleil, jusqu’à l’été, jusqu’à demain, jusqu’au printemps… voir si le fleuve est encore fleuve, voir si le port est encore port, m’y voir encore »*.

Autrefois, l’âge de la retraite sonnait le glas de la vie active, on attendait alors sous l’orme ou sous le tremble à l’ombre de ses souvenirs, de ses déceptions, de ses trahisons, mais de ses conquêtes et de ses victoires aussi, et on finissait par s’endormir, comme une souche. Pour l’éternité. Aujourd’hui, s’arrêter, pour beaucoup, c’est déjà être mort. L’inactivité, c’est la gerbe !

On s’invente, alors, mille et un accommodements raisonnables, on retourne aux études, on fait du bénévolat, on se liposuce, on fait des enfants sur le tard, on côtoie les jeunes pour rester jeunes, on marathonne pour ne pas que la vie nous rattrape. Enfin, on s’interdit de penser qu’on est vieux, partagés entre la nostalgie de nos vertes années et l’acharnement à profiter au maximum du temps qu’il nous reste.

Je ne fais pas exception. Je ne suis plus une fleur en bouton, mais j’espère ne jamais finir en pot. C’est que j’ai le rosier grimpant et si un jour, mon tronc se penche, si mon arbre devient noueux, centenaire peut-être, je touche son bois, je voudrais toujours pouvoir vous faire de l’ombre, remplir mes feuilles de présence jusque dans leurs marges et faire couler le peu de sève qu’il me restera le long de leurs nervures diaphanes.

Vive la rose et le lilas !

Sophie

* Ronsard, poète du XVIe siècle, s’est illustré dans l’art de la métaphore florale, notamment dans son Ode à Cassandre : Mignone, allons voir si la rose…

*Inaugurer les chrysanthèmes : Cette expression a été prononcée par le Général de Gaulle lors de son retour au pouvoir en 1958. Il voulait signifier que le rôle du président de la République ne devait plus être un rôle uniquement représentatif basé sur le prestige, mais qu’il devait intervenir dans la vie politique de la France et avoir une vraie autorité.

* Extrait de J’arrive de Jacques Brel.

Notice biographique

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecSophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia.

(http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance… »

8 octobre 2014

Le pèlerinchat qui louche maykan alain gagnon francophonie

J’ai exploré tant de chemins

tant d’avenues d’où l’on revient

parfois brisé et parfois fou

d’autres fois nu et à genoux

avec mon sort entre les mains

et dans mes poches à peu près rien

j’ai visité tant de pays

au gré des ombres de ma nuit.

 Le Vieux aimait ça, chanter.  Cette chanson-là, c’était sa préférée.  Y’avait même ajouté un couplet pour moi.

Hors de la ville ou en son cœur

j’ai croisé d’autres voyageurs

dans la noirceur des nuits sans lune

d’autres compagnons d’infortune

combien alors, je ne sais plus

peut-être cent, peut-être mille

je vous le jure, je les ai vus

le corps brisé, l’âme en exil.

 

Un couplet juste pour moi qu’y disait. Pis moi, j’faisais semblant d’y croire. Faut dire qu’ le Vieux avait passé tellement d’années à faire la route du fleuve qu’y’avait sûrement du vrai dans son couplet.  Pis moi, j’devais bien faire partie des cent ou des mille…

Le soir où j’l’ai rencontré, j’cherchais une place à squatter.  En marchant sur la grève, pas loin des hangars à bateaux, j’avais vu d’la fumée.  Tout doucement, j’me suis approché.  C’est là qu’j’ai vu, assis dans le sable, le regard tourné vers le fleuve, un vieux monsieur qui faisait griller du pain sur une broche en métal, au-d’sus des braises. Y’avait deviné ma présence parce que, juste au moment où j’passais loin derrière lui, sans même se r’tourner. y m’a crié  :

« Approche, aie pas peur, le jeune.  Viens t’asseoir ! »

Ce soir-là, y’avait fait bouillir de l’eau dans une p’tite casserole,  pis on avait bu du thé. Moi j’aurais aimé mieux du fort ou d’la bière, mais j’avais pas d’argent, pis le Vieux disait, en r’gardant l’ fleuve, qu’y buvait pas, qu’y buvait pu.

« Veux-tu ben m’dire, Sébaste, pourquoi j’prendrais un coup quand j’ai toutes ces eaux-là pour me soûler l’regard à longueur de journée ? »

J’lui avais dit mon nom, mais j’ai jamais su le sien. À chaque fois que j’ai cherché à savoir, j’ai eu droit à un long silence. Pas d’papiers, pas d’nom, pas d’adresse…  Une vie à marcher le long des ch’mins pour ramasser des cannettes pis des bouteilles vides.  Une vie à marcher en poussant sa voiturette, beau temps, mauvais temps, emmitouflé dans son parka de nylon doublé, usé, taché, brûlé par le soleil ; son parka qui, à force d’être porté, avait fini par prendre la couleur d’la poussière des ch’mins. Beige, gris, une couleur entre les deux ? Difficile de mettre un nom sur une couleur qu’y a pas d’couleur.  Pareil pour sa barbe, pis sa tignasse. Sans farce, de loin on aurait dit la toison d’un bœuf musqué.  Une bête sauvage, le Vieux. Y’a pas à dire, son allure faisait peur au monde, mais fallait pas s’arrêter à ça. Fallait plutôt voir ses yeux. C’est comme si, à force de côtoyer l’fleuve, de « s’imbiber le regard de ses eaux », comme y disait, ses yeux avaient fini par en prendre toutes les couleurs.

Les derniers jours, y’étaient plutôt « couleur des jours de fleuve sombre, couleur  des jours de fleuve à la pluie, des jours de fleuve à la tempête… »  Y parlait comme ça, le Vieux.

Hier, j’ai eu la visite d’une policière de la SQ.  Elle m’a posé des tas de questions. Qu’est-ce que tu voulais que j’lui dise ?  Est pas restée longtemps.

« Vraiment triste de finir comme ça !  Pas d’papiers, pas d’adresse, un corps sans nom dans un tiroir d’la morgue… »

C’est c’qu’elle a dit en partant.

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieVictime anonyme d’un chauffard, le Vieux…  Découvert à moitié mort dans l’fossé, un beau matin d’octobre, par un couple de touristes qui s’étaient arrêtés sus l’bord du ch’min pour admirer l’fleuve.  La policière m’a raconté que, quand est arrivée sur les lieux de l’accident, la femme en état de choc arrêtait pas de répéter :

« Cette année nous voulions voir le fleuve, l’an prochain nous ferons Compostelle… »

Tu sais, toi, où c’est Compostelle ?

Notice biographique :

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L'Espérance…

27 avril 2014

Printemps tardif

« Ils sont arrivés. Ils arrivent chaque année, juste au moment où, sous les chauds rayons du soleil d’avril, la DSCN4553neige granuleuse commence à fondre. D’abord, on les remarque à peine. Ils ont l’allure de minuscules esquilles de bois ou d’écorce. À les regarder, on ne devinerait jamais que ce sont des insectes. Jusqu’à ce qu’ils se mettent à bouger, à courir sur la neige. »

La vieille dame a brisé le silence.

Dans la pénombre du salon. Traversée de quelques rais de lune. Ils sont deux. Elle et son homme. Assis côte à côte. Immobiles. Silencieux. Deux vieillards transis qui, cette nuit, veillent. Est-ce la lune presque pleine qui trouble leur sommeil ? Ou bien le vent qui fait des siennes ? À les voir, on devine qu’un fait plus troublant que le vent vient d’ébranler leurs certitudes.

La vieille dame hasarde encore quelques mots. De ces petites phrases banales que l’on dit pour reprendre pied, pour tenter de s’accrocher au réel.

« Chaque printemps c’est la même chose. Ils viennent puis disparaissent. Je n’ai jamais vraiment su leur nom. Mouches ou puces des neiges ? Ils ne ressemblent pourtant ni à des mouches ni à des puces. »

Le vieil homme ne dit rien. Néanmoins, sa femme insiste pour tenter d’amorcer la conversation. À quoi bon, se dit-elle, égrener chacun pour soi les rêves abandonnés en cours de route ? Rêves auxquels nous renonçons ou rêves qui, à la longue, nous abandonnent à notre vacuité ? Désormais condamnés à voir se décliner nos vies à l’imparfait…

Il y a quelques heures, tous les deux emmurés dans leur silence, les yeux tournés vers la fenêtre, ils ont cru un moment apercevoir là-bas, tout au bout du chemin, les phares d’une auto. Mais qui pourrait bien être assez fou pour s’aventurer en pleine nuit sur ce chemin isolé et venir s’y embourber dans la neige molle, la boue et les ornières ?

Et l’auto, à la croisée, a rebroussé chemin.

D’une voix presque éteinte, la vieille dame soliloque.

« Le passage éphémère de ces minuscules insectes. L’eau qu’au matin de Pâques, mon père et moi, nous allions puiser à la source du village. Le plaisir de revoir enfin affluer dans les battures les oies blanches, les outardes et les canards sauvages et d’aller cueillir sur les rives limoneuses de la rivière les fleurs jaunes des tussilages… Il me semble parfois qu’on a oublié tout ça. Et qu’à force de ne plus prendre le temps de saluer le retour des eaux, le dégel de la terre, les champs à nouveau mis à nu, nous allons à la dérive. »

DSCN4561Le vieil homme se lève. Il ouvre la fenêtre. Une petite brise venue du sud a chassé le noroît. Accoudé à la fenêtre, il contemple un long moment la lune qui derrière la montagne s’apprête à disparaître. Puis revient s’asseoir. Il ne dit rien. Pourtant une larme a coulé sur sa joue.

Dans la grisaille du salon où le jour tarde encore à venir. Ils sont deux. Assis côte à côte. À nouveau immobiles et silencieux. Deux vieillards transis. Occupés à attendre que se dissipent les ombres et que les premières lueurs de l’aube viennent à nouveau nommer les couleurs.

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, àdscn025611 force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…  »

9 mars 2014

Le pèlerin

J’ai exploré tant de chemins

tant d’avenues d’où l’on revient

parfois brisé et parfois fou

d’autres fois nu et à genoux

avec mon sort entre les mains

et dans mes poches à peu près rien

j’ai visité tant de pays

au gré des ombres de ma nuit.

 Le Vieux aimait ça, chanter.  Cette chanson-là, c’était sa préférée.  Y’avait même ajouté un couplet pour moi.

Hors de la ville ou en son cœur

j’ai croisé d’autres voyageurs

dans la noirceur des nuits sans lune

d’autres compagnons d’infortune

combien alors, je ne sais plus

peut-être cent, peut-être mille

je vous le jure, je les ai vus

le corps brisé, l’âme en exil.

 

Un couplet juste pour moi qu’y disait. Pis moi, j’faisais semblant d’y croire. Faut dire qu’ le Vieux avait passé tellement d’années à faire la route du fleuve qu’y’avait sûrement du vrai dans son couplet.  Pis moi, j’devais bien faire partie des cent ou des mille…

Le soir où j’l’ai rencontré, j’cherchais une place à squatter.  En marchant sur la grève, pas loin des hangars à bateaux, j’avais vu d’la fumée.  Tout doucement, j’me suis approché.  C’est là qu’j’ai vu, assis dans le sable, le regard tourné vers le fleuve, un vieux monsieur qui faisait griller du pain sur une broche en métal, au-d’sus des braises. Y’avait deviné ma présence parce que, juste au moment où j’passais loin derrière lui, sans même se r’tourner. y m’a crié  :

« Approche, aie pas peur, le jeune.  Viens t’asseoir ! »

Ce soir-là, y’avait fait bouillir de l’eau dans une p’tite casserole,  pis on avait bu du thé. Moi j’aurais aimé mieux du fort ou d’la bière, mais j’avais pas d’argent, pis le Vieux disait, en r’gardant l’ fleuve, qu’y buvait pas, qu’y buvait pu.

« Veux-tu ben m’dire, Sébaste, pourquoi j’prendrais un coup quand j’ai toutes ces eaux-là pour me soûler l’regard à longueur de journée ? »

J’lui avais dit mon nom, mais j’ai jamais su le sien. À chaque fois que j’ai cherché à savoir, j’ai eu droit à un long silence. Pas d’papiers, pas d’nom, pas d’adresse…  Une vie à marcher le long des ch’mins pour ramasser des cannettes pis des bouteilles vides.  Une vie à marcher en poussant sa voiturette, beau temps, mauvais temps, emmitouflé dans son parka de nylon doublé, usé, taché, brûlé par le soleil ; son parka qui, à force d’être porté, avait fini par prendre la couleur d’la poussière des ch’mins. Beige, gris, une couleur entre les deux ? Difficile de mettre un nom sur une couleur qu’y a pas d’couleur.  Pareil pour sa barbe, pis sa tignasse. Sans farce, de loin on aurait dit la toison d’un bœuf musqué.  Une bête sauvage, le Vieux. Y’a pas à dire, son allure faisait peur au monde, mais fallait pas s’arrêter à ça. Fallait plutôt voir ses yeux. C’est comme si, à force de côtoyer l’fleuve, de « s’imbiber le regard de ses eaux », comme y disait, ses yeux avaient fini par en prendre toutes les couleurs.

Les derniers jours, y’étaient plutôt « couleur des jours de fleuve sombre, couleur  des jours de fleuve à la pluie, des jours de fleuve à la tempête… »  Y parlait comme ça, le Vieux.

Hier, j’ai eu la visite d’une policière de la SQ.  Elle m’a posé des tas de questions. Qu’est-ce que tu voulais que j’lui dise ?  Est pas restée longtemps.

« Vraiment triste de finir comme ça !  Pas d’papiers, pas d’adresse, un corps sans nom dans un tiroir d’la morgue… »

C’est c’qu’elle a dit en partant.

Victime anonyme d’un chauffard, le Vieux…  Découvert à moitié mort dans l’fossé, un beau matin d’octobre, par un couple de touristes qui s’étaient arrêtés sus l’bord du ch’min pour admirer l’fleuve.  La policière m’a raconté que, quand est arrivée sur les lieux de l’accident, la femme en état de choc arrêtait pas de répéter :

« Cette année nous voulions voir le fleuve, l’an prochain nous ferons Compostelle… »

Tu sais, toi, où c’est Compostelle ?

Notice biographique :

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


Billet de Maestitia, par Myriam Ould-Hamouda…

24 février 2014

IMG_1638Le vieux et la vieille

— J’ai faim ! lance le vieux sans même lever la tête de son journal.

— Mais il est à peine onze heures… marmonne la vieille, affichant une moue contrariée d’avoir dû laisser un instant le tricot de côté pour chercher l’aiguille de la pendule.

— Onze heures ?! hurle le vieux en envoyant valser le journal sur la table du salon.

Et puis, lentement, il pose sur son nez une paire de lunettes. Et puis, lentement, et dans une douleur sourde que trahit son visage, il se lève sur ses deux jambes qui chancellent déjà. Et puis, lentement encore, il avance en direction de la pendule. De petits pas en petits râles. Il s’arrête face à elle, s’appuie contre le mur pour tenter de maintenir son équilibre, et attend. Et attend.

— Mais elle déconne cette pendule ! lance le vieux sans lâcher du regard la grande aiguille qui semble effectivement ne plus vouloir avancer.

— Tu sais, elle n’est plus vraiment jeune… répond la vieille d’un air désolé.

— On n’est plus vraiment jeunes non plus, et on ne s’arrête pas pour autant ! bougonne le vieux dont les deux jambes se mettent à nouveau à chanceler et qui peine soudain à maintenir son équilibre, malgré l’aide précieuse du mur.

— Allez, retourne t’asseoir et terminer ton journal. dit la vieille d’un ton bienveillant.

Et puis, lentement, il détache son regard de la grande aiguille de la pendule. Et puis, lentement, il lâche le mur et fait une nouvelle fois confiance à ses deux jambes qui chancellent de plus belle, pour rejoindre la vieille. De petits pas en petits râles. Et puis, lentement encore, et dans une douleur sourde que trahit son visage, il s’asseoit sur la chaise et reprend son journal. Il enlève de son nez la paire de lunettes et reprend sa lecture là où il l’avait laissée il y a quelques minutes – qu’il ne peut plus quantifier à présent.

La vieille fait son tricot.

Le vieux lit son journal.

— Mais quelle heure est-il alors ? questionne le vieux en rompant soudainement ce silence qui avait repris sa place habituelle dans le petit salon.

— Il doit être onze heures passé… Hier, il était bien midi lorsque nous avons consulté la pendule avant de manger. répond la vieille, toujours absorbée par son tricot.

— Et s’il était déjà plus que midi ? Et si on avait manqué l’heure de manger ? Je le sens, je te dis… J’ai faim ! s’exclame le vieux que l’inquiétude envahit brusquement.

— Mais il est à peine onze heures… marmonne la vieille, affichant une moue contrariée d’avoir dû laisser un instant le tricot de côté pour chercher l’aiguille de la pendule.

Voilà, ça recommence. La vieille perd la boule, à nouveau. Lui, depuis longtemps, ne va plus très bien physiquement. Mais depuis quelque temps, elle non plus n’échappe pas à ce temps qui est irrémédiablement passé – beaucoup trop vite. Pour le moment, ils ont réussi à tenir comme ça. Tous les deux, sans l’aide de personne. Malgré ses difficultés à se déplacer, à lui. Malgré ses oublis, à elle. Mais ces derniers temps, elle oublie de plus en plus souvent. Et dans ces moments-là, il se sent seul, le vieux. Tellement seul. Comme là, à cet instant, où encore elle ne reconnaît plus. Sa vie, son salon et son vieux qu’elle abandonne soudain.

Alors comme à chaque fois, il ne lâche plus du regard cette absente qui ne le voit plus. Et prie aussi fort qu’il le peut pour qu’elle revienne vite auprès de lui. Et attend. Et attend.

Mais aujourd’hui, c’est long. Trop long. Beaucoup plus long que d’habitude, peut-être. En fait, il ne sait pas. La grande aiguille de la pendule ne veut plus bouger. Combien de temps s’est-il écoulé depuis qu’elle est partie, la vieille ? Une, deux, trois… dix minutes ? Une heure ? Plus, peut-être ? Il n’en sait rien. La seule chose qu’il sait, c’est qu’il a faim ! Et qu’elle n’est plus là… Et qu’elle ne revient pas auprès de lui, comme elle le fait d’habitude…

Alors, seul et avec le peu de forces qui lui restent, il lutte contre ces peurs qui l’assaillent de toutes parts. Est-ce que la vie se fige lorsqu’une pendule s’arrête ? Sont-ils condamnés à rester là, coincés en cette éternité qui n’atteindra jamais midi ? Et si la réalité n’était pas ce qu’elle semble être ? Et si la pendule ne s’était jamais arrêtée en réalité ? Et si c’était eux qui n’appartenaient déjà plus à ce temps qui va beaucoup trop vite pour eux ?

Un grognement fait, une nouvelle fois, taire cet insolent silence qui semble, depuis quelque temps, vivre davantage ici que le vieux et la vieille. Il pose sa main sur son estomac en espérant le faire taire. C’est sûr, midi est bien passé : il a faim. Vraiment faim.

img_1712Une larme perle le long de sa joue. Il n’a plus sa force d’antan. Plus la force de se battre. Plus la force de se lever, encore une fois. Plus la force d’aller chercher ses outils dans le placard de l’entrée. Plus la force d’aller réparer la pendule pour lui permettre enfin d’atteindre midi. Plus la force de tendre la main de l’autre côté de la table du salon. Plus la force d’aller caresser la main de la vieille. Parce qu’il le sait, le vieux. Sa main, elle la retirera, la vieille. Avec ce même regard qu’elle a eu le premier jour où elle s’est mise à oublier. Ce regard vide. Ce regard qu’il n’oubliera jamais, tellement il lui avait fait mal. Comme il n’a jamais oublié un autre regard. Ce premier regard qu’elle lui avait offert, le jour de leur rencontre. Ce regard profond qui promettait tant de choses, et qui lui avait fait tellement de bien.

Ce regard qu’il ne verra jamais plus, à présent.

Alors, lentement, il pose sur la table du salon ce journal qu’il avait gardé entre les mains par réflexe, mais qu’il ne lisait plus vraiment depuis bien longtemps. Alors, lentement, il ferme les yeux. Et se laisse envahir, avec plaisir, par toutes ces images, ces émotions, ces souvenirs qui le traversent. L’espace d’un instant. Alors, lentement, il se laisse happer par le sommeil. Avec l’espoir discret que les douze coups de la pendule les réveillent rapidement.

Et déjà, il n’a plus faim, le vieux.

Notice biographique

Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.  C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.  Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis,  au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

 

 


Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

5 juillet 2013

Égarement

Sur ta terrasse qui alors se pare des charmes d’une scène de théâtre, ce ne sont plus des mots doux que tu lui susurres, mais bien des insultes, de la colère et les consonnes frappent l’air lourd comme autant de coups de poing vains.  Tu l’injuries.  Le ton monte et le fantôme reste impassible, comme lui quand tu cries.  Jamais un geste, seulement un sourcil incrédule qui soulève de toutes ses forces son incompréhension.  Tu le hais.  Tu le frappes.  Tu veux simplement le tuer de n’être pas venu ce soir comme convenu, comme toujours depuis bientôt un an.  Tes jolies mains se ferment en nœuds de violence qui ne se heurtent à rien, pas même à la nuit sourde.  Tu frappes le vide – le spectateur serait étonné, peut-être goûterait-il cette folie qui, sur scène, est tellement plus appréciable que dans la vraie vie.  Tu frappes et les larmes désormais ne se retiennent plus, pas plus que les gros mots.  Tu es laide ainsi.  Ta beauté se déforme en une incroyable démence, tes mains fines sont des monstres, ta bouche un gouffre de l’enfer et tu tapes, tu frappes, tu griffes le vide aveuglément comme si tu t’accrochais aux parois d’une abyssale déchéance.

La ville, sous la terrasse, le monde, les voisins : tout cela n’existe plus.  Tu frappes et tes poings jamais ne font ce bruit mat, ce bruit que tu aimes pourtant, ce bruit de peau blessée.  Tu frappes son fantôme, tu frappes l’air du soir.  Tu insultes les limbes et tes cris concurrencent le silence, recouvrent le monde de toute ta haine.

La scène s’éternise, le spectateur se lasse, mais l’actrice est trop prise par son rôle tragique.  Combien de temps ?  Quelques minutes où tes cris vont tutoyer la lune.  Des secondes qui, demain, n’auront jamais existé.  Tu frappes.  Ton corps au bout de quelque temps te rappelle à l’ordre : tu fatigues, une douleur lancinante dans ton genou presque mort t’empêche de continuer.  Tes poings s’effondrent le long de ton corps.

Tel un enfant qui, réveillé, contemple encore effrayé les horreurs de son cauchemar, tes yeux s’agrandissent devant le vide laissé par cette ombre que tu as fabriquée.  Le pantin n’est plus là.  Les mâchoires carrées, les yeux grands comme la terre se sont dissipés, ont rejoint l’atmosphère sur le dos velouté de quelque sombre chimère.

Tu es seule, encore.  Seule avec tes lambeaux de haine, de peine, avec tes souvenirs d’étreintes, avec son parfum si lointain que tu penses le perdre.

Tu prends peur désormais.  Debout sur ta terrasse, debout sur le monde et sur ta solitude, tu crains de ne plus savoir à quoi il ressemble.  Tes mains ne peuvent plus rien dessiner.  S’il ne revient pas.  S’il ne revient pas comment donc feras-tu pour le redessiner.  Ses traits lentement s’effaceront de ta mémoire pour laisser place à un homme informe et sans voix.  Comme s’il était mort.  Comme si jamais votre histoire n’avait vu le jour ou la nuit.  Tu sais que ta mémoire n’est plus ce qu’elle était, tu sais que des morceaux de souvenirs s’éparpillent au gré du vent.  Peut-être même qu’un jour, lorsque tu seras vieille, plus rien de ta vie ne se mettra dans l’ordre ; le mot chronologie sera un mystère et seuls les souvenirs les plus vieux referont surface, nets, frais comme la veille, clairs comme l’enfance.  Peut-être l’oublieras-tu, lui, son cortège de caresses, les minutes et les heures perdues dans ses bras, dans sa bouche.  Tu te sens comme folle.  Mais l’amour, tu le sais, rend un peu fou parfois, personne n’y échappe.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deuxrecueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai(Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)