Rétro : Billet de Milan, par Clémence Tombereau…

Guerre

Des corps au sol. Des pantins dont le maître a pris la fuite, sans prévenir. Sur les visages, encore fraîche, une expression de douleur ou d’étonnement. Leur jeunesse, chat qui louche maykan alain gagnon francophoniefacétieuse, se plait à dessiner la vie sur leurs traits morts. Leur bouche est un soupir béant dans le vide. Ils ne sont plus. Ils avaient cru.

On ne leur avait pas donné le choix – ils ne l’auraient pas pris. Leur âme juvénile croyait tous les bobards qui parlent de nobles causes. Dans leur cerveau une idée pieuse avait planté ses bases : mourir pour la patrie était un privilège. Même au cœur du combat leur joie jamais ne cillait, seulement souillée, çà et là, de quelque incompréhension, quelques questions sans suite. On n’est pas sérieux quand on a… On se croit immortel quand on a… Jusqu’à ce qu’une mitraillette, passionnée par leur cœur, vienne les rendre sérieux. Mortels.
Ils y croyaient. Et leurs yeux dans le vide laissent couler l’espoir. Et leurs traits crispés esquissent quelque chose qui plait à l’ennemi.

Ils n’ont pas crié. Leur cri résonnait dedans. Dans leur poitrine. Leur cri s’écorchait aux parois de leur corps, mais ne sortit jamais. Mourir sans crier gare. La patrie va bien.

La conférence de Carlton

Il est là. Fier. Gonflé de sa seule présence. Une aura de suffisance plane sur sa silhouette. Content de sa petite personne, il se plante derrière le micro et, de ses yeux grossis par ses épaisses lunettes, il honore l’assemblée d’un regard satisfait. Il s’éclaircit la voix et commence, non sans s’être passé la main dans la pauvre mèche grise qui lui tient lieu de chevelure. Un son sans âme, qui tinte comme du métal, émerge de cette bouche si fine qu’elle n’existe que par la parole.

Carlton remercie. Carlton annonce le plan de sa conférence. Carlton glose, s’épanche avec un certain talent sur les nuances phénoménales de la Langue Absolue. Il souligne l’aspect inédit de Son évolution actuelle, évolution qui se résume à la suppression pure et simple de la ponctuation. Sa voix martèle les mots d’une nouvelle divinité :
chat qui louche maykan alain gagnon francophonie« Les points ne servent à rien. Ils coupent, ralentissent les phrases, alors que nous vivons à l’ère de la vitesse. Certes, oralement nous marquons des pauses, mais pourquoi s’acharner à les rendre lorsque nous écrivons ? Le lecteur, l’homme, n’est-il pas suffisamment intelligent pour placer de lui-même les points et autres détestables fioritures là où ils se doivent d’être ? Notre société aboutie a réussi à réévaluer l’homme, à l’estimer à sa juste valeur, À LUI FAIRE CONFIANCE. Les points ne sont que les coutures sur l’envers d’un vêtement : les rendre visibles ne sert à rien, sinon à rabaisser l’homme à l’état d’assisté, handicapé qui aurait besoin de repères pour comprendre. L’homme, aujourd’hui, frôle l’omniscience, aussi la ponctuation n’a qu’à demeurer dans l’oralité : c’est encore là qu’elle se porte le mieux ! Ceci est une révolution. Alors que depuis la nuit des temps l’homme a ponctué l’écrit, nous voulons bouleverser cet ordre un peu lourd des choses. Et cela est bon. Après avoir enterré les lettres immondes pour les remplacer par des chiffres lumineux, nous nous débarrasserons enfin des dernières scories des langues anciennes. Je sais au fond de moi que la langue atteindra son apogée : elle n’existera plus ! L’être humain communiquera uniquement par la pensée et ce sera un paradis retrouvé. Et nous nous devons aussi de… Pardon madame ? Non, les questions ne sont autorisées qu’à la fin de la conférence ! Je vous prie de ne plus me couper dans mon discours, vous n’êtes pas un point ! AH ! AH ! AH ! (Les jeunes rient.) Malgré votre grand âge, vous manquez peut-être d’éducation. Que disais-je ? Ah, la disparition, l’apogée de la langue… La sonorité des chiffres est encore belle, car assez neuve. Un jour prochain l’homme se lassera de ces sons, comme il se lasse de tout. Pour l’heure je peux affirmer que nous nous trouvons au commencement d’un processus que notre entendement a encore du mal à saisir…

Notice biographique

chat qui louche maykan alain gagnon francophonieClémence Tombereau est née  à Nîmes en 1978. Après des études de lettres classiques, elle a enseigné le français en lycée pendantchat qui louche maykan alain gagnon francophonie cinq ans.  Elle vit actuellement à Milan, en Italie.  Finaliste du prix Hemingway en 2005, lauréate cette année du concours littéraire organisé par le blogue Vivre à Porto, elle a contribué à la revue littéraire Rouge-déclic (numéro2) et elle nourrit régulièrement un blogue que vous que vous auriez intérêt à visiter :http://clemencedumper.blogspot.com/  (Clémence Tombereau vient de publier aux Éditions du Chat Qui Louche Fragments, un recueil de billets que vous pouvez vous procurer en version numérique pour un prix plus que modique à l’adresse suivante :http://www.editionslechatquilouche.com/)

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