Le bourreau des cœurs…

28 juin 2017

(Une nouvelle inédite de Sandra F. Brassard…)

Le bourreau des cœurs

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec

Sandra F. Brassard

Les hommes étaient tous assis ensemble, les fesses appuyées sur de vieilles caisses de lait aux couleurs criardes, et ils contemplaient la tombée du jour sur les champs. Postés devant la vieille grange, juste sur la bute qui surplombe la route principale, certains fumaient tandis que d’autres mastiquaient un sandwich aux croûtes récalcitrantes. Peu d’entre eux parlaient, c’était comme cela entre gars. Entre deux gorgées de bière froide – comme en témoignait la condensation sur les bouteilles – ils se lançaient parfois des blagues douteuses qui racontaient des histoires de filles chaudes qui se frottent et qui aiment ça, comprends-tu, avec des grosses boules qui en veulent plein le visage, comprends-tu… et ça s’arrêtait après, dans un silence tout de même apprécié. Car après, qu’aurait-on pu dire de plus ? Et on se désaltérait si bien sans s’embarrasser des mots qui vont tellement mieux aux bouches des femmes. Rouge à lèvres et dents immaculées disent avec tellement plus d’habileté les tourments de ce monde injuste – l’argent qui manque, les enfants et le ménage en trop, les seins qui tombent et le mauvais sort qui les fait toutes grossir (mais pas les chips, le chocolat, le coca-cola) – et elles performent admirablement sous le mode accusatoire : « Tu ne m’écoutes jamais, tu ne comprends pas, tu ne peux pas savoir, pourquoi tu ne réponds pas ? ».

Ils prenaient enfin la pause qu’ils attendaient après ces nombreuses heures de travail passées à suer et contracter leurs muscles pourtant devenus vigoureux. Ce n’est pas qu’ils se plaignaient de ce qu’on leur demandait d’accomplir, mais ils profitaient du moment, confortables entre eux, dans la fraternité d’un labeur intense communément accompli. Surtout, ils savaient la valeur de ces minutes où personne ne leur posait ces questions si dérangeantes : « À quoi penses-tu ? Me trouves-tu belle ? Quand tu étais jeune, à quoi rêvais-tu ? ». Ici, dans la paix des hommes, avec les mains criblées de cicatrices et la barbe drue sur les joues, ils pouvaient respirer, arrêter de se sentir traquer, vivre même, se laisser aller sans compte à rendre, sans la menace de paraître inopportuns ou grossiers. Ils étaient des mâles virils, qui pissaient debout, et plus loin que les autres en plus, avec un engin beaucoup plus puissant, sauf peut-être le petit nouveau. À seize ans, on peut comprendre ça. Le vieux Firmin, en le regardant se soulager un jour, a commenté l’épisode d’un air entendu : « Hummm…moins gros parce que moins de pratique, ça viendra… ». Et c’était plausible, l’expérience fait toute la différence sur la grosseur, paraît-il, et il le sait, lui, qui, souvenez-vous, en a fait une dizaine de marmots, sans compter ses compétences en vaches, cochons et chèvres.

Chacun se regardait donc les pieds avec bonheur, n’ouvrant la bouche que pour roter et bailler selon l’usage, lorsqu’ils virent, de loin mais pas tant que ça, une jeune dame s’avancer vers eux. Pas une laide, mais une belle fille, qui balance les hanches et tout. Et là de dire qui la baiserait mieux que les autres. « Moi ! » « Moi ! » « Non, c’est moi qu’elle veut. » « Je te parie qu’elle me saute dessus, et qu’elle me suce. » « Une cochonne, je te dis ! » « Ouais, elle préfèrerait la mienne, parce qu’un petit bout de saucisse mou comme le tien… » « Et toi, Réjean, le jeune, t’en as jamais touché à une comme celle-là, non ? » « Pourquoi tu dis rien ? T’as peur, hein ? » « T’es peut-être pas attiré par les petites poules mais par les coqs ? » « Heh, les gars, Réjean aime qu’on lui mette la queue dans le cul ! » Alors, c’est le fou rire général. Même Réjean rit, il la trouve bien bonne celle-là, quand même, les coqs, ils les égorgent à grands coups de hache, rien d’autre : « Amenez-en de la poule, le poulailler au complet », réplique-t-il en jouant les renards gourmands. Mais les autres le regardent en pouffant, ils pensent qu’il fait l’habitué, mais qu’il n’assure pas. « Ouais, ouais Réjean, c’est ça ! » « Tu pourrais me donner un cours. » Et ils se moquent encore, encore.

Lorsque la fille les rejoint, celle du patron d’ailleurs, Réjean a décidé de leur montrer qu’il besogne mieux que ces vieux galeux. Avant qu’elle ne chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québecsoit tout à fait à leur hauteur, il se lève, la devance, et lui dit : « …hummm…ah ouais…eeeeeeeeeee… ». La pauvre fille ne sait pas trop quoi répondre : « Bonjour ! Puis-je faire quelque chose pour toi ? Te sens-tu bien ? As-tu besoin d’aide ? ». Tous les copains s’esclaffent, Robin se plie même en deux, se dégoutte dans la culotte. Sans attendre, Réjean repart à l’assaut : « …c’est que…pas mal…eeeeeeeeeee…je veux que tu… ». Visiblement mal à l’aise, la pauvre demoiselle lui sourit avec pitié, et convaincue d’avoir affaire à fou furieux, rejoint rapidement le groupe auquel elle transmet les consignes pour la prochaine semaine. Mais Réjean ne peut pas se laisser faire. Décidé, il s’avance encore une fois vers elle, et il la saisit par la croupe, fermement, et ajoute : « …jolie…tu voudrais…avec moi… ».

Cauchemar, elle se met à hurler : « Maudit violeur ! Aidez-moi, ôtez-le de là, il me fait mal ! ». Mais il continue, il ne s’agit que d’un sale moment à passer, puis elle se calmera :             « Laissez faire, les gars, elle aime ça, elle se trémousse, elle voulait ça depuis le début ! ». Seulement, les autres hommes ne sont plus de son avis, et se jettent sur lui : « Tu vas en manger une sacrement, mon gars ! Une hostie de volée, je te dis ! ». Réjean se laisse faire. Maintenu au sol solidement, il ferme les yeux, et il sourit. La fille tremble, et laisse entendre une plainte. Il préfère le contact des poings massifs à son regard égaré. Plus ils le cognent, plus son visage se détend, et plus ils se déchaînent sur sa personne. « Ah ! le monstre ! l’abominable ! » Bang ! « Il faut l’enfermer, appeler la police ! » Bang ! « Allez chercher le fusil. » Bang !

Mais Réjean, mû par une force insoupçonnée, se lève et se sauve. On essaie de le rattraper, mais il galope avec fureur, comme s’il était possédé. Il descend la côte, et se dirige vers sa maison dont le toit se détache sur l’horizon. « On va le rattraper, le petit christ, t’inquiète pas, ma fille », disent les hommes, un bras protecteur autour des épaules de la jeune femme qui pleure doucement. « Viens que je te serre là, petit cœur », ajoute un autre. Et le gamin court, ne perd pas une seconde, même si son souffle devient de plus en plus saccadé. Son abdomen le fait souffrir, il halète avec frénésie, la sueur et le sang trempent ses vêtements déjà maculés de terre. Complètement en nage, il poursuit sa course jusqu’au seuil de la maison familiale. Par la fenêtre, il voit sa mère, le combiné du téléphone à l’oreille, horrifiée.

« Il y a des choses qui ne s’expliquent pas », se dit-il.

Il se met alors à pleurer, à chialer comme une nénette, en hoquetant : « Je te trouve si jolie… Je te regardais et je me disais que tes cheveux avaient la même teinte que le miel… Tu me plais…Je t’invite ce soir  ». Puis, il s’assoit sur le palier, désolé mais résolu, et il attend la suite des choses dans son corps trop long pour lui. Mais le temps passe si lentement quand on devient un homme, un vrai, qu’il en perd la notion, et s’étend, à jamais endormi devant la porte.

Notice biographique

Native du Saguenay, Sandra F. Brassard enseigne la littérature québécoise au Cégep de Chicoutimi. Parallèlement, elle travaille comme adjointe à l’animation au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et comme pigiste au journal Voir Saguenay-Alma. Elle termine actuellement la rédaction d’un mémoire de maîtrise à l’UQAC sur l’intertextualité biblique dans l’œuvre de Sylvain Trudel sous la direction de François Ouellet.



Le bourreau des cœurs…

2 juillet 2016

(Une nouvelle inédite de Sandra F. Brassard…)

Le bourreau des cœurs

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

Sandra F. Brassard

Les hommes étaient tous assis ensemble, les fesses appuyées sur de vieilles caisses de lait aux couleurs criardes, et ils contemplaient la tombée du jour sur les champs. Postés devant la vieille grange, juste sur la bute qui surplombe la route principale, certains fumaient tandis que d’autres mastiquaient un sandwich aux croûtes récalcitrantes. Peu d’entre eux parlaient, c’était comme cela entre gars. Entre deux gorgées de bière froide – comme en témoignait la condensation sur les bouteilles – ils se lançaient parfois des blagues douteuses qui racontaient des histoires de filles chaudes qui se frottent et qui aiment ça, comprends-tu, avec des grosses boules qui en veulent plein le visage, comprends-tu… et ça s’arrêtait après, dans un silence tout de même apprécié. Car après, qu’aurait-on pu dire de plus ? Et on se désaltérait si bien sans s’embarrasser des mots qui vont tellement mieux aux bouches des femmes. Rouge à lèvres et dents immaculées disent avec tellement plus d’habileté les tourments de ce monde injuste – l’argent qui manque, les enfants et le ménage en trop, les seins qui tombent et le mauvais sort qui les fait toutes grossir (mais pas les chips, le chocolat, le coca-cola) – et elles performent admirablement sous le mode accusatoire : « Tu ne m’écoutes jamais, tu ne comprends pas, tu ne peux pas savoir, pourquoi tu ne réponds pas ? ».

Ils prenaient enfin la pause qu’ils attendaient après ces nombreuses heures de travail passées à suer et contracter leurs muscles pourtant devenus vigoureux. Ce n’est pas qu’ils se plaignaient de ce qu’on leur demandait d’accomplir, mais ils profitaient du moment, confortables entre eux, dans la fraternité d’un labeur intense communément accompli. Surtout, ils savaient la valeur de ces minutes où personne ne leur posait ces questions si dérangeantes : « À quoi penses-tu ? Me trouves-tu belle ? Quand tu étais jeune, à quoi rêvais-tu ? ». Ici, dans la paix des hommes, avec les mains criblées de cicatrices et la barbe drue sur les joues, ils pouvaient respirer, arrêter de se sentir traquer, vivre même, se laisser aller sans compte à rendre, sans la menace de paraître inopportuns ou grossiers. Ils étaient des mâles virils, qui pissaient debout, et plus loin que les autres en plus, avec un engin beaucoup plus puissant, sauf peut-être le petit nouveau. À seize ans, on peut comprendre ça. Le vieux Firmin, en le regardant se soulager un jour, a commenté l’épisode d’un air entendu : « Hummm…moins gros parce que moins de pratique, ça viendra… ». Et c’était plausible, l’expérience fait toute la différence sur la grosseur, paraît-il, et il le sait, lui, qui, souvenez-vous, en a fait une dizaine de marmots, sans compter ses compétences en vaches, cochons et chèvres.

Chacun se regardait donc les pieds avec bonheur, n’ouvrant la bouche que pour roter et bailler selon l’usage, lorsqu’ils virent, de loin mais pas tant que ça, une jeune dame s’avancer vers eux. Pas une laide, mais une belle fille, qui balance les hanches et tout. Et là de dire qui la baiserait mieux que les autres. « Moi ! » « Moi ! » « Non, c’est moi qu’elle veut. » « Je te parie qu’elle me saute dessus, et qu’elle me suce. » « Une cochonne, je te dis ! » « Ouais, elle préfèrerait la mienne, parce qu’un petit bout de saucisse mou comme le tien… » « Et toi, Réjean, le jeune, t’en as jamais touché à une comme celle-là, non ? » « Pourquoi tu dis rien ? T’as peur, hein ? » « T’es peut-être pas attiré par les petites poules mais par les coqs ? » « Heh, les gars, Réjean aime qu’on lui mette la queue dans le cul ! » Alors, c’est le fou rire général. Même Réjean rit, il la trouve bien bonne celle-là, quand même, les coqs, ils les égorgent à grands coups de hache, rien d’autre : « Amenez-en de la poule, le poulailler au complet », réplique-t-il en jouant les renards gourmands. Mais les autres le regardent en pouffant, ils pensent qu’il fait l’habitué, mais qu’il n’assure pas. « Ouais, ouais Réjean, c’est ça ! » « Tu pourrais me donner un cours. » Et ils se moquent encore, encore.

Lorsque la fille les rejoint, celle du patron d’ailleurs, Réjean a décidé de leur montrer qu’il besogne mieux que ces vieux galeux. Avant qu’elle ne alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecsoit tout à fait à leur hauteur, il se lève, la devance, et lui dit : « …hummm…ah ouais…eeeeeeeeeee… ». La pauvre fille ne sait pas trop quoi répondre : « Bonjour ! Puis-je faire quelque chose pour toi ? Te sens-tu bien ? As-tu besoin d’aide ? ». Tous les copains s’esclaffent, Robin se plie même en deux, se dégoutte dans la culotte. Sans attendre, Réjean repart à l’assaut : « …c’est que…pas mal…eeeeeeeeeee…je veux que tu… ». Visiblement mal à l’aise, la pauvre demoiselle lui sourit avec pitié, et convaincue d’avoir affaire à fou furieux, rejoint rapidement le groupe auquel elle transmet les consignes pour la prochaine semaine. Mais Réjean ne peut pas se laisser faire. Décidé, il s’avance encore une fois vers elle, et il la saisit par la croupe, fermement, et ajoute : « …jolie…tu voudrais…avec moi… ».

Cauchemar, elle se met à hurler : « Maudit violeur ! Aidez-moi, ôtez-le de là, il me fait mal ! ». Mais il continue, il ne s’agit que d’un sale moment à passer, puis elle se calmera :             « Laissez faire, les gars, elle aime ça, elle se trémousse, elle voulait ça depuis le début ! ». Seulement, les autres hommes ne sont plus de son avis, et se jettent sur lui : « Tu vas en manger une sacrement, mon gars ! Une hostie de volée, je te dis ! ». Réjean se laisse faire. Maintenu au sol solidement, il ferme les yeux, et il sourit. La fille tremble, et laisse entendre une plainte. Il préfère le contact des poings massifs à son regard égaré. Plus ils le cognent, plus son visage se détend, et plus ils se déchaînent sur sa personne. « Ah ! le monstre ! l’abominable ! » Bang ! « Il faut l’enfermer, appeler la police ! » Bang ! « Allez chercher le fusil. » Bang !

Mais Réjean, mû par une force insoupçonnée, se lève et se sauve. On essaie de le rattraper, mais il galope avec fureur, comme s’il était possédé. Il descend la côte, et se dirige vers sa maison dont le toit se détache sur l’horizon. « On va le rattraper, le petit christ, t’inquiète pas, ma fille », disent les hommes, un bras protecteur autour des épaules de la jeune femme qui pleure doucement. « Viens que je te serre là, petit cœur », ajoute un autre. Et le gamin court, ne perd pas une seconde, même si son souffle devient de plus en plus saccadé. Son abdomen le fait souffrir, il halète avec frénésie, la sueur et le sang trempent ses vêtements déjà maculés de terre. Complètement en nage, il poursuit sa course jusqu’au seuil de la maison familiale. Par la fenêtre, il voit sa mère, le combiné du téléphone à l’oreille, horrifiée.

« Il y a des choses qui ne s’expliquent pas », se dit-il.

Il se met alors à pleurer, à chialer comme une nénette, en hoquetant : « Je te trouve si jolie… Je te regardais et je me disais que tes cheveux avaient la même teinte que le miel… Tu me plais…Je t’invite ce soir  ». Puis, il s’assoit sur le palier, désolé mais résolu, et il attend la suite des choses dans son corps trop long pour lui. Mais le temps passe si lentement quand on devient un homme, un vrai, qu’il en perd la notion, et s’étend, à jamais endormi devant la porte.

Notice biographique

Native du Saguenay, Sandra F. Brassard enseigne la littérature québécoise au Cégep de Chicoutimi. Parallèlement, elle travaille comme adjointe à l’animation au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et comme pigiste au journal Voir Saguenay-Alma. Elle termine actuellement la rédaction d’un mémoire de maîtrise à l’UQAC sur l’intertextualité biblique dans l’œuvre de Sylvain Trudel sous la direction de François Ouellet.



Le bourreau des cœurs, par Sandra Brassard…

20 avril 2016

(Une nouvelle inédite de Sandra F. Brassard.)

Le bourreau des cœurs

chat qui louche maykan alain gagnon francophonie

Sandra F. Brassard

Les hommes étaient tous assis ensemble, les fesses appuyées sur de vieilles caisses de lait aux couleurs criardes, et ils contemplaient la tombée du jour sur les champs. Postés devant la vieille grange, juste sur la bute qui surplombe la route principale, certains fumaient tandis que d’autres mastiquaient un sandwich aux croûtes récalcitrantes. Peu d’entre eux parlaient, c’était comme cela entre gars. Entre deux gorgées de bière froide – comme en témoignait la condensation sur les bouteilles – ils se lançaient parfois des blagues douteuses qui racontaient des histoires de filles chaudes qui se frottent et qui aiment ça, comprends-tu, avec des grosses boules qui en veulent plein le visage, comprends-tu… et ça s’arrêtait après, dans un silence tout de même apprécié. Car après, qu’aurait-on pu dire de plus ? Et on se désaltérait si bien sans s’embarrasser des mots qui vont tellement mieux aux bouches des femmes. Rouge à lèvres et dents immaculées disent avec tellement plus d’habileté les tourments de ce monde injuste – l’argent qui manque, les enfants et le ménage en trop, les seins qui tombent et le mauvais sort qui les fait toutes grossir (mais pas les chips, le chocolat, le coca-cola) – et elles performent admirablement sous le mode accusatoire : « Tu ne m’écoutes jamais, tu ne comprends pas, tu ne peux pas savoir, pourquoi tu ne réponds pas ? ».

Ils prenaient enfin la pause qu’ils attendaient après ces nombreuses heures de travail passées à suer et contracter leurs muscles pourtant devenus vigoureux. Ce n’est pas qu’ils se plaignaient de ce qu’on leur demandait d’accomplir, mais ils profitaient du moment, confortables entre eux, dans la fraternité d’un labeur intense communément accompli. Surtout, ils savaient la valeur de ces minutes où personne ne leur posait ces questions si dérangeantes : « À quoi penses-tu ? Me trouves-tu belle ? Quand tu étais jeune, à quoi rêvais-tu ? ». Ici, dans la paix des hommes, avec les mains criblées de cicatrices et la barbe drue sur les joues, ils pouvaient respirer, arrêter de se sentir traquer, vivre même, se laisser aller sans compte à rendre, sans la menace de paraître inopportuns ou grossiers. Ils étaient des mâles virils, qui pissaient debout, et plus loin que les autres en plus, avec un engin beaucoup plus puissant, sauf peut-être le petit nouveau. À seize ans, on peut comprendre ça. Le vieux Firmin, en le regardant se soulager un jour, a commenté l’épisode d’un air entendu : « Hummm…moins gros parce que moins de pratique, ça viendra… ». Et c’était plausible, l’expérience fait toute la différence sur la grosseur, paraît-il, et il le sait, lui, qui, souvenez-vous, en a fait une dizaine de marmots, sans compter ses compétences en vaches, cochons et chèvres.

Chacun se regardait donc les pieds avec bonheur, n’ouvrant la bouche que pour roter et bailler selon l’usage, lorsqu’ils virent, de loin mais pas tant que ça, une jeune dame s’avancer vers eux. Pas une laide, mais une belle fille, qui balance les hanches et tout. Et là de dire qui la baiserait mieux que les autres. « Moi ! » « Moi ! » « Non, c’est moi qu’elle veut. » « Je te parie qu’elle me saute dessus, et qu’elle me suce. » « Une cochonne, je te dis ! » « Ouais, elle préfèrerait la mienne, parce qu’un petit bout de saucisse mou comme le tien… » « Et toi, Réjean, le jeune, t’en as jamais touché à une comme celle-là, non ? » « Pourquoi tu dis rien ? T’as peur, hein ? » « T’es peut-être pas attiré par les petites poules mais par les coqs ? » « Heh, les gars, Réjean aime qu’on lui mette la queue dans le cul ! » Alors, c’est le fou rire général. Même Réjean rit, il la trouve bien bonne celle-là, quand même, les coqs, ils les égorgent à grands coups de hache, rien d’autre : « Amenez-en de la poule, le poulailler au complet », réplique-t-il en jouant les renards gourmands. Mais les autres le regardent en pouffant, ils pensent qu’il fait l’habitué, mais qu’il n’assure pas. « Ouais, ouais Réjean, c’est ça ! » « Tu pourrais me donner un cours. » Et ils se moquent encore, encore.

Lorsque la fille les rejoint, celle du patron d’ailleurs, Réjean a décidé de leur montrer qu’il besogne mieux que ces vieux galeux. Avant qu’elle ne chat qui louche maykan alain gagnon francophoniesoit tout à fait à leur hauteur, il se lève, la devance, et lui dit : « …hummm…ah ouais…eeeeeeeeeee… ». La pauvre fille ne sait pas trop quoi répondre : « Bonjour ! Puis-je faire quelque chose pour toi ? Te sens-tu bien ? As-tu besoin d’aide ? ». Tous les copains s’esclaffent, Robin se plie même en deux, se dégoutte dans la culotte. Sans attendre, Réjean repart à l’assaut : « …c’est que…pas mal…eeeeeeeeeee…je veux que tu… ». Visiblement mal à l’aise, la pauvre demoiselle lui sourit avec pitié, et convaincue d’avoir affaire à fou furieux, rejoint rapidement le groupe auquel elle transmet les consignes pour la prochaine semaine. Mais Réjean ne peut pas se laisser faire. Décidé, il s’avance encore une fois vers elle, et il la saisit par la croupe, fermement, et ajoute : « …jolie…tu voudrais…avec moi… ».

Cauchemar, elle se met à hurler : « Maudit violeur ! Aidez-moi, ôtez-le de là, il me fait mal ! ». Mais il continue, il ne s’agit que d’un sale moment à passer, puis elle se calmera :             « Laissez faire, les gars, elle aime ça, elle se trémousse, elle voulait ça depuis le début ! ». Seulement, les autres hommes ne sont plus de son avis, et se jettent sur lui : « Tu vas en manger une sacrement, mon gars ! Une hostie de volée, je te dis ! ». Réjean se laisse faire. Maintenu au sol solidement, il ferme les yeux, et il sourit. La fille tremble, et laisse entendre une plainte. Il préfère le contact des poings massifs à son regard égaré. Plus ils le cognent, plus son visage se détend, et plus ils se déchaînent sur sa personne. « Ah ! le monstre ! l’abominable ! » Bang ! « Il faut l’enfermer, appeler la police ! » Bang ! « Allez chercher le fusil. » Bang !

Mais Réjean, mû par une force insoupçonnée, se lève et se sauve. On essaie de le rattraper, mais il galope avec fureur, comme s’il était possédé. Il descend la côte, et se dirige vers sa maison dont le toit se détache sur l’horizon. « On va le rattraper, le petit christ, t’inquiète pas, ma fille », disent les hommes, un bras protecteur autour des épaules de la jeune femme qui pleure doucement. « Viens que je te serre là, petit cœur », ajoute un autre. Et le gamin court, ne perd pas une seconde, même si son souffle devient de plus en plus saccadé. Son abdomen le fait souffrir, il halète avec frénésie, la sueur et le sang trempent ses vêtements déjà maculés de terre. Complètement en nage, il poursuit sa course jusqu’au seuil de la maison familiale. Par la fenêtre, il voit sa mère, le combiné du téléphone à l’oreille, horrifiée.

« Il y a des choses qui ne s’expliquent pas », se dit-il.

Il se met alors à pleurer, à chialer comme une nénette, en hoquetant : « Je te trouve si jolie… Je te regardais et je me disais que tes cheveux avaient la même teinte que le miel… Tu me plais…Je t’invite ce soir  ». Puis, il s’assoit sur le palier, désolé mais résolu, et il attend la suite des choses dans son corps trop long pour lui. Mais le temps passe si lentement quand on devient un homme, un vrai, qu’il en perd la notion, et s’étend, à jamais endormi devant la porte.

Notice biographique

Native du Saguenay, Sandra F. Brassard enseigne la littérature québécoise au Cégep de Chicoutimi. Parallèlement, elle travaille comme adjointe à l’animation au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et comme pigiste au journal Voir Saguenay-Alma. Elle termine actuellement la rédaction d’un mémoire de maîtrise à l’UQAC sur l’intertextualité biblique dans l’œuvre de Sylvain Trudel sous la direction de François Ouellet.



Rétro : Une nouvelle de Sandra F. Brassard…

25 août 2013

Sororité

L’ennui se manifeste souvent lorsque l’objet du désir s’est dérobé, nous a glissé des doigts. Avant d’avoir constaté que quelqu’un nous manque, qu’il nous pousse dans les replis du désir par son absence, rien ne se passe. Quand ce qui est désiré est à notre portée, il n’y a pas d’histoire. Celles qui commencent vraiment naissent du vide à combler, soudain dérangeant, obsédant, aliénant. Pour qu’il y ait mouvement, même infime, il faut qu’il y ait une motivation, une souffrance à apaiser. La perte attise les instincts de survie, pousse à agir, éveille le rêveur alangui.

Hier, la voisine est venue se confier, m’apporter le récit d’amours échappées, fracassées. Peut-être était-ce la carence affective qui la guidait vers ma porte, le matin très tôt après le départ de ses enfants pour l’école. Aussi surprenante que pût être cette intrusion, alors que nous n’avions échangé que de pâles sourires d’un côté à l’autre de la rue, il y avait dans le bruit décidé de ses poings sur la porte une détermination certaine. Elle avait besoin de l’asile de mon oreille : la nécessité d’obtenir une écoute attentive et sororale s’entendait dans l’énergie désespérée de ses coups redoublés.

Mais, peu importe la détresse qu’elle put ressentir, la vie ne fait de cadeaux à personne, et j’avais moi-même  un tas de soucis, d’urgences non résolues, d’obligations   qui m’attendaient, indissociables de mes semaines surchargées. Malgré toute ma charité et mon empathie, elle serait mieux tombée sur une bête enragée que sur moi à ce moment-là. Je ne me plains pas pour ne pas alourdir mes relations avec les autres. Je n’avais aucune raison de m’attendrir sur le sort d’une étrangère (ou presque). À chacun son fardeau.

Cependant, je me suis dit qu’il fallait bien ouvrir, au moins faire preuve de politesse. C’était le minimum. J’ai donc fait entrer l’agneau dans ma tanière de loup. Elle s’est mise à pleurnicher aussitôt qu’elle s’est départie de sa veste. Désagréable !  Elle bêlait à en perdre haleine. Et là, bien entendu, j’ai eu droit au chapitre des explications. Madame souffrait parce qu’elle avait largué son amant. Rien que ça ! Elle chialait parce qu’elle avait mis un terme à des visites mensuelles avec un type qui l’amenait dans un motel du bas de la ville pour la baiser alors que le mari et la marmaille la croyaient occupée à quelques bonnes œuvres. Elle se sentait trop coupable pour continuer. Elle avait hésité, réfléchi au mal qu’elle faisait à tous, gna, gna, gna… Ça, elle l’a répété au moins dix fois (je ne suis pas encore sourde, pas encore).

Ce n’est pas que je sois insensible. Une peine d’amour, bien que tordue et d’un goût discutable, se charge de mettre le cœur en bouillie des plus endurcis. Ça fait mal, je suis bien d’accord. Mais, qu’est-ce que je pouvais bien répondre à sa douleur, moi ? Que pouvais-je proposer comme réconfort à « son parfum que je ne sentirai plus, à la sensation de ses mains sur mes hanches » ? Malaise. Et puis, elle était bien chanceuse d’avoir connu ça, les petites escapades coquines. Moi, je me tape le boulot, les marmots, le dodo en solo parce que le bonhomme s’est encore endormi sur le sofa. Je ne suis pas jalouse, non, mais il ne faut pas pleurer qu’on a trop mangé devant une affamée qui jeûne depuis des lustres.

Donc, pour abréger ce drame, j’ai plongé la lame acérée de ma vérité dans la chair tendre de son malheur.

— Tu ne l’aimes pas. Il ne t’aime pas. Et cherche bien longtemps avant de dire le contraire. Tu ne serais pas là à brailler dans ma cuisine si tu l’avais aimé vraiment, tu serais avec lui. Aie le courage de tes sentiments, bondance !

Donc, vlan dans les dents, je l’ai remise à sa place. Le coup a porté assez efficacement puisqu’elle s’est rhabillée en me remerciant avec froideur froidement. Elle a claqué la porte. Je crois que ma médecine ne lui a pas plu. On ne peut pas tout avoir dans la vie, elle aurait dû se faire une raison dès le départ.

Bien que débarrassée du problème de la voisine, j’éprouve une certaine peine pour elle. Cela ne doit pas être facile d’avoir été obligée de renoncer à cet homme qui lui apportait un brin de fantaisie. C’était comme une amourette d’été après un long hiver matrimonial. Peut-être était-elle sincère, après tout, et incapable de délaisser sa famille pour se risquer dans d’autres draps, d’autres casseroles, d’autres paiements hypothécaires. Je comprends, dans le fond, sa soif d’évasion. En même temps, un deuil comme le sien change le mal de place. Ça l’occupe. Elle peut délaisser les pépins du quotidien pour assister à son drame intérieur.

Bah… Si j’avais eu une sœur, je n’aurais pas agi autrement. Deux ou trois bons commentaires tirés du gros bon sens, ça fait le travail. C’est comme arracher une dent pourrie : c’est rude, mais efficace. J’irai lui porter une tarte au sucre à la fin de la semaine. Après l’avoir mangée et pris un long bain de mousse, ça ira mieux.

Pour moi, du moins, ça fonctionne à tous les coups.

Notice biographique

Native du Saguenay, Sandra F. Brassard enseigne la littérature québécoise au Cégep de Chicoutimi. Parallèlement, elle travaille comme adjointe à l’animation au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et comme pigiste au journal Voir Saguenay-Alma. Elle termine actuellement la rédaction d’un mémoire de maîtrise à l’UQAC sur l’intertextualité biblique dans l’œuvre de Sylvain Trudel sous la direction de François Ouellet.