L’Oreille Bar (suite : 2), une nouvelle d’Alain Gagnon…

(Suite…)

2.

J’ai connu Virginia grâce à Jean Chrétien et à Stéphane Dion.  Curieux truchements.
Sur la plage de l’Hôtel-Motel Baie Bleue, à Carleton-sur-Mer.  Je lisais un quotidien avec force grimaces.  « Vous vous sentez mal   ? » a demandéchat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec une voix de miel.  J’ai levé les yeux.  De l’autre côté de la table à pique-nique, une apparition.  Détachée du flot des vacanciers qui, à longueur de journée, sous le soleil de juillet, vont et viennent sur les sables, une Vénus, un Top Model, jaillie toute armée, toute dentée, des eaux saumâtres de la Baie-des-Chaleurs.  À mon rictus, elle avait cru à une attaque  – le cœur, vous savez.  « C’est le journal… »    Elle a pris un air entendu :  « Chrétien… ou Dion ? »   « Pas cette fois.  C’est ma région d’origine.  Ils ont trouvé une nouvelle raison de se chamailler : la création d’une onzième province.  Rien que ça !    Comme s’il n’y en avait pas déjà trop… » Mais elle était trop aguichante, la journée était trop belle.  Je n’avais aucune envie de me lancer dans de longues explications.  Aucune envie de lui expliquer : depuis cent cinquante ans, les gens de là-bas s’entre-déchirent à la grande liesse des pilleurs de trésors qui, pendant les échauffourées incestueuses, vident les forêts et les sous-sols, usent et abusent des rivières.  Mais cette femme était trop magnifique : je me suis rendu au bar de la piscine pour revenir avec un cinzano et un gin-tonic.
Nous avons bavardé tout l’après-midi.  Le soir, nous dînions à la salle à manger du même établissement, devant un coucher de soleil de carte postale.  « Le plus beau au monde », insistait la serveuse.  Tout autour de la péninsule gaspésienne et dans le Bas-Saint-Laurent, toute localité qui possède la moindre auberge à touristes vous annonce fièrement qu’on y admire le plus beau coucher de soleil de la planète et que des photographes des cinq continents s’amènent chaque année pour le prendre sur pellicule.  Ces vantardises n’empêchaient en rien ce soleil-là, ce soir-là, d’être féerique.   Et la nuit, plus encore ; veloutée qu’elle était comme ce potage à la crème et ce vin rouge dont le satiné n’avait rien à envier aux petites culottes de Toutatis.  Nous en abusions.  Les yeux de Virginia éblouissaient comme ces phares sur la Côte sud de la Baie.  Moi, chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québecd’ordinaire taciturne, je parlais d’abondance.  Et ce n’était pas que le vin ; les sourires de Virginia m’ouvraient des recoins de moi-même que je ne me connaissais pas.  J’étais disert sans nécessité de mensonges  – ce qui est plutôt rare.  Elle comblait les vides de la conversation.  Son léger accent m’intriguait.  J’en appris la source : née sur les rives de l’Adriatique, près de Fiume.  Puis études à Paris, enseignement du français langue seconde dans une université du Middle West, enseignement de la littérature italienne à Vancouver et, depuis six mois, professeure régulière  à l’UQÀM.  Elle me dit : « Vous, vous avez tout à fait l’air désolé et le discours hésitant d’un écrivain. »  Je lui ai fait une réponse de Normand.  En fait, j’ai tout d’un écrivant au sens que la suffisante, monopolistique et très subtile Union des écrivains québécois l’entend : un de mes classeurs déborde de manuscrits que je n’ai jamais osé envoyer à un éditeur ; mais je ne suis pas écrivain.  Quoique mon métier me place à un jet de pierre de l’écriture : traducteur et réviseur technique.  Ça paie plutôt bien.  À condition d’être au bon endroit au bon moment.  C’était la raison qui me faisait habiter Québec à l’époque.  Les poires politicardes y abondent.  Les hauts fonctionnaires et les politiciens ont une telle peur de passer pour ignorants qu’ils ne discutent pas vos travaux, surtout si vous savez les remettre avec une certaine assurance…    « Tradire, trahire… », répètera-t-elle.  Et elle riait.  Et, chaque fois qu’elle riait, le collier à dents d’ours, qu’elle avait dû acheter chez les Micmacs de Pointe-à-la-Croix, sursautait sur sa poitrine où mes yeux s’attardaient.
Je la reconduisais jusqu’à son motel, devant la piscine.  La nuit était chaude.  À sa cime obscure, les engoulevents criaient et soupaient goulûment d’insectes.  Elle entrouvrit sa porte.  L’intérieur en était rouge sang, comme dans Le songe de la chambre rouge, le classique chinois de Cao Xuequin.  Elle a posé un baiser sur ma joue ; je lui ai fait un baisemain   – en véritable dadais, comme l’écrirait Jacques Ferron, ce divin docteur dont le portuna noir hante les chemins littéraires de Yamachiche, du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie.

J’ai rêvé d’elle.  Les romantiques ont des fixations premières sur les cheveux et les yeux ; les sensuels, sur les lèvres et la bouche ; les plus lestes, sur les seins et les fesses…  Moi, pour Virginia, c’était les dents.  Pas les dents d’ours de son collier qui cliquetaient contre ses mamelles à ses fous rires ; ses dents, à elle.  Bizarre.  Ses incisives et ses canines.  Elles n’ont pourtant rien d’anormal.  Une dentition tout ce qu’il y a de plus régulier.  Je me suis dit : un de ces jours, faudra que je m’allonge sur le divan d’un psychanalyste.  Puis, en songeant à Woody Allen et au nombre d’années qu’il s’y est étendu sans résultats apparents (au grand bonheur des cinéphiles !), je me suis ravisé.
À la mer, je me lève tôt.  Question de rentabilité, de retour sur l’investissement : si je dormais la moitié du jour, aussi bien dormir à moindres frais dans mon trois-pièces urbain.  À cette heure, la plage est encore libre de cette faune infâme qui, dès la fin de la matinée, la maculera de peaux distendues, de corps disgracieux.  À cette heure matinale, les motomarines sommeillent encore dans leur abri huileux.  Que la musique de la houle sur les galets et les cris des oiseaux de mer. De quoi vous réconcilier avec le monde et avec vous-même.
À Carleton, je prends à droite sur le boulevard Perron jusqu’à la rue du Quai.  Je passe devant une minuscule librairie qui m’a plusieurs foischat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, littérature, Québec étonné par la richesse de son fonds.  Quelques arpents sur une route asphaltée entre les foins de mer, dans les odeurs de sel et de goémon pourrissant, et j’atteins ce quai rouge où d’éternels pêcheurs trempent leur ligne.   Sur ma gauche, le resto-bar de la marina.  Tôt ouvert pour les marins et les excursionnistes.  Et un café à réveiller les députés en chambre.  Je le bois et sur la rade on s’affaire. Cliquetis des cordages contre les mâts sur les voiliers, cris des sternes qui plongent et crèvent la surface, touristes qui discutent avec le capitaine le tarif d’une randonnée en mer, bihoreau violacé qui d’un vol lourd se déplace d’une roche à l’autre du perré…  J’en étais à ces sensations sublimes lorsqu’un mouvement régulier attira mon regard.  Sur le chemin de gravier, en provenance de cette tour qui surplombe le sanctuaire de l’avifaune, Virginia joggait dans le soleil.  Grandes enjambées sur le gravier crissant.  Elle m’a reconnu.  Un signe de la main et elle a bifurqué vers la véranda où je paressais.  Odeur de musc de sa sueur.  « Vous êtes vraiment belle », j’ai déclaré spontanément.  « Pas ce matin ! »  Elle a ri, a retiré sa casquette et ses verres teintés pour ébouriffer ses cheveux.  Puis, dans le silence, nous avons observé le même paysage.  Un harle commun nous a offert tout un spectacle de plonge et de replonge.  De son bec en dents de scie, il pourchassait les alevins contre les parois ombrées du quai.  Mon corps était éloquent ce matin-là.  Après une vingtaine de minutes,  elle m’a demandé : « On rentre ? »  « Si vous cessez de courir, si vous marchez.  Je n’ai plus votre âge… »
Dans la chambre rouge, nous nous sommes douchés à deux.  Auparavant, elle s’était brossé les dents.
Deux semaines plus tard, dans la fourgonnette qui transportait mes minces bagages vers la métropole – traducteur, j’étais le plus transplantable… –,  je me répétais : la Belle et la Bête ; la jeune dame et le barbon…

(À suivre…)

4 Responses to L’Oreille Bar (suite : 2), une nouvelle d’Alain Gagnon…

  1. Dominique B. dit :

    eh bien, il s’en passe de belles!

    Hélas, je ne pourrai pas lire la suite et fin. Je ferme mon ordinateur ce soir jusqu’à mardi matin.

    Si vous en avez le temps et l’envie, pensez à son Altesse !

    Dominique

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  2. Jean-Marc Ouellet dit :

    Preuve que la politique mène à de charmantes rencontres. J’ai hâte de savoir si le retour à la métropole s’est fait en solitaire…

    Bonne journée.

    Jean-Marc O.

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