Le chant des cabanes… Une nouvelle d’Emmanuel M. Simard…

17 novembre 2014

(Il y a quelque temps, Emmanuel Simard présentait sur ce blogue Le trou de la corneille, texte qui s’était attiré des commentaires très favorables.  La nouvelle d’aujourd’hui offre les mêmes caractéristiques linguistiques et stylistiques : concision et torsion de la langue dite habituelle en littérature ;  une même vision du monde où cruauté et poésie brute des personnages et objets familiers se côtoient.  Lisons aujourd’hui celui qui sera un de nos principaux auteurs québécois dans cinq à dix ans. AG)

Le chant des cabanes…

Une boue glaireuse roule au rythme des roues qui tournent. Retombe sur le sol. Et propulsée à nouveau derrière les roues du tracteur ravageant le terrain avachi. Son chauffeur arbore une veste de laine grise. Casquette de marin noire. Et expulse la fumée de sa cigarette avec autant de force qu’un coup de grisou.

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Emmanuel M. Simard

Le tracteur fait marche arrière. Pepiche fait signe à l’homme de reculer encore. Chaque pression sur la pédale d’accélération produit un nuage fumeux, noir charbon. Trois touffes noires dans le ciel.

Encore deux pieds Romuald…

M’as-tu n’avoir assez pour la piner?

Oui, oui.

Romuald coupe le moteur. Descend. Un faible crachin se met à tomber.

As-tu eu des nouvelles de la police?

Non.

Criss regarde ça. Le mur est tout brûlé. Un beau clapoard  que j’ai changé l’année passée. Ciboire. Mes fenêtres sont toutes cassées.

Le vieil homme se rend à l’arrière du tracteur. Branche des fils. Rouge sur rouge. Jaune sur jaune. Vert sur vert.

Un chien en course. Pepiche le siffle. La bête se coltine dans ses jambes. La queue en fouet. La langue bien pendante. Pepiche caresse sa tête. Gratte le derrière de ses oreilles pointées.

Les p’tits criss. Tu penses-tu faire quelque chose. Mettre des caméras une clôture électrifiée, je sais pas.

Je voudrais ben mais l’argent manque.

Il suce sa cigarette de quelques bouffées furieuses. Il la pichenette au loin.

Bon tu m’aides-tu…

Pepiche tire des gants de travail des poches arrière de son jean. Les enfile. Chacun de leur côté, ils soulèvent le crochet d’attelage. Le déposent sur la boule crevée de rouille du tracteur. L’homme verrouille finalement le loquet avec un cadenas.

Pepiche retire ses gants. Romuald secoue ses mains sur sa veste grise. Replace sur sa couronne de cheveux blancs sa casquette de marin. Il escalade le tracteur. Démarre. L’engin pète de fulmination. Houille tassée. S’élevant dans un ciel abrité de nuages lourds d’eau.

Sti de temps de cul pareil? Deux semaines qui mouillent, criss. Y pourrait pas nous lâcher un peu.

La pluie c’est plus facile à ramasser que la neige en tout cas.

De la stie de neige. Parle-moi-z-en pas. J’en ai assez ramassé de la neige l’année passée. Maudit viarge.

Pepiche se contente de répondre d’un gloussement quasi inaudible.

Ouais. Bon… M’en vas. Faut que je redonne le tracteur à mon neveu après-midi. Faut pas je traîne. M’vas appeler quand j’aurai reçu la paperasse de l’assurance.

Les roues croquent le sol. Défigure la glèbe. Les jantes renvoient une diarrhée brune derrière la machine qui s’éloigne avec la cabane. Pepiche allume une cigarette. Joint le cortège bruyant qui dévale la pente avec derrière lui le chien.

*

Pepiche boit une gorgée de café. Le Cheminaud à l’intérieur voile son estomac bourré. Pour faire disparaître la sensation il aspire un filet de tabac de la cigarette qu’il vient d’allumer.

Il étudie l’état des fenêtres.

L’état du bois.

L’état de la truie.

Tuyauterie.

Réservoir.

Plancher.

Le chien renifle les alentours de la cabane. Pepiche lui tapote la tête. Un peu de cendre tombe sur le chien.

Pepiche se retourne. Regarde une photo pendue au mur.

Sa femme il y a bien des années. Battant le record du plus long esturgeon pêché dans la Baie. La fierté trouve route sur le visage lisse et rougi par le froid. Cintré d’un anorak beige avec l’esturgeon à ses côtés.

Énorme de cinq pieds sept pouces.

Cloué par la queue à sa main délicate mais puissante.

Pepiche juge le portrait attentivement. Le coin gauche de ses lèvres s’élève en sourire.

En retrait un jeune chien pointant le museau vers la prise.

Pepiche attrape le chien par son collier.

R’garde mon homme… c’est toi sur la photo…

Il lui tapote le crâne.

Il s’arrose le gosier de sa boisson brûlante. Embrume ses poumons d’une touche de sa cigarette. Sur la table embrouillée il inscrit sur une affichette les mots : À Vendre.

Pepiche regarde son travail. Écrase sa cigarette par terre. Il décroche la photo du mur. L’enfonce dans sa canadienne crottée d’huile à moteur.

*

Le chien est là. Couché à l’entrée du terrain. Pepiche grattouille ses oreilles. Il remonte l’allée avec lui.

Le chien retourne à sa niche.

Pepiche introduit son corps chancelant dans le salon encombré d’ombres. Des branches d’arbres rigolent à la fenêtre. Le vent pleure dans les fissures.

Une tempête enrobe tout.

Il dépose la photo sur la table. Il s’installe devant le téléviseur. Il tète une bière.

*

Les premiers rayons du soleil asperge de sa lumière tamisée mais puissante les berges attaquées d’une mince couche de glace.

Le ciel se baigne d’éclats orange et mauves frappant la route sinueuse tout en bas. Il tient à peine debout. Raclé par les violentes quintes du vent. Il entre dans la cabane.

Pepiche attrape dans sa boîte une épaisse bille de plomb. Dentée d’une vingtaine d’hameçons en son tour.

Pepiche attache le voleur au bout de sa ligne pourvue de douze hameçons. Espacés de quelques centimètres. Sur chaque crochet Pepiche pique un morceau de cœur de bœuf. Sur ses genoux. Talons aux fesses. Il plonge la ligne à l’intérieur d’un trou. Dans l’eau froide pourtourrée de glace bleue. Il débloque son moulinet. Détend la ligne jusqu’au fond. Il sent le leste dans son poignet. Il mouline un demi-mètre. Dépose sa canne sur un immense sceau contenant autrefois de la mayonnaise. Ses yeux fatigués de rafales scintillent sur le dernier œillet de sa canne à pêche. Il attend le frétillement. Signe d’une prise.

Plus tard il donne un coup.

Remonte cinq éperlans. L’un est complètement éventré. Pepiche le jette au chien tapi contre la truie.

Il le renifle.

Le lèche.

Pepiche libère les autres du métal.

Les lance dans le sceau.

Il nourrit encore ses hameçons. Abandonne sa ligne dans les noirceurs sous-marines d’où remontent des éclats de souvenirs. D’une femme qui claque la porte de la maison. De deux jeunes filles qui la suivent.

Pepiche mouline. Voit sa ligne léchée de givre.

*

Entre un homme large et pansu. Suivi d’une jeune fille. Pepiche lui serre la main. L’homme fait un tour complet sur lui-même. Étudiant chaque recoin de la cabane. La jeune fille joue dans ses tifs roux jetant des coups d’œil au chien.

Maudite belle cabane… combien tu disais ?

300 piasses… en plus… tu serais sur un beau spot…

Il pointe les sceaux presque pleins au rebord.

Fait même pas deux heures que je suis là…

L’homme rit.

Pourquoi t’a vends au juste ?

Pepiche hausse les épaules.

Changer d’air… je me suis construit un petit abri en bâche de plastique… ça devrait me suffire…

L’homme s’approche de la truie pour en prendre état.

Le chien grogne.

Jappe.

Ernest ! Couché !

L’homme sursaute.

Il est rendu vieux… il se comprend pus…

La petite balance ses pieds dans le vide. L’homme s’en approche et lui caresse la tête.

J’ai ben envie de te l’acheter… ma cabane tombe en ruine… plus rien à faire… je vais revenir te payer… ça marche?

Pepiche hoche la tête. Tend la main.

*

Les deux hommes sont grisés. Somnolent. Les bras vautrés sur leur ventre gonflé. La bouteille de Cheminaud est vide. Elle roule par terre. Effrayant le chien. Qui se soulève du plancher et se faufile à l’extérieur. Dehors la jeune fille figée observe le chien venir à elle.

*

Pepiche scrute le sol. Des traces de pas rageurs.

Celles du chien.

Et les siennes. Étroites et courtes.

Sur la neige cafouillée une lisière de sang.

Une touffe de cheveux roux.

De son pied il recouvre de neige cette cicatrice. Ouverte en plein ciel d’hiver.

*

Il descend l’escalier. Une arme pend le long de son bras mince et droit. Dans sa main tavelée de veines sommeille un calibre douze. Le canon est éraflé et moucheté de taches de rouille disparates. De petites rivières blanches parcourent la crosse de bois foncé. Dans l’autre main une cartouche verte.

Les marches qu’ils foulent sont recouvertes d’un tapis compact de couleur bourgogne. Ses bottes écrasent ce tapis dans un rythme lent, solennel, qui résonne partout dans la petite maison.

Il ouvre la porte.

Sort.

Il marche un moment dans une boue visqueuse. Il a un œil pour ce tracteur vert ravagé par l’usure. Pour cette grange délabrée. Ce silo à grain presque vide. La neige caressant toujours les champs. Il fixe aussi l’ourlet de son pantalon et un peu plus loin devant lui.

Il ne regarde plus le ciel.

Il en a que pour les petits cailloux.

Les flaques d’eau sale.

La boue.

Au loin les aboiements du chien se mêlent  aux sifflements du vent. Il avance. Casse l’arme. Insère une douille dans le canon. Un sourd cliquetis métallique s’ajoute autour des rafales lorsqu’il referme l’arme d’un vif mouvement.

Cent mètres plus loin. À l’orée des bois se trouve le chien. Attaché à un squelette d’arbre. Il gueule d’angoisse. Ses côtes sont bien saillantes. Ponctuées de trous sans pelage. Des coulisses de sang séché parcourent son cou jusqu’à la blancheur autrefois immaculée de son poitrail. Là où la corde frotte. Il avance. Le chien couine. Se débat autour de l’arbre. S’enroule dans sa corde. Il avance encore.

S’arrête.

Lève l’arme. Enfonce la crosse dans le creux de son épaule. Il met la bête en joue. Ferme les paupières sur ses yeux vitreux.

Tandis que l’écho de la balle perce son oreille le chien s’effondre sur la terre sale. Un bouillon de sang pisse de la jugulaire. Les nerfs du chien tressautent. Violemment. Il s’approche plus près de l’animal. À deux mètres. Il le regarde mourir. Il baisse l’arme.

Il regarde la bête ouverte. La cage thoracique explosée. La langue qui pend entre la mâchoire clouée de dents jaunâtres. Il dépose son arme. Pose une main sur le dos scarifié de l’animal. Il sent son dernier souffle dans sa paume moite. Il pousse sa langue, referme sa mâchoire.

Et il donne l’animal à la forêt où d’autres bêtes viendront s’en occuper.

Il ramasse son arme.

Il retourne chez lui.

Originaire de La Baie, Emmanuel M. Simard détient un diplôme en art interdisciplinaire de l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a écrit et réalisé une dizaine de courts métrages et a participé à divers festivals. Il tente aussi de se tailler une place dans le merveilleux monde de la télé. Il travaille à la publication de son premier roman. Dernièrement, il a publié de la poésie dans les revues Estuaire et Jet d’encre, et deux textes dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche.