Bagatelles de Benjamin Franklin…
J’ai une prédilection pour ce que l’on appelle, à tort, les œuvres mineures. Pour moi, c’est ce qui révèle sans fard (ou en moins fardé) la réalité d’un créateur ou d’un politique. C’est la raison pour laquelle, en librairie ou en bouquinerie, vous me verrez fureter du côté des carnets, journaux intimes, correspondances… Bref, les petits papiers dont on ne se serait jamais occupé si l’homme ou la femme n’avait pas signé de grands traités, gagné de grandes guerres ou produit des romans volumineux et retentissants.
C’est du côté de Benjamin Franklin que je me suis arrêté hier. Après la Déclaration d’indépendance des colonies américaines (1776), ce père de la Révolution américaine est envoyé à Paris par sa neuve patrie, à titre d’ambassadeur. Son objectif : obtenir l’alliance de la France contre l’Angleterre. Dans de courts textes en français, il dessine à traits acérés les mœurs, les coutumes, entame un dialogue avec la maladie qui le tourmente, la goutte, et profite de l’éloignement pour réfléchir sur son pays et ses habitants. Ce qui nous a donné ces précieuses observations sur les Amérindiens dans un chapitre intitulé Remarques sur la politesse des sauvages de l’Amérique Septentrionale, dont je vous livre quelques extraits ci-dessous.
Notre manière de vivre laborieuse et toujours occupée leur paraît basse et servile; et les connaissances d’après lesquelles nous nous estimons nous-mêmes sont inutiles et frivoles à leurs Yeux.
Voici une preuve de cette opinion dans ce qui se passa lors du traité conclu à Lancaster en Pennsylvanie dans l’année 1744 entre le gouvernement de Virginie et les Six-Nation. Après que les affaires principales furent arrangées, les commissaires virginiens informèrent les Indiens par un discours, qu’il y avait dans le Collège de Williamsbourg un fonds destiné à l’éducation des jeunes Indiens, et que, si les Six-Nations voulaient envoyer à ce collège une demi-douzaine de jeunes garçons, le gouvernement prendrait soin qu’ils fussent pourvus de tout, et instruits dans toutes les connaissances que l’on y donne aux jeunes blancs. C’est une des règles de la politesse indienne de ne pas répondre à une proposition publique le jour même qu’elle a été faite; ils pensent que ce serait la traiter avec trop de légèreté, et qu’ils témoignent beaucoup plus d’égard en prenant du temps pour l’examiner comme un objet d’une grande importance. Ils diffèrent donc leur réponse jusqu’au jour suivant ; alors leur orateur commença par exprimer combien ils étaient pénétrés de l’offre pleine de bonté que le gouvernement de Virginie faisait à leurs nations; car nous savons, dit-il, que vous faites le plus grand cas de l’espèce de connaissances que l’on enseigne dans ces collèges, et que l’entretien de nos jeunes gens tant qu’ils seront chez vous sera très dispendieuse. Nous sommes donc convaincus qu’en nous faisant cette offre, votre intention est de nous procurer un grand bien, et nous vous en remercions de tout notre cœur. Mais sages comme vous êtes, vous devez savoir que les différentes nations ont des idées différentes sur les mêmes choses, ainsi vous ne trouverez pas mauvais que les nôtres sur cette espèce d’éducation ne soient pas conformes à celles que vous en avez. Nous l’avons éprouvé plusieurs fois : car plusieurs de nos jeunes gens ont été ci-devant élevés dans les collèges des provinces septentrionales: ils ont été instruits dans toutes vos sciences: mais lorsqu’ils sont revenus chez nous, ils étaient mauvais coureurs, ils ignoraient les moyens de vivre dans les bois, ils étaient incapables de supporter le froid et la faim, ils ne savaient ni bâtir une cabane, ni prendre un daim, ni tuer un ennemi: ils parlaient imparfaitement notre langue: on ne pouvait donc en faire ni des chasseurs, ni des guerriers, ni des conseillers; ils n’étaient absolument bons à rien. Mais quoique nous n’acceptons pas vos offres, pleines de bienveillance, nous ne vous en sommes pas moins obligés, et pour vous en témoigner notre reconnaissance, si les principaux habitants de Virginie veulent nous envoyer douze de leurs enfants, nous prendrons grand soin de leur éducation; nous les instruirons dans toutes les choses que nous savons, et nous en ferons des Hommes.
Et cet autre exemple de confusion qu’entraînent les différences culturelles :
La politesse de ces sauvages dans la conversation est effectivement portée à l’excès, puisqu’elle leur fait une règle de ne jamais nier ou contredire la vérité de ce que l’on avance devant eux. Il est vrai que par ce moyen ils évitent les disputes; mais aussi il est très difficile de connaître leur pensée et de découvrir l’impression que l’on fait sur eux. Les missionnaires qui ont tenté de les convertir à la religion chrétienne se plaignent tous de cette habitude comme d’un des plus grands obstacles au succès de leur mission: Les Indiens écoutent avec patience les vérités de l’Évangile lorsqu’on les leur explique, et ils donnent leurs témoignages ordinaires d’assentiment et d’approbation: vous les croyez convaincus; mais point du tout, c’est pure politesse.
(à suivre)
L’auteur…
Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon du Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998). Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013). Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011). En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010). Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet). On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL. De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue. Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).